Influences, incidences et ingérences (1)
par Olivier Foreau
Si par moments, il arrive que le doute vienne perturber la satisfaction que nous nous inspirons à nous-mêmes, la première chose à faire, c’est de relâcher sans hésiter les muscles de notre corps. Il suffit ensuite d’allumer France Inter pour renouer avec la paix intérieure, et mesurer l’étendue de notre résilience.
Écoutons par exemple l’éditorialiste Jean-Marc Four, qui dans un podcast d’autant plus revigorant qu’il suinte à grosses gouttes la foi en nos valeurs, nous livre ses réflexions pleines d’espoir sur l’année écoulée.
Pour quiconque jette un œil par-delà nos frontières, il est clair que « le bilan est déprimant », à cause notamment de la « fascination mondiale pour les hommes forts » (seuls les pays libres, conduits par un légume en phase terminale, ont su ne pas tomber dans ce piège).
Mais si « la démocratie parait fragilisée, le côté obscur de la force n’a pas encore gagné ». En effet, « les militants pro démocratie n’ont pas renoncé, preuve que l’aspiration à plus de liberté est partagée bien au-delà du cercle des démocraties occidentales ».
Autrement dit, nous ne sommes pas seuls : il existe des formes de vie extra-européennes aptes à nous fréquenter, ou tout au moins à mourir pour nous, car « le cœur battant de la démocratie, c’est plus que jamais l’Europe ».
Adepte du bernardhenrilévysme, un des courants majeurs de notre exceptionnalité culturelle (aux côtés du vichysme et du bovarysme, dont il est en quelque sorte la synthèse), Jean-Marc Four nous propose une approche fondée sur la célébration infatigable de nous-mêmes, et sur une vigilance sans concessions à l’égard de tout ce qui ne nous ressemble pas : c’est peu dire que son texte lâche sur nous un vent de bien-être.
Le triomphe de la volonté
En France, l’année 2022 aura été, comme les années précédentes, celle du dépassement : après avoir globalement survécu, contre toute attente, aux mesures sanitaires anti-covid, nous avons même survécu à nos sanctions économiques contre l’expansionnisme russe.
Comme tous les ans, le bout du tunnel démocratique est plus proche que jamais : « Grâce à l’effort de l’Europe – la crise énergétique a coûté 800 milliards d’euros aux gouvernements du vieux continent, et bien davantage aux consommateurs – grâce à cet effort considérable, des temps plus difficiles s’ouvrent probablement pour la Russie », se réjouit RTL le 22/02/2023.
Ce n’est pas parce qu’au mois d’avril, le FMI a amélioré les prévisions du PIB de la Russie pour 2023 de 0,3% à 0,7%, qu’il faut désespérer de la victoire finale car même si les sanctions sont « beaucoup moins efficaces qu’espéré », elles n’en demeurent pas moins un « poison lent pour Moscou », selon l’expression consacrée de notre coach en béatitude Jean-Marc Four.
Donc patience, recommande-t-il.
De la patience – vertu française par excellence – nous en avons à revendre, d’autant qu’il y a des indices qui ne trompent pas : voilà des mois que la popularité de Poutine plafonne à 80%, autant dire qu’il ne devrait plus tarder à être liquidé par des militants pro démocratie.
En attendant ce jour, nous avons réussi à développer une fois encore notre pouvoir d’acceptation, tout en repoussant les limites de notre endurance : « Les Français se sont serré la ceinture aux repas de Noël », claironne Le Figaro du 29/12/2022. « Inquiets de l’inflation, ils ont réduit leurs achats, surtout pour le champagne, le saumon et le foie gras. »
En lisant Franceinfo, on ne peut que s’émerveiller devant la contribution étudiante à l’effondrement de l’économie russe : « Précarité alimentaire : 97% des étudiants se restreignent sur la qualité et la quantité de leur alimentation : « Depuis la rentrée, les prix ont beaucoup augmenté », explique Morgane, étudiante à l’Inalco. »
Malgré l’élan solidaire de cette jeunesse pleine d’espoir, un nouveau fléau frappe nos grandes surfaces : « Vols à l’étalage : davantage de personnes âgées dérobent du beurre ou un morceau de fromage », titre TF1 le 28/12/2022. « Des antivols sur la viande, les tablettes de chocolat, le thé… Avec la hausse des prix et l’augmentation des vols à l’étalage, les produits de consommation courante sont protégés comme des produits de luxe », nous rassure Le Figaro du 27/03/2023.
La bonne nouvelle c’est qu’en France, il y a une solution à tout. Comme par exemple les Restos du Cœur qui démarrent l’année en trombe, ce dont on ne peut que se féliciter : « Sur les trois derniers mois, l’association a vu une hausse de 22 % des bénéficiaires par rapport à la même période l’année dernière », s’enthousiasme RMC le 01/03/2023.
N’oublions pas non plus le sabordage enthousiaste des derniers lambeaux de notre secteur productif : « Une hausse de 69 % des défaillances d’entreprises enregistrée cet été par rapport à 2021 », titre l’Obs du 11/10/2022. « Ces chiffres n’avaient jamais été observés depuis plus de vingt-cinq ans ». Ceux qui misaient sur un relâchement de la solidarité, ou sur un retour de l’irresponsabilité et des égoïsmes, ont clairement sous-estimé les Français.
Les résultats sont là, et les Ukrainiens nous font totalement confiance : « Ils ne voulaient pas nous donner de l’artillerie lourde, alors ils l’ont fait. Ils ne voulaient pas nous donner les systèmes HIMARS, alors ils l’ont fait. Ils ne voulaient pas nous donner des chars, maintenant ils nous donnent des chars. En dehors des armes nucléaires, il ne reste rien que nous n’obtiendrons pas », s’extasie Yuriy Sak, conseiller du ministre ukrainien de la Défense.
Si à première vue, 2022 apparaît donc comme une année sans contrariétés majeures, il n’en faut pas moins se méfier des apparences.
La chute
Nous étions pour ainsi dire débarrassés des hydrocarbures russes, des journaux russes, des danseurs russes, de la musique russe, des athlètes russes, des chats russes – bref, de tout ce qui nous a empêchés pendant si longtemps de devenir nous-mêmes : un boulevard d’autosuffisance s’ouvrait devant nous, entre le catalogue Netflix, les aventures de Pierre Palmade et le JT de LCI.
Tout a basculé le 18 décembre, avec l’impensable défaite des Bleus face à une équipe non européenne. Sans BHL et la magie de ses mots toujours si justes, nous aurions été capables de sombrer dans l’amertume, et peut-être même dans la négativité.
Mais à quoi d’autre pouvions-nous nous attendre, après avoir permis à un pays comme le Qatar d’organiser la Coupe du Monde ? Nous avons voulu donner sa chance à un régime engoncé dans l’archaïsme, sans en mesurer les conséquences. C’est toujours pareil avec nous : à chaque fois nous sommes victimes de notre naïveté, et pour tout dire, de notre incorrigible manque de cynisme.
Il suffit pourtant d’observer ces gens pour voir que comparée à la nôtre, leur vie homosexuelle laisse fortement à désirer. Pour ne donner que cet exemple, ils n’ont même pas de villes transgenre. C’est dire si contrairement à nous, ils sont restés prisonniers d’eux-mêmes…
Entre nous, n’aurait-il pas mieux valu choisir un régime qui partage notre combat pour l’hormonothérapie, plutôt que de laisser filer une de nos dernières chances d’exister à l’international ?
Comble de tout, la FIFA s’est signalée par un acte de censure digne de la Corée du Nord : « le président ukrainien Volodymyr Zelensky voulait profiter la finale Argentine – France, ce dimanche 18 décembre pour diffuser un message de paix », nous apprend Ouest-France. « Mais la Fifa aurait refusé sa demande pour éviter de politiser l’événement ».
Comment voulions-nous que les Français gagnent, si Zelensky n’a même pas pu leur dire ce qu’ils devaient faire ?
Des inconnus dans la maison
La même semaine, un séisme révélationnel ébranlait les fondements du cœur battant de la démocratie : « Corruption présumée au Parlement européen : une enquête portant sur une possible opération d’influence du Qatar (NDLR : comme par hasard !) a conduit à plusieurs interpellations, dont celle de la vice-présidente grecque, prise en flagrant délit. » (Le Figaro 11/12/2022).
Qui aurait pu imaginer une affaire de dessous-de-table, surtout dans une institution présidée par Ursula von der Leyen ? La corruption, ce fléau cantonné jusqu’ici dans quelques zones périphériques comme l’Asie, l’Afrique noire, l’Arabie et l’Amérique Latine, serait-elle sur le point d’arriver chez nous ? Le fait est que certains pays, qui cherchent à nous imposer leur vision périmée du monde, n’hésitent plus à s’infiltrer dans nos démocraties, par haine du progrès que nous incarnons.
« Est-ce que l’Europe est sous emprise, sous ingérence étrangère ? » s’inquiète à haute voix l’intervieweuse de France Inter. « Il y a un signe de fragilité qui ne peut pas manquer de nous alarmer, et je dois dire qu’on ne peut qu’être surpris », analyse avec brio Dominique de Villepin. « Il y a une régulation très forte à imaginer », et même, poursuit-il, « une formidable régulation à mettre en place ».
Cette vulnérabilité, nous ne le savons que trop bien, est inhérente aux valeurs que nous défendons : de toutes les avancées de notre longue marche vers la plénitude, la démocratie est sans doute la plus fragile puisqu’elle consiste, pour une petite poignée d’individus, à maintenir tous les autres dans la soumission et la terreur. C’est dire combien la lutte que nous menons suppose des sacrifices.
« En 2022, treize personnes, 6 conducteurs et 7 passagers, sont mortes après des tirs de la police dans le cadre de refus d’obtempérer », nous apprend Franceinfo. « Un bien triste record », soupire 20 Minutes. Il faut reconnaître que si le fait de mitrailler des véhicules en pleine rue montre l’engagement de nos forces de l’ordre dans la lutte contre le CO2, leur palmarès annuel reste hélas bien en-deçà de ce qu’on observe outre-Atlantique, dans l’empire où la démocratie ne se couche jamais et où trois personnes sont tuées chaque jour par la police, selon Le Monde du 06/01/2023 [1]. Briser les codes, lutter au quotidien contre les conservatismes, mettre hors d’état de nuire les adversaires de la tolérance et de l’obtempérance : telle est la leçon à retenir de nos grands frères états-uniens.
Avec à peine 105 détenus pour 100 000 habitants, nous sommes également loin derrière le pays de la Liberté qui comme son nom l’indique, détient le taux d’incarcération le plus élevé au monde, c’est-à-dire six fois plus. Pour autant, notre démocratie n’est pas aussi vacillante que certains voudraient le croire, et c’est avec beaucoup de réactivité citoyenne que l’Assemblée nationale a mis sur pied une Commission d’enquête relative aux ingérences de puissances étrangères visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français. Comme son nom l’indique, cette commission passe au crible les actions, fréquentations et opinions contraires à l’intérêt national des États-Unis d’Amérique, ou susceptibles d’être considérées comme telles : les illibéraux n’ont qu’à bien se tenir, car une formidable régulation se met en place, plus transpartisane que jamais.
En avoir ou pas
« Face aux autocrates sur la défensive, les dirigeants démocrates seront-ils à la hauteur ? », s’interroge Human Rights Watch dans son rapport 2022. Même si nos amis ukrainiens volent incontestablement de victoire en victoire et transforment tout ce qu’ils touchent en démocratie, il semble pourtant qu’ils éprouvent une difficulté passagère, depuis en gros le début du conflit, à progresser sur le terrain (ce qui entendons-nous bien, est tout à l’honneur de leur résilience).
A moins d’être anesthésié par la propagande du Kremlin, chacun a entendu parler des revers humiliants qu’ils infligent aux vagues humaines déferlant sur eux avec des pelles, comme nous le révèle le ministère britannique de la Défense : “Son usage comme arme montre la brutalité et la faible intensité technologique qui caractérise cette guerre (…) sans doute en raison d’un manque de munitions auprès des Russes”. Car il s’agit bien d’un choc de civilisations, où une armée euraryenne, non binaire et somptueusement équipée par nos soins, affronte avec élégance une horde de sauvages cantonnés dans la sexualité reproductive.
Cependant l’obstination machiste des Slaves, qui refusent toujours d’admettre leur échec flagrant, n’a pas permis jusqu’à présent de finir le job, pour reprendre l’expression enthousiasmante de Joe Biden. Ce déni de réalité (caractéristique des régimes totalitaires) aboutit à une stagnation légèrement frustrante, au vu des dizaines de milliards investis dans la défense de nos valeurs.
« A mesure que le conflit dure et s’intensifie, les arsenaux se vident, au point d’avoir atteint un niveau critique, y compris aux Etats-Unis. Combien de temps les Occidentaux peuvent-ils tenir ? », s’alarme Le Monde du 22/11/2022. « L’état dramatiquement bas des stocks de munitions en Europe et aux États-Unis », titre Le Figaro du 13/12/2022. Ceci nous interpelle d’autant plus que jusqu’à présent, nos armes de pointe avaient permis de tenir en respect les peuples en lutte contre la démocratie, autrement dit l’essentiel du reste du monde.
« La consommation massive de munitions et d’obus ainsi que les pertes humaines élevées subies par l’Ukraine commencent à inquiéter les hauts responsables de l’Otan », renchérit Capital le 15/02/2023. Un frisson compassionnel nous parcourt l’échine : nos panzers arriveront-ils à temps pour sauver l’apaisement ? Qu’en pense Bernard-Henri Lévy ?
On ose à peine imaginer ce que ce serait, si Poutine disposait de munitions… Aux dernières nouvelles, « l’armée russe récupère des puces électroniques de lave-vaisselles et réfrigérateurs pour réparer son matériel militaire », nous rassure Ursula von der Leyen. C’est dire où elle en est… Incapables de réaliser un carpet bombing digne de ce nom, et confrontés à tout au plus une trentaine de pays en voie de désindustrialisation, les Russes avancent au compte-gouttes depuis des mois, telles des limaces sur une feuille de salade.
Tout le monde comprend que la seule arme qui leur reste, mis à part des pelles et des frigos, c’est la manipulation éhontée de l’information, afin de plonger l’Ukraine et ses soutiens occidentaux dans les affres du doute et de la négativité. Par bonheur, l’Union Européenne interdit la diffusion de RT et Sputnik sur le territoire européen au lendemain même de l’agression brutale (et non provoquée) de février 2022. Nous voici enfin à l’abri des mauvaises nouvelles, et autres lectures propres à saper notre épanouissement citoyen. Car si nous voulons préserver notre liberté d’opinion c’est-à-dire l’essence même de ce que nous sommes, le mieux est de s’en servir le moins possible (idem pour le gaz, l’électricité, l’eau chaude, etc.). Nous touchons ici à la substantifique moelle de la sagesse macronienne.
Reste à espérer que cette mesure courageuse servira d’avertissement aux journalistes qui seraient encore tentés de faire leur travail, mais comment en être sûr ?
Vers la sobriété informationnelle
Sanctuaire mondial de l’innovation démocratique, l’Ukraine s’est dotée d’un formidable outil de lutte contre le totalitarisme : une plateforme collaborative de dénonciation en ligne, vouée au listage public des ennemis de l’Etat ukrainien. Et ils sont plus nombreux qu’on ne pense… [2]
Dès 2016, ce sont les noms, adresses mails et numéros de téléphone de plus de 4 500 journalistes, ukrainiens et étrangers, et de leurs assistants, qui se sont retrouvés en libre accès sur le site Myrotvorets, rapporte RFI. La fête est finie pour les ennemis de la démocratie, et pour tous ceux qui en répandant leur désinformation toxique et nuisible, voudraient briser notre élan vers l’émancipation !
Moderne et ergonomique, l’outil est d’une efficacité remarquable : « les meurtres politiques et les suicides suspects se multiplient parmi les opposants au gouvernement ukrainien (…). Ces personnalités faisaient partie de listes «d’ennemis de l’Ukraine», sur le site «mirotvorets». Cette ambiance de terreur est-elle compatible avec l’accord d’association que ce gouvernement a signé avec l’Union européenne ? », s’interroge-t-on au parlement européen.
Pour tout européen authentique la réponse coule de source, tant il serait inéquitable que nos amis ukrainiens, qui ont déjà tant subi, n’aient même pas le droit de vie et de mort sur qui bon leur semble. Pays de la délation, la France ne peut que saluer l’approche énergique et transparente de l’Ukraine dans sa lutte contre le journalisme d’investigation.
On sent bien que le Kremlin s’inquiète, et tâche de nous manipuler pour que nous cessions de soutenir la résistance ukrainienne. Mais ceux qui prétendent nous influencer vont vite comprendre à qui ils ont affaire.
Car si nous avons magistralement échoué à isoler la Russie, nous sommes au moins parvenus à une chose : nous isoler nous-mêmes. Grâce à la bunkérisation généralisée de ses habitants, l’Europe est devenue sans conteste la région la moins désinformée du monde.
(A suivre)
NOTES
[1] À noter qu’il s’agit d’un carnage particulièrement inclusif, puisqu’il vise en priorité les Afro-Américains (qui sont proportionnellement tués 2,5 fois plus que les Blancs), et les Latino-Américains, qui ont 10 % de risque de plus que les Blancs d’être visés par la police.
[2] On retrouve des personnalités qu’on aurait cru démocrates comme Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon ou Christian Estrosi, mais qui sont en réalité des ennemi.e.s de nos valeurs (source Wikinews). La jeunesse n’est pas oubliée, puisque plusieurs centaines d’enfants sont également inclus dans la liste pour avoir commis des actes « contre la sécurité nationale l’Ukraine, la paix, la sécurité humaine et l’ordre public international ».