Les Russes regrettent aujourd'hui
le moment soviétique de leur histoire

 

Par Geoffrey Roberts

traduction de l'article initialement publié dans l'Irish examiner

 

C'est finalement le nationalisme russe qui, il y a trente ans aujourd'hui, a conduit à l'éclatement de l'Union soviétique. Pourtant, par un ruse ironique de l'histoire, ce sont aujourd'hui les mêmes Russes, qui ont la plus forte nostalgie de l'URSS et regrettent amèrement cette époque.

 

Un homme vêtu d'un costume militaire pré-révolutionnaire brûle un drapeau soviétique lors d'un rassemblement à Moscou à la suite d'un coup d'État manqué mené par des communistes purs et durs en 1991. Photo d'archive : Dimitri Korotayev/AFP via Getty Images

 

Photo d'archive : Chris Bacon.

La dissolution de l'Union soviétique en décembre 1991 a été le point culminant d'une étonnante séquence d'événements qui a commencé en 1985 avec la nomination de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du parti communiste soviétique. L'État à parti unique contrôlé par les communistes dominait la vie économique et culturelle soviétique ainsi que la politique du pays. Gorbatchev voulut utiliser ce pouvoir pour sortir le socialisme soviétique de ce qui était présenté comme une stagnation en rendant le système à la fois plus populaire et plus dynamique. Mais ses illusions politiques* s'avérèrent contradictoires et problématiques car elles déstabilisaient le pouvoir, le laissant vulnérable aux attaques d'une alliance contre nature de libéraux et de nationalistes qui voulaient aller au-delà de la réforme démocratique pour mettre fin au communisme et assurer la dissolution de l'État multinational soviétique lui-même.

* NdE : illusions typiques des apparatchicks embourgeoisés qu'il représentait

La « glasnost » (ouverture) et la « perestroïka » (reconstruction) de Mikhaïl Gorbatchev ont bouleversé et finalement détruit l'URSS en le rendant provisoirement populaire dans son pays (où il est aujourd'hui méprisé) mais bien plus encore à l'étranger où la « Gorbymania » balayait le monde "occidental".

Lorsque les bolcheviks de Lénine prirent le pouvoir en Russie en 1917, ils s'attendaient à ce que leur révolution déclenche une révolution mondiale. En prévision, ils instituèrent une structure d'État - l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques - conçue pour se développer en une fédération mondiale d'États socialistes à mesure que d'autres pays s'y joindraient. Leur révolution, cependant, resta isolée du fait du vigoureux "containment" promu par le "stade suprême" du capitalisme et l'hégémonie émergente de l'impérialisme US. Après avoir combattu et remporté une guerre civile terrible, Lénine et les bolcheviks durent se résoudre à se concentrer sur la construction du socialisme en Union Soviétique*. La Russie révolutionnaire se composait de plus d'une centaine de nationalités et de groupes ethniques, une diversité reflétée dans les structures politiques créées par les bolcheviks. 

* NdE : le socialisme "dans un seul pays" ( répudié par les trotskystes )

L'État multinational soviétique*, initié par Lénine et réalisé par Staline, s'est avéré être ce qu'un historien a appelé un « empire d'action positive ». Le nationalisme culturel y fut encouragé et favorisé par les communistes, mais l'agitation politique nationaliste ou les revendications d'indépendance nationale y furent écrasées avec une impitoyable détermination. La "démocratisation", axe principal des réformes de Gorbatchev, a également réussi à déstabiliser le bloc communiste européen. Le communisme en Europe de l'Est s'est effondré après la chute du mur de Berlin en novembre 1989. L'Allemagne fut réunifiée en 1990 après 40 ans de division. Le Pacte de Varsovie dirigé par les Soviétiques fut dissous et l'Occident a pu revendiquer la victoire dans la guerre froide. 

* NdE : Conçu comme "Etat multinational unique", de Nations Unifiées et non comme "Fédération de Nations".

Dans l'ultime période de l'URSS, les "réformateurs" gorbatcheviens au pouvoir avaient fait adopter des lois visant à décentraliser et déréglementer l'économie soviétique qui occasionnèrent une croissance exponentielle de la masse monétaire, de là une inflation sauvage des prix et de graves pénuries de produits de base. Gorbatchev répondit aux problèmes économiques en redoublant de réformes politiques. Des élections eurent lieu pour élire un nouveau Congrès des députés du peuple, une institution censée fournir à Gorbatchev une base de pouvoir indépendante du parti communiste mais qui devint la plate-forme institutionnelle commune des réformistes, des nationalistes radicaux et les libéraux populistes.

Un bénéficiaire particulier de ce développement fut Eltsine, qui avait été membre de l'équipe de Gorbatchev jusqu'à ce qu'il soit démis de ses fonctions de chef du Parti communiste de Moscou en 1987. Il fut élu au Congrès avec un soutien massif. Il fut également élu au nouveau Parlement russe et, se réinventant en tant que politicien russe plutôt que soviétique, il retourna le nationalisme russe renaissant contre Gorbatchev. Les étrangers considéraient la Russie comme le cœur de l'empire communiste soviétique alors qu'en réalité les populistes Russes se croyaient exploités par les autres nations de l'URSS. Le nouveau spectre hantant Gorbatchev devint l'effondrement de l'URSS par le "Russexit".

A l'intérieur même de l'URSS, une tentative de coup d'État par les extrémistes communistes en août 1991 permit ainsi au grand rival de Gorbatchev, Boris Eltsine, de monter un contre-coup et de prendre le contrôle d'un  système soviétique chancelant, pour enfin l'abattre au seul profit de l'impérialisme occidental (et des oligarques néo-libéraux russes) . Eltsine, chef élu de la composante "russe" de l'URSS, avait un mandat populaire, lui permettant d'utiliser sa position pour concocter un accord pour la dissolution de l'Union soviétique

Un soldat brandit un drapeau russe le 21 août 1991
du haut de son char alors que des unités blindées quittent leurs positions à Moscou après l'échec du coup d'État militaire contre le président Gorbatchev. Cela s'est terminé par la prise de contrôle du système soviétique chancelant par Boris Eltsine lors d'un contre-coup d'État. Photo d'archive : AFP via Getty Images

crédit photo AP

Avec les chefs des républiques biélorusse et ukrainienne, tous deux membres fondateurs de l'URSS d'origine créée en 1922, Eltsine a déclaré que l'Union soviétique serait remplacée par une Communauté d'États indépendants.

Eltsine jubilait, au point de siffler une coupe de champagne pour chacune des 14 clauses de l'accord et de n'être plus capable de prendre la parole à la fin de la réunion.

Ce n'était ni la première ni la dernière des performances soulographiques d'Eltsine* mais cela ne l'a pas empêché de revendiquer le siège permanent de l'URSS au Conseil de sécurité de l'ONU ou de prendre en charge le ministère soviétique des Affaires étrangères. Il a également pris le contrôle de la majeure partie des forces armées et des services de sécurité de l'URSS et plus tard des armes nucléaires soviétiques situées en Biélorussie, au Kazakhstan et en Ukraine. Les 15 républiques soviétiques qui avaient constitué l'URSS sont devenues les États successeurs de l'union. La plus grande était la Fédération de Russie avec une population de près de 150 millions d'habitants, suivie par l'Ukraine (52 millions), l'Ouzbékistan (20 millions), le Kazakhstan (16,5 millions), la Biélorussie (10 millions), l'Azerbaïdjan (7 millions), la Géorgie (5,5 millions millions), Tadjikistan (5 millions), Moldavie (4,5 millions), Kirghizistan (4 millions), Turkménistan (3,5 millions), Lituanie (3,5 millions), Arménie (3 millions), Lettonie (2,5 millions) et Estonie (1,5 million) .

* saluées avec enthousiasme par nos démocrates étasuniens et européens

Le successeur d'Eltsine à la présidence russe, Vladimir Poutine, a décrit l'éclatement de l'URSS comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. C'était et c'est toujours un sentiment largement partagé par ses compatriotes russes, ainsi que par de nombreux habitants d'autres régions de l'ex-Union soviétique.

À une autre occasion, cependant, Poutine a déclaré que si ceux qui ne regrettaient pas la perte de l'URSS n'avaient pas de cœur, ceux qui pensaient qu'elle pouvait être recréée n'avaient pas de cerveau. Certains prétendent qu'une fois que Gorbatchev a ouvert la boîte de Pandore pour "libérer la liberté", l'agitation nationaliste ferait inévitablement s'effondrer l'Union soviétique. Pourtant, le nationalisme séparatiste ne suscitait l'enthousiasme que d'une minorité militante, même dans les républiques baltes d'Estonie, de Lettonie et de Lituanie, qui avaient été incorporées de force à l'URSS en 1940. Les trois pays avaient d'importantes minorités russes qui ne partageaient pas l''animosité anti-soviétique de nombre de leurs compatriotes baltes. 

Des gens offrent du café à un officier de l'armée devant la Maison Blanche russe dans le centre de Moscou au début du 20 août 1991, au milieu du coup d'État avorté de 1991 contre le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev.  Photo d'archive : Alexander Nemenov/AFP via Getty Images

Des gens offrent du café à un officier de l'armée devant la Maison Blanche russe dans le centre de Moscou au début du 20 août 1991, au milieu du coup d'État avorté de 1991 contre le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Photo d'archive : Alexander Nemenov/AFP via Getty Images. 

Gorbatchev avait conservé le pouvoir coercitif d'écraser les mouvements nationalistes dans les pays baltes et ailleurs s'il en décidait ainsi. Mais il s'était engagé avec zèle dans la "non-violence", l'une des raisons pour lesquelles il refusa d'intervenir pour sauver les régimes communistes d'Europe de l'Est en 1989. Laisser le peuple décider était son mantra, même s'il espérait qu'il ferait un choix socialiste.

Tout aussi délicate pour Gorbatchev fut la crise économique née de la perestroïka. Alors que la réforme économique était sa priorité absolue lors de son entrée en fonction, ni lui ni son équipe de conseillers n'avaient une compréhension compétente et honnête et du fonctionnement réel de l'économie de l'État soviétique*, en particulier de ses structures financières. 

* NdE : Sinon les oligarques, aujourd'hui salués comme de "courageux libérateurs" depuis que Poutine en a disgracié quelques-uns, qui virent clairement comment tirer profit de cet effondrement, soutenu par les puissance financières occidentales.

La révolution de Lénine en 1917 n'avait pas eu l'effet souhaité par les bolchéviks  de déclencher une révolution mondiale, leur laissant donc la tâche de construire d'abord le socialisme en Union soviétique. 75 ans plus tard, pour y mettre fin, l'équipe d'Eltsine utilisa le référendum comme tremplin pour l'élection présidentielle russe de juin 1991, que leur homme avait remportée avec 57% des suffrages, alors que le candidat préconisé par Gorbatchev n'avait obtenu que 16%.

Gorbatchev avait fait avancer sa proposition de nouveau traité d'Union. Début août, il était parvenu à un accord avec Eltsine et les dirigeants d'autres républiques pour remplacer l'Union soviétique par une confédération beaucoup plus souple de républiques souveraines. Le traité devait être signé le 20 août et c'est cette perspective qui a provoqué une tentative de coup d'État par les membres du propre gouvernement de Gorbatchev qui craignaient que la nouvelle Union ne conduise à la désintégration complète de l'URSS. Le coup d'État, organisé alors que Gorbatchev était en vacances en Crimée, était dirigé par le patron du KGB, Vladimir Kryuchkov. Cela aurait pu réussir mais les comploteurs étaient irrésolus et désorganisés et peu disposés à utiliser la force nécessaire. Ironiquement, Gorbatchev fut alors sauvé par Eltsine qui a "opportunément" rallié le mouvement qui s'était organisé contre le coup d'État et l'a ensuite ramené à Moscou. Le parti communiste fut déclaré illégal pour connivence avec les comploteurs. Cette accusation était fausse mais Gorbatchev la légitima en démissionnant de son poste de secrétaire général et en renonçant à son adhésion au parti. Destiné à éviter l'éclatement de l'URSS, la tentative de coup d'État a plutôt accéléré le processus en infligeant à Gorbatchev des dommages politiques tels qu'il ne put s'en remettre.

L'Union soviétique a bien été détruite par des forces centrifuges alimentées par le nationalisme* mais, en fin de compte, c'était l'identité russe qui comptait le plus. L'ironie est que, plus que quiconque, c'est le peuple russe qui en est venu à regretter son long "moment soviétique" dans l'histoire.

* NdE : dans un "variant" fortement encouragé par la CIA

 

Geoffrey Roberts

Professeur Geoffrey Roberts. Photo : Tomas Tyner, UCC.

  • Geoffrey Roberts est professeur émérite d'histoire à l'UCC et membre de la Royal Irish Academy. Son dernier livre - Stalin's Library: A Dictator and His Books - sera publié par Yale en février,

 

Tag(s) : #Geoffrey Roberts, #russie, #Histoire, #Union Soviétique, #Glasnost, #géopolitique
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