Paris Bobo s'éveille
(Journal du front de convergence des luttes)
Par notre envoyé spécial sur le front.
« Envoyez le Paris qui bouge ! ». Tel était l’intitulé en grosses lettres d’une affiche placardée dans le métro au début de ce mois par les soins du service de communication de l’hôtel de ville. L’affiche invitait les Parisiens (et les banlieusards) à photographier les lieux les plus animés et attractifs de la capitale susceptibles de témoigner de sa vitalité et de sa créativité. Chacun devait envoyer les photos sur le site municipal conçu à cet effet à l’aide de l’application instagram en espérant que l’une d’elle serait retenue parmi celles qui devaient être exposées au public. Cela tombait bien : le voyage au bout de la nuit « citoyenne » venait de débuter à Paris.
En effet, La Place de la République occupée par les milliers de dormeurs debout qui rêvent éveillés d’un « monde meilleur » ne pouvait manquer d’attirer l’attention de nombreux photographes amateurs, à commencer par les occupants eux-mêmes dont beaucoup, lorsqu’ils ne discutent pas ou n’écoutent pas les autres discuter ou quelque orateur autorisé, passent une partie de leur temps à se tirer des selfies. La maire de Paris elle-même pourrait d’ailleurs figurer sur la photo. Lors d’une « nuit des débats » organisée au cours de celle du 2 au 3 avril par son équipe de « communicants » dans différents cafés de Paris pour faire écho et faire pièce à la fois à Nuit debout, Anne Hidalgo n’avait-elle pas promis de jouer les prolongations en se mêlant à la foule réunie place de la République ? Il est vrai que cette promesse, dont on attend encore la réalisation, avait été obtenue sous la pression de nuit-deboutistes en colère — la reconduction non stop de leurs festivités « républicaines » ne leur avait pas encore été notifiée — venus perturber un dialogue mondain sur le « renouvellement de la démocratie » qu’elle avait entamée avec le patron moustachu de Médiatarte, Edwy Plenel, dans l’église Saint-Eustache, promue pour la circonstance haut lieu symbolique de cette « nuit des débats ».
Quoiqu’il en soit, après avoir déploré que cet espace public réaménagé qu’est la place de la République soit indûment « privatisé », Anne Hidalgo a non seulement prorogé, en accord avec la Préfecture de Police, le délai du séjour autorisé jusqu’à une date de plus en plus indéterminée, mais été jusqu’à rétorquer à des élus de droite qui avaient repris son argument initial pour demander que la place soit enfin définitivement évacuée, que ce « rassemblement statique à vocation culturelle »[sic], pour reprendre la terminologie officielle, était conforme au principes démocratiques de la liberté de réunion et d’expression. Ainsi donc, les réunions nocturnes en petits groupes ou en assemblées générales pour discuter en plein air des multiples facettes de l’« autre monde possible » à venir allaient pouvoir non seulement poursuivre leur cours, mais même faire des émules dans d’autres villes de France. À défaut de « révolution permanente », ne serait-elle que « citoyenne », tous ces jeunes gens soucieux de « refaire le monde » en paroles auraient au moins la possibilité de disposer d’un lieu public de discussion permanente.
Bien sûr, ce ne sont pas que des « bobos » qui se réunissent pour palabrer. D’abord parce que, de toute façon, « bobo » n’est pas un terme scientifique, comme le ressassent ceux et celles dont le profil et le discours correspondent pourtant en tous points à ce que ce surnom désigne en France1 mais qui le considèrent comme une insulte adressée à eux-mêmes. Ensuite, parce que, à entendre le démographe Emmanuel Todd, il faudrait faire entrer dans cette catégorie tous les « jeunes diplômés du supérieur », soit « 40% d’une tranche d’âge », appelés à former non plus une « minorité privilégiée », mais une « masse » promise à la déqualification et la prolétarisation2. Ce qui les attend, en effet, ce sont « les stages à répétition, les boulots pourris dans les bureaux, les sous-paies pour des surqualifications », équivalent de « la fermeture des usines, de la succession d’intérim pour les jeunes de milieu populaires ». Et E. Todd de conclure : « la baisse du niveau de vie, c’est pour toute une génération ». Certes, mais à voir et à écouter tant les adultes que les adolescents prolongés qui animent les nuits parisiennes Place de la République, il ne fait pas de toute que l’on a bien affaire, en majorité, sinon à des « bobos », réels ou virtuels s’agissant des plus jeunes, du moins à des néo-petits bourgeois radicalisés, précarisés ou non, pour qui le désir de changer la société voire, pour les plus audacieux, de société se limite la plupart du temps à vouloir « vivre autrement » dans un monde globalement inchangé. Bref, un changement dans la continuité en phase avec la reproduction des rapports de production capitalistes, à l’instar de celui dont avait accouché l’insurrection libérale-libertaire de mai 68. Cet idéal, généreusement qualifié d’« utopie » par les médias, dominants ou non, explique que dans les intarissables bavardages auxquels se livrent les nuit-deboutistes soient bannis comme anachroniques les vocables « socialisme », « communisme » et « révolution », sinon appliqué, concernant ce dernier, à des enjeux dérisoires, comme on l’a déjà signalé3.
C’est ce qui rend plutôt cocasse la conclusion d’Emmanuel Todd dans l’entretien déjà cité avec François Ruffin qui s’interrogeait sur l’avenir du mouvement. Tout en rappelant son positionnement « plutôt modéré, keynésien » en faveur d’« un capitalisme apprivoisé », il invitait son interlocuteur à se remémorer la leçon de Lénine : « Pas de révolution sans organisation ! » Or, c’était là oublier, si on laisse de côté certaines déclamations opportunistes et démagogiques sur le « renversement du monde des propriétaires », que, pas plus parmi les nuit-deboutistes, à quelques exceptions groupusculaires près, que parmi leurs porte-parole, il n’a jamais été question, durant ces conciliabules nocturnes, de révolution au sens léniniste et, d’une manière plus générale, marxiste voire anarchiste du terme. Car, qu’on l’admette ou non, le « capitalisme apprivoisé » cher à E. Todd est précisément l’horizon unique et ultime véritable du « Printemps français ». Ce qui n’empêche pas qu’il soit impératif de s’organiser. Mais on peut faire confiance aux partis, syndicats et associations épris de « citoyenneté » pour s’acquitter de cette tâche dans l’ordre et la tranquillité, et faire rentrer dans le rang ou en bannir les insoumis qui ne l’auraient pas encore compris.
En attendant, il fallait bien savoir comment on allait mettre un terme à une occupation qui risquait de s’enliser faute de débouchés concrets et d’irriter à la longue des activistes allergiques aux palabres sans fin ni finalité pratique, comme en témoigne la multiplication des « débordements » et « dérapages » qui ont animé les nuits récentes aux alentours de la Place de la République. Les imputer à des « provocateurs », militants d’extrême droite ou « baqueux » infiltrés, ne peut tenir lieu de réponse. Comme dit le proverbe, les meilleures choses ont une fin, et chacun s’accorde, du moins parmi l’avant-garde qui, « horizontalité » oblige, refuse de se considérer comme telle tout en jouant ce rôle, sur la nécessité de passer à l’étape suivante. « Le mouvement devient stagnant, déplore ainsi François Ruffin, On se regarde le nombril et on se concentre sur le fonctionnement interne. » Rester éveillés des nuits durant, est une chose, en effet. Se réveiller politiquement en est une autre.
Le 20 avril, la bande de Fakir remettait donc couvert à la Bourse du travail avec un meeting sur le thème : « Nuit debout, et après ? » Celui du meeting précédent, le 20 février, au même endroit, était, rappelons-le, « Comment leur faire peur ? ». De fait, on ne peut pas dire que les membres de la classe dominante se soient effrayés outre mesure des sorties nocturnes de leurs adversaires déclarés, qualificatif à prendre aux deux sens du terme. Mais peu importe. L’heure est venue maintenant de passer à une troisième phase du « plan de bataille », selon François Ruffin, le succès des précédentes n’étant toutefois mesuré qu’au nombre des spectateurs de Merci Patron ! (plus de 300 000 milles) pour la première phase, et des dormeurs debout (des dizaines de milliers) pour la seconde. Une bataille où l’ennemi reste en principe le même, « l’oligarchie », mais qu’il reste plus que jamais exclu d’affronter de manière autre que pacifique et encore moins de remplacer par on ne sait quel « pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
À en juger par les prestations successives, précédées de quelques morceaux exécutées par une fanfare pour chauffer la salle, il semble que Cirque Bouglione aurait été un lieu plus adapté pour les accueillir que la Bourse du travail. À tout seigneur tout honneur : c’est à Lord On que revint la charge d’entrer en piste pour ouvrir le bal des interventions après l’intermède musical. Justifiant le fait qu’une chaise et une table lui soient indispensables pour pérorer, il ne fit plus l'intellectuel de caisse à savon en disant qu'il ne le fait pas, pour se poser cette fois-là comme le « représentant du sous-courant de l’université assise », « le seul groupe », précisa t-il dont il revendique le porte-parolat[sic] ». Une revendication légitime si l’on considère la position non seulement physique mais intellectuelle et politique de la plupart des membres de cette corporation, mais qui pourra apparaître quelque peu outrée à ceux, minoritaires il est vrai, qui ne s’en sont jamais accommodés.
Comme à l’accoutumé, Freddy-le-rose enfonce ensuite des portes ouvertes par d’autres dès le début du mouvement en énonçant « quelques questions fondamentales : où allons-nous ? Que voulons-nous ? Que pouvons-nous ? ». Comme si on l’avait attendu pour se les poser ! Suit une diatribe contre la « chefferie médiatique qui confisque la parole autorisée », étant entendu que seuls doivent compter les bavardages aussi confus qu’interminables des nuitdeboutistes et surtout les discours d’autorité de Lord On et ses compères diplômés. Fidèle à lui-même, celui-ci consacra le reste de sa harangue à jouer les bravaches. Foin de ce « citoyennisme intransitif », de cette « animation citoyenne all inclusive » auxquels les médias dominants cherchent à réduire le remue méninges nuitdeboutesque. Que « la secte de l’oligarchie néo-libérale intégrée » se le tienne pour dit » : « nous n’apportons pas la paix ». « Renverser la loi travail et son monde », répète t-il, c’est « mettre en question les structures du néo-libéralisme où il n’y a rien à négocier », « refaire le cadre ». Quant aux « gardiens du cadre, nous les chasserons », assène Freddy-le-rose passant presque au rouge au point d’inviter ses auditeurs à « dégommer les traités européens et le Tafta ». « Presque » car il va de soi que ces envolées belliqueuses vont comme d’habitude de pair avec le respect des limites à ne pas dépasser. De la nécessité de sortir de l’euro, de la Communauté européenne et de l’OTAN, il ne sera point dit mot. Aussi bien par lui que par ceux qui lui succéderont à la tribune.
Nous ne dirons pas mot non plus, pour notre part, car elle a déjà fourni le prétexte à suffisamment de polémiques aussi oiseuses que bouffonnes dans les médias, de l’équipée de Alain Finkelkraut place de la République. Ni du plaidoyer en sa faveur de celui que l’on n’attendait plus, le phénomène Nuit debout s’étant passé pour ainsi dire à son insu, à savoir Michel Enflé. Fort mari, apparemment, de s’être fait, en plus, détrôner par Lord On dans le rôle d’histrion des bouleversements sociaux à venir, il en a profité pour en rajouter une pleine coupe de bile contre-révolutionnaire, laissant loin derrière lui les réactionnaires les plus fieffés4. « Dans sa défense d’Alain Finkielkraut, Michel Onfray a surpassé l’ensemble de l’éditocratie, et, après avoir touché le fond de l’ignominie, pris une pelle et commencé à creuser.5 » On ne saurait mieux dire. Sauf que, toute compte fait, l’irruption du duo Finkie-Enflé dans cette parodie de mouvement révolutionnaire qu’est Nuit debout a peut-être constitué le point d’orgue qui lui manquait.
À l’heure qu’il est, — le 46 mars, selon le calendrier révolutionnaire de pacotille des nuit-deboutistes —, la question, léniniste elle aussi, « Que faire ? » reste plus que jamais sans réponse autre que dilatoire. Les quelques virées nocturnes opérées dans les zones périphériques de relégation n’ont pas donné jusqu’ici les résultats escomptés. Alors qu’elle est appelée à se constituer en une « force irrésistible », si l’on en croit le stratège spinozien, « la jonction entre le militantisme de centre ville » — les « bobos » radicalisés —, « les classe ouvrières » — les prolos en y incluant les employés — et « la jeunesse ségrégée des quartiers » — les « racailleux de banlieue », en langage sarkozien — reste à l’état de vœu pieux. « Le réalisateur François Ruffin lutte pour que le mouvement sorte de sa logorrhée et se mette... en marche ! », titrait Le Point sur le site du magazine au lendemain de l’assemblée houleuse et confuse se qui s’était déroulée à la Bourse du travail. Mais la recommandation devrait sans doute d’abord s’appliquer à l’intello en chef du mouvement pour que celui-ci cesse de faire du surplace. Autrement dit que Lord On fasse place à Lord Off !
1 Aux yeux de l’inventeur de ce terme, l’éditorialiste de New York Time David Brooks, les « bourgeois–bohêmes » sont les capitalistes des secteurs innovants de l’économie (nouvelles technologies, « communication »…) transférant leur esprit innovateur dans leurs mœurs et leurs manières de vivre. En France, celui-ci est le fait de la fraction dite « branchée » de la petite bourgeoisie intellectuelle.
2 Emmanuel Todd, entretien, Fakir, n° 71, avril 2016.
3 Cf. sur le site de Tropiques : « “Leur faire peur ” ou nous faire rire ? »
4 Michel Onfray, « Les noctambules de la République », Le Point, 20 avril 2016.
Finkielkraut », Acrimed, 21 avril 2016