Lord On, intello «degôche»
Jean-Pierre Garnier
Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre proposer un éclairage inédit ou une vision plus lumineuse que ceux, innombrables, de qualité (ou de nullité) diverse, dont nous disposons déjà sur la vocation, sinon la mission, de l’intellectuel dit «de gauche», et les manières, très diverses elle aussi, dont les lettrés parés de ce titre s’en sont acquitté ou les ont trahies. La relation des intellectuels et plus particulièrement de ceux dits «critiques» au(x) pouvoir(s) a déjà fait l’objet de dizaines de livres et de centaines d’articles, qu’il agisse de pouvoir à combattre, à conquérir ou à exercer. Un foisonnement qui donne l’impression que tout a été dit — une chose et son contraire, mais aussi le non dit, qui fait partie du lot — sur la question, même si le temps ou l’envie m’ont manqué pour lire l’intégralité de ce qui a été publié en France sur le sujet .
Il est vrai que cette relation au pouvoir des intellectuels, c’est-à-dire des personnes qualifiées comme telles dans les trois sens du terme (professionnel, médiatique et… politique) que l’on pourra qualifier au choix de contradictoire ou de paradoxale — encore que, si l’on suit le sociologue et philosophe Henri Lefebvre, l’on soit souvent porté à voir dans ce paradoxe une contradiction non perçue — se prête à des considérations infinies. Et cela d’autant plus que c’est à eux-mêmes, à de rares exceptions près, qu’est revenue la tâche assurément délicate de traiter d’une question où, qu’ils le veuillent ou non, ils sont personnellement impliqués. Mais il faut croire qu’elle constitue encore malgré tout un «marronnier» tentant pour Lord On puisque, dans un long entretien (équivalent à plus de 10 pages) accordé à l’occasion de la parution d’un ouvrage collectif récent sur la police auquel il a collaboré, il a remis le couvert sur rôle des intellectuels, notamment lors de mouvements sociaux et de révoltes populaires.
C’est à disséquer ce discours fleuve pour en extraire une moelle que les admirateurs de Lord Don jugent d’ordinaire substantifique que sont consacrées les lignes qui suivent.
Bouvard et Pécuchet au XXIème siècle (extrait substantifique)
Interrogé tout d’abord sur sa caractérisation des notions de «police» puis de «république» comme signifiants relevant de la «fiction», tels qu’ils sont couramment employées par les politiciens, les éditorialistes ou encore les politologues3, Lord On démarre en flèche en enfonçant une fois de plus avec énergie et entrain une porte ouverte. «C’est toujours le même problème avec les mots : il y a leur signification d’origine, et il y a ce qu’ils sont devenus avec le temps, par l’usage – l’écart est parfois abyssal. Rien ne garantit un mot contre ces dérives puisqu’il est en permanence resignifié dans et par la praxis. » Bien avant lui, d’autres avaient déjà souligné combien, à force de leur accoler des significations plus ou moins fantaisistes, arbitraires et le plus souvent mystificatrices qui en dénaturent le sens, certains signifiants étaient devenus, comme l’avait noté par exemple le philosophe Alain Brossat à propos du terme «démocratie», totalement «insignifiants». Mais au lieu de montrer en quoi et pourquoi cette insignifiance est en elle-même très significative d’une conjoncture politico-idéologique donnée, Lord On se contente de la rapporter à «la praxis», concept précédé d’un article défini qui ne définit rien, mais qui a le double avantage pour Lord On de contribuer à attester à la fois son statut discutable de philosophe et de sa connaissance supposée de la pensée marxienne. S’ensuit alors la question, posée cette fois-ci par lui-même : «que faire d’un signifiant d’abord enthousiasmant mais devenu problématique, voire pestilentiel ?» Et de signaler illico ce dont chacun se doutait déjà : «Je ne crois pas qu’il y ait de réponse générale à cette question : il n’y a que des cas particuliers». Ce qui exigerait à chaque fois «un exercice de discernement», ce dont Lord On se fait fort, comme il fallait s’y attendre, d’être un spécialiste incontesté, entre autres compétences qu’il s’attribue généreusement.
Ne reculant devant aucune audace, il va choisir comme exemple un terme des plus sulfureux : «communisme». Revient alors aussitôt sur le tapis la question posée par Lénine, «Que faire ?», appliquée non, comme l’avait fait celui-ci à la construction d’une organisation de combat apte à réussir une révolution, mais qui, en donnant la priorité aux mots plutôt qu’à l’action, aurait plutôt sa place dans un club de discussion : «Que faire avec “communisme” ?». Après maintes réflexions et hésitations, confie Lord On, il aurait finalement décidé de suivre l’exemple du philosophe Alain Badiou avec son «hypothèse communiste» qui sert à ce dernier de guide depuis des décennies en matière de «révolution» quand il plastronne dans les hauts lieux aseptisés de la recherche de pointe et de la formation d’exception. En revanche, pas question pour Lord On d’«adopter la même position avec “république”, à savoir maintenir, redresser, contre les dévoiements des usages contemporains», comme on s’y échine à Sciences Po. Suit un développement un peu longuet sur les bonnes raisons, archi-connues pour les gens qui ne s’en sont jamais laissé conter par l’«éducation civique», de délaisser ce vocable galvaudé objet de tous les «dévoiements» idéologiques. Car si Lord On «ne voit pas trop l’utilité de se démener pour ce signifiant perdu», il se démène beaucoup en revanche pour ne nous apprendre rien de nouveau sur les usages et mésusages de cette notion fourre-tout, sinon qu’elle servirait aujourd’hui principalement de «point de ralliement» aux «racistes anti-arabes, rejoints par tous les partisans de “la loi et l’ordre”.» Voire de cache-sexe aux partisans honteux d’une «fascisation» qui ne dirait pas son nom. Ce qui ne fera pas plaisir à Jean-Luc Mélenchon et aux militants de la France insoumise qui rêvent, comme chacun sait, de fonder une VIe République.
Un point cocasse dans cette envolée «antirépublicaine» mérite tout de même d’être relevé : Lord On reproche au préfet de police de Paris, Didier Lallement, d’avoir répliqué lors d’un échange verbal avec une gilet jaune que tous deux n’étaient «pas dans le même camp», ce qui ferait de lui «le chef d’une police qu’on peut difficilement continuer de dire “républicaine”». Or, ce chien de garde galonné de l’ordre bourgeois ne faisait par là que mettre les points sur les i : dans la guerre de classe en cours, il y a bel et bien des camps, pour ne pas dire deux camps — même si celui de «lagauche», de plus en plus liquéfié, semble de moins en moins délimité —, ce que Lord On semble avoir oublié à force de livrer bataille à fleurets mouchetés rhétoriques dans ses soliloques pompeux sans portée pratique.
Après ce préambule qui apparaîtra peut-être quelque peu superflu aux impatients, Lord On en arrive enfin au moment attendu de l’entretien et qui en constitue la raison d’être sinon de le lire, celui où il définit la spécificité de la catégorie sociale d’excellence à laquelle il appartient : celle d’intellectuel. Et l’on — moi, en l’occurrence — n’est pas déçu. «Être un intellectuel, assène t-il, c’est prendre parti pour ce qui déconcerte l’ordre social, se mettre du côté des forces de l’effraction, contre les intellectuels pour médias.» En attendant de revenir ultérieurement sur cette définition lorsqu’il explicitera son propos, une remarque s’impose sur cette croyance implicite selon laquelle les médias ne seraient que ceux des dominants. Jusqu’à nouvel ordre (social), les radios, les sites internet — son blog «La pompe à phynance» sur le site du Diplo compris, et même les scènes (amphithéâtres, auditoriums, bibliothèques, librairies, cafés-restau…) — où les intellos «degôche» du genre Lord On ont coutume de se produire sont également des médias, encore que l’on voie mal quelle «effraction» pourrait être opérée à partir de ces lieux «alternatif», à moins d’être occupés par des gens autres que ceux à qui ils sont d’ordinaire destinés. Mais il en va de l’effraction telle que la conçoit Lord On comme de la «subversion lexicale» qui aurait résulté, selon lui, de l’ajout de l’épithète «sociale» à «république», qui aurait permis de prolonger la démocratie bourgeoise «jusqu’à son terminus, à savoir la démocratie partout, y compris dans (à commencer par) la sphère de la production […] sans avoir à en passer par le signifiant problématique “communisme” ». Tout est affaire de «signifiants adéquats». Autrement dit, de mots. Et dans ce domaine, Lord On excelle.
En matière de paroles pour ne pas dire de verbiage, reconnaissons qu’il est en effet un orfèvre. Déjà, avec son autopropulsion de l’économie à la philosophie ou à ce qui, Spinoza aidant, en tient lieu pour lui, son art oratoire parsemé de boursouflures souvent redondantes s’était enrichi de tournures amphigouriques et tarabiscotées censées témoigner de la profondeur et de l’originalité de sa pensée. Mais avec le concours de l’écrivaine Sandra Lucbert avec qui, annonce t-il, il a commencé à travailler, cela ne risque guère de s’arranger. L’écrivaine est reconnue à juste titre pour son talent à bousculer les mots pour faire voir les réalités sociales qu’ils servent souvent à dissimuler, en faisant ressortir et ressentir combien les humains contemporains sont dépourvus des outils langagiers et donc de pensée avec lesquels ils pourraient se figurer les violences structurelles qu’ils subissent dans la phase néo-libérale actuelle du capitalisme où prime avant tout la «valeur pour l’actionnaire». Pour démonter le discours trompeur d’un «management» soumis à cette logique qui, par sa puissance d’enrôlement des individus à leur insu, pousse parfois les salariés au suicide, Sandra Lucbert recourt largement à la psychanalyse. Mais cela ne suffisait pas. Il faillait aussi le concours d’un bon connaisseur des rouages et du fonctionnement du système financier. Aussi a t-elle fait appel à Lord On pour qui la macro-économie n’a plus de secrets. Une belle occasion pour le philosophe des «affects», d’ajouter aux afféteries stylistiques dont il se plaît à truffer ses exposés, des éléments de langage puisés dans le lexique psychanalytique.
Le seconde fonction que Lord On assigne à «l’intellectuel en temps de crise» — on verra plus loin quelle est la première — est en effet la «mise en mots» inspirée par la psychanalyse telle que la conçoit Sandra Lucbert, en partie «transposable, selon lui, au discours des sciences sociales ou de la philosophie. » Une transposition qui le ravit à l’avance puisqu’elle va lui permettre d’ériger son propre discours en révélateur/destructeur du non dit de ceux des autres. Sans attendre, Lord On nous offre un avant-goût, sur le mode érudit et maniéré qui lui est propre, de la façon dont il va procéder. «Il y a dans la cure analytique, dont Freud a si fortement souligné qu’elle était un travail dans la parole, des moments d’épiphanie où une formation inconsciente encore floue, sans contour, qui travaillait confusément, et douloureusement, le sujet, est d’un coup portée au clair par l’effet d’une mise en mots adéquate. » Pour les béotiens, il faut savoir que l’épiphanie est le fait pour une chose qui était cachée de se manifester. Grâce au verbe lordonien, ce qui était incompris et/ou refoulé à cause de l’idéologie dominante apparaîtra en pleine lumière. «Ce moment catalytique dans l’analyse, poursuit-il sur sa lancée psychanalysante, c’est le précipité du signifiant, occasion sans pareille de voir combien l’être humain est profondément un être de parole, «parlêtre» comme dit Lacan, c’est-à-dire un être qu’une seule parole peut sauver (ou bien détruire).» Replacé dans son contexte politique et en passant du particulier au général (de l’individuel au social), on a là un condensé de l’idée que Lord On se fait des effets de ses interventions écrites ou orales : elles œuvreraient à détruire le capitalisme et donc à sauver l’humanité. Ce que Sandra Lucbert réaliserait via la littérature, Lord On se fait fort de l’accomplir en philosophe à la noix à l’aide de tournures linguistiques de son cru : créer des «précipités de “resignifiance”, par lesquels le simple fait d’avoir posé des mots, des mots nouveaux évidemment, qui contredisent (ou subvertissent) les mots du pouvoir». À en croire Lord On, il résulterait de cette opération miraculeuse «un prodigieux soulagement». Pour qui ? Sans doute pour les gens qui l’auraient lu ou écouté avec ferveur. Les sceptiques, en revanche, pour ne pas dire les non croyants, qui ne se laissent pas impressionner voire intimider par son jargon volontiers apprêté et sophistiqué auront compris que Lord On est avant tout un être de parlote.
Cette «mise en mots» de ce qui demeurerait dans l’indicible tant que l’intellectuel apte à la mettre en œuvre fait défaut doit être rapportée à la première fonction que lui assigne Lord On, notamment «en temps de crise», c’est-à-dire, selon ses interviewers, dans les «périodes inattendues et plus ou moins spontanées de soubresauts contestataires, de révoltes populaires et de lutte de classes en France». Car cet mise en rapport devrait inciter à relativiser l’apparente radicalité prêtée par Lord On à ladite fonction.
«Essayer de faire contrepoids au parti majoritaire que prend spontanément la “classe éduquée”, tel serait en premier lieu, au dire de Lord On, la tâche de l’intellectuel. Affirmation pour le moins étrange car l’intellectuel fait partie de la «classe éduquée», plus précisément de la «classe moyenne éduquée», pour reprendre l’appellation officielle qui évite d’avoir à user du concept tabou de «petite bourgeoisie intellectuelle», très mal vu et donc rejeté par les penseurs professionnels «degôche» auxquels elle s’applique pourtant aussi. Mais Lord On s’empresse d’admettre par précaution qu’«il engage implicitement une définition particulière de “l’intellectuel”». À ses yeux, cette désignation ne doit être réservée qu’à «un agent qui, en plus d’avoir pour spécialisation, et souvent pour profession, de travailler avec les idées (les idées conceptuelles ou les idées de la création artistique) se situe très explicitement contre l’ordre social présent et dans la perspective de le transformer radicalement, voire de le renverser». Une définition pour le moins restrictive ! Elle exclue, en effet, l’idée qu’il puisse exister des intellectuels de droite et d’extrême droite, voire d’une gauche «modérée» rétive à toute perspective de transformation radicale — encore qu’il faudrait s’entende sur le sens de cet épithète galvaudé et souvent usurpé — et a fortiori de renversement de l’ordre social. Mais, pour Lord On, il n’y a pas photo : alors que l’intellectuel est intrinsèquement allergique à l’ordre bourgeois, le «premier mouvement» de la soi-disant «classe éduquée» «est de fulminer contre les gueux». Comme si, lors du démarrage du mouvement des gilets jaunes, on n’avait jamais entendu nombre de bac + de la «gogôche», y compris «radicale», souvent installée dans des quartiers qu’elle a contribué à «gentrifier» — on n’ose dire «boboïser» —, vitupérer ce «populo» venu d’on ne sais où qui, outre son insensibilité à l’«urgence écologique», serait dépolitisé, raciste, homophobe ou sexiste, voire sympathisant du Rassemblement national.
Un mépris de classe qui vaut bien celui des «élites» du macronisme !
En réalité, Lord On ne fait par là que confirmer le statut qu’il revendique implicitement de détenteur du monopole de l’usage légitime de la violence symbolique. À lui seul et à ses semblables revient de décider qui est un intellectuel et qui ne peut prétendre à ce titre. L’assertion qui suit à propos de l’intellectuel : «en somme lui aussi considère qu’on a raison de se révolter», vieux slogan rabâché popularisé par Sartre et Mao, puis remis du goût non du jour mais de mai 68 par Badiou, est d’une généralité qui n’engage à rien, et l’on est en droit de s’étonner que Lord On, si soucieux de fuir la banalité pour se distinguer, le fasse sien. D’autant que nombre de gens qu’il refuse de classer parmi les intellectuels, situés parfois très à droite sur l’échiquier idéologique, l’ont repris à leur compte. En fin de compte, le «aussi» qu’il insère dans cette assertion laisse interrogateur : à qui se réfère t-il ?
Lord On reconnaît tout de même qu’il «engage implicitement une définition particulière de “l’intellectuel”». Mais ce n’est que pour la justifier en la redoublant d’une autre assertion tout aussi infondée émise avec l’ironie lourde au second degré à laquelle il lui arrive de recourir pour entretenir chez ses fans le sentiment de complicité et de supériorité qui lui assure leur fidélité. Le désir de «renverser» l’ordre établi» qui, selon Lord On, mouvrait l’intellectuel «n’est pas exactement le vœu de la classe éduquée, qui a sociologiquement partie liée avec cet ordre». Comme si cette accointance ce n’était pas structurellement commune à tous les professionnels de l’intelligibilité du monde social, économistes et philosophes entre autres, reconnus et appointés comme tels par l’État, quelle que soit leur position politique — le plus souvent une posture — chez les plus «radicaux». Peu importe néanmoins pour Lord On qui, au lieu d’admettre cette similitude, un peu gênante pour lui, il est vrai, préfère détourner l’attention en s’attachant à dénicher «quelques différences»… parmi les gens à qui il refuse la qualité d’intellectuels.
«Laissons de côté, argue t-il tout d’abord, tous les diplômés insérés dans la division du travail comme cadres supérieurs, dont l’adhésion à l’ordre social capitaliste va jusqu’au forcené». Outre qu’il existe aussi des cadres moyens, auxquels ont peut adjoindre des techniciens, assez lucides pour ne pas y adhérer tout en étant obligé de s’y plier, Lord On est pourtant bien placé pour savoir, même s’il feint opportunément de l’oublier, qu’il en va parfois de même parmi les cadres supérieurs. N’a t-il pas apporté ses lumières à Sandra Lucbert pour son livre enquête-fiction-dénonciation sur les suicidés de France Télécom qui pourtant comptaient précisément parmi ces diplômés postulés par lui totalement inféodés à «l’ordre social capitaliste»?
Cependant, la cible prioritaire voire exclusive de sa critique, sont des gens également diplômés mais «qui sont en position de tenir la “fonction intellectuelle” dans la société, c’est-à-dire qui ont accès au débat public pour y émettre des “idées”: journalistes, éditorialistes, experts, universitaires de médias, etc.» Les guillemets laissent entendre que l’on a affaire à des imposteurs qui dévoient cette fonction et que leurs idées n’en sont pas vraiment, mais seulement des préjugés resservis sans réfléchir. La preuve : ils sont «journalistes», «éditorialistes», experts, universitaires de médias, etc.» De medias dominants, cela va de soi, encore qu’il arrive parfois à Lord On d’y faire aussi des apparitions. Or, pour lui, «l’accès régulier aux grands médias est par soi un indicateur de la manière dont ceux qui en bénéficient vont y tenir la “fonction intellectuelle” d’une manière factice qui contredit la fonction intellectuelle». Car, qu’on se le dise, «la fonction intellectuelle — sans guillemets — est essentiellement fonction critique». Laquelle est impossible à exercer pour les pseudo-intellectuels médiatisés visés par Lord On puisque «l’accès régulier aux grands médias a pour condition implicite de n’y tenir qu’une fonction de ratification, ou bien de fausse critique.» Ce que l’on sait depuis belle lurette, comme en témoignent les expressions populaires qui reviennent souvent pour disqualifier le bla-bla-bla des éditorialistes de journaux, radios et télés dits mainstream, telles que «bourrage de crânes» ou «lavage de cerveaux», auxquelles on pourrait en adjoindre d’autres moins châtiées comme «bourrer le mou». Mais Lord On le docte, persuadé d’en savoir plus que tout le monde sur le sujet, tient à en rajouter une louche pédagogique : «la ratification, ce sont tous les experts qui viennent dire sous des formes variées le bien-fondé général de l’ordre social comme il est, et la nécessité d’en opérer quelques réglages pour qu’il soit encore meilleur.» Des réformateurs, en somme, dans le meilleur des cas, on l’aura compris, mais pas des révolutionnaires… au sens où Lord On l’entend, et dont on va voir qu’il n’est pas de nature, quoi qu’il en pense, à «effrayer» outre mesure les garants de l’ordre.
Pour bien saisir ce qui différencie les intellectuels authentiques dont il estime faire partie des usurpateurs qui veulent se faire passer pour tels, il conviendrait en effet, selon lui, de distinguer la «fausse critique, c’est-à-dire de la critique qui sait très bien jusqu’où ne pas aller trop loin», de la vraie critique, dont il estime être, bien entendu, un représentant éminent voire majeur, celle qui aurait pour vertu d’alarmer les classes dominantes. Et Lord On de dresser un parallèle osé au profit de cette dernière avec la critique en actes que constituèrent des événements politiques «à potentiel d’irruption, et par là à fort pouvoir de classement, comme ont pu l’être des choses aussi diverses que le TCE en 2005, les émeutes des banlieues la même année, ou les Gilets Jaunes en 2019», qui prennent l’ordre social «par surprise, le déconcerte radicalement, et lui sont par-là une menace potentielle». D’où sa définition de l’intellectuel comme un individu assez courageux pour «prendre parti pour ce qui déconcerte l’ordre social», capable de «se mettre du côté des forces de l’effraction, contre les intellectuels pour médias qui savent, d’une intuition très sûre, l’intuition de l’habitus, à quel moment il y a lieu d’être effrayés» (souligné par Lord On). À l’appui de cet abrupt distinguo, il évoque ces «intellectuels» (avec guillemets) qui ont été «saisis de peur à l’irruption des Gilets Jaunes, peur que leur monde, le monde où ils se trouvent si bien, et dont ils ne font la critique que sur le mode du simulacre, ne vienne à basculer pour de bon (re-souligné).» Pourtant, on ne compte plus les ouvrages, les articles, les entretiens, les conférences ou les débats qui ont permis aux «vrais» intellectuels de manifester leur soutien aux gilets jaunes, sans que ce déluge de commentaires à vocation plus ou moins séditieuse ait provoqué pour autant une panique quelconque dans le camp adverse.
Il faut dire qu’au vu des gloses emberlificotées auxquelles ce soulèvement a souvent fournit de prétexte pour la plupart des auteurs, et pour Lord On en particulier, que seuls les adeptes des coquetteries de langage et des tournures maniérées sont en mesure d’apprécier, on voit mal comment la critique sans concession de l’ordre capitaliste censée inspirer ces discours pourrait contribuer à le faire «basculer pour de bon». Lord On, néanmoins, est assez lucide pour avoir prévu l’objection. Et cela d’autant plus que des reproches d’illisibilité lui sont de temps à autre adressés par des gens qui, pour être des afficionados de sa prose n’en sont pas toujours des inconditionnels, non pas tant sur le fond, qu’ils approuvent en général, que sur la forme qui les dérange parfois. Sa réponse à ces réserves vaut d’être citée et jaugée en détail, car Lord On, fidèle à son habitude, s’est fendu d’un argumentaire où d’équilibrisme rhétorique atteint des sommets.
Pour Lord On, pas de doute : de même qu’un soulèvement populaire inopiné peut révéler, par les réactions qu’il suscite chez l’ennemi, la réalité dissimulée grâce à laquelle son règne n’était pas menacé, «dans son ordre, et avec ses moyens propres, l’intervention intellectuelle peut viser le même genre d’effet de dissipation des brumes, ou de déchirement du voile, pour que d’un coup “on y voie”, pour qu’enfin on puisse faire sens de ce qui nous arrive, autrement laissé à l’oppression d’une cause sans forme». Autrement dit, c’est-dire d’une façon plus simple qui apparaîtra simpliste à Lord On, sans «l’intervention intellectuelle», on n’y voit goute «dans ce qui nous arrive», on comprend mal voire pas du tout en quoi cela consiste et encore moins pourquoi. Et Lord On, plus content de lui que jamais, cite les fois où quelqu’un vient lui dire après l’une de ses prestations publiques : «vous avez mis les mots». Sans les mots justes du «sachant», on resterait dans l’expectative et même, pour les plus fragiles, dans l’angoisse. Car «cette fonction “signifiante” ou «resignifiante”» qu’il lui revient d’exercer est «particulièrement requise en temps de crise, temps où la prison de sens et de structures imposée par l’ordre hégémonique devient insupportable à craquer, mais où la représentation claire de ce en quoi consiste exactement la prison est encore manquante.» Il s’ensuit donc pour Lord On qu’«intervenir intellectuellement en temps de crise, c’est contribuer à produire cette idée claire et distincte, comme un effet de signifiance.» Quant à s’interroger sur la validité scientifique de cette idée et l’impact politique de cet effet, il n’en est pas question. Le sachant, face à l’ignorant, a toujours raison.
Toutefois, l’impact bénéfique de l’irruption de l’intellectuel véritable dans une situation de crise ne s’arrête pas là puisque outre le déchirement du voile de l’ignorance, il pourrait en même temps «proposer un tout autre univers inséparablement de structures et de catégories, d’institutions et de sens», pour passer d’une position offensive à «une position offensive» qui «impose (souligné par Lord On) ses propres définitions de problèmes et de tâches, donc ses propres mots. Et par-là, s’exclame Lord On grisé par son propre délire interprétatif, nous propulse dans un autre monde de signifiants». L’exemple choisi pour prouver le bien-fondé de cette thèse est des plus croquignolets : «Bernard Friot qui insiste beaucoup sur la nécessité de reconstruire les termes mêmes de l’agenda». On a déjà vu ailleurs ce qu’il en était : décréter le communisme déjà en partie réalisé sur la seule base de l’existence de la sécurité sociale et des services publics associés. Autrement dit, le passage au communisme ne serait pas seulement remis à l’ordre du jour. «Reconstruits» par les soins… et surtout selon le «désir» d’un sociologue catho-stalinien, en l’occurrence, les termes de agenda politique le ferait figurer ipso facto parmi les processus déjà en cours. Tel serait le miracle opéré par cette «position offensive» qui impose ses propres définitions de problèmes et de tâches, donc ses propres mots». Que le monde social réel demeure plus que jamais capitaliste et qu’un autre ne paraisse guère pour l’instant se profiler à l’horizon n’a dès lors qu’une importance relative, pour ne pas dire aucune.
Il semble néanmoins que cette première réponse quelque peu dilatoire de Lord On à ses interlocuteurs les laisse quand même sur leur faim. Aussi vont-ils lui poser sans ambages la question que l‘on attendait pour qu’il cesse de tourner autour du pot : celui du caractère fréquemment incompréhensible de son jargon ampoulé aux yeux ou à l’oreille du tout venant auquel il devrait, en bon «ami du peuple», s’adresser. «Mais n’as-tu pas peur du fossé qui peut parfois se creuser entre les classes laborieuses et les intellectuels, de par un certain type de langage, accompagné de concepts et de références dont la violence sociale symbolique peut se révéler être assez forte ?
Est-ce que c’est quelque chose qu’on a pu te reprocher à toi et, si oui, qu’est-ce que tu y réponds ?» Il en faudrait plus cependant pour désarçonner l’intéressé. «Si on a pu me le reprocher ?, rétorque t-il. Mais j’entends ça tous les jours ! (c’est une manière de parler, n’est-ce pas)5.
Ce qui est vrai, c’est que je ne compte plus le nombre de fois où je me fais gentiment engueuler, ou bien méchamment agresser, à ce motif. » Laissons de côté «les mieux intentionnés» qui le «supplient [sic] de faire un petit effort pour parler ou écrire d’une manière qui» le «rende compréhensible par un peu plus de monde», pour nous intéresser aux méchants agresseurs, «les plus en proie, selon Lord On, au ressentiment» (dont je dois faire partie). Selon une recette éprouvée de la polémique, il va s’attacher à disqualifier ces empêcheurs de pontifier en rond en leur prêtant des motivations de son crû qui ne sont autres qu’une projection des siennes.
Ainsi va t-il leur imputer de «s’envelopper de la classe ouvrière, à laquelle le plus souvent ils n’appartiennent pas plus» que lui. «De là l’hypothèse du ressentiment», ajoute t-il pour préciser finement qu’il n’avait «pas exactement besoin d’eux pour en avoir conscience», en ce qui le concerne. Outre que l’on ne voit pas ce que le ressentiment vient faire dans cette affaire alors qu’il pourrait être plus facilement ramené à la réaction de jaloux et d’envieux de son succès, cette hypothèse présuppose que seuls seraient portés à critiquer Lord On des gens qui se réclameraient du prolétariat, comme à la belle époque du gauchisme soixante-huitard. Mais cela l’arrange pour pouvoir poursuivre un (faux) débat qu’il juge «entortillé» sans voir que c’est lui-même qui l’a embrouillé. «Ceux qui me font la leçon ici ne sont donc, la plupart du temps, pas plus ouvriers que moi, mais semblent se considérer comme parfaitement placés pour savoir ce que comprennent, ou pas, des ouvriers. Et pour transmettre des remontrances en leur nom.» N’en déplaise à Lord On, je n’ai pour ma part, pas plus que les gens qui sont de mon avis à ce propos, critiqué les radicaux de papier du genre Lord On en me faisant le porte-parole auto-institué des exploités. Aussi est-ce en vain que celui-ci objecte qu’il lui est arrivé de rencontrer «un syndicaliste RATP qui m’a interpellé sur la philosophie de l’être et de l’événement de Badiou, reçu d’autres fois des mails de gens qui ne manquent pas de me dire leurs origines et leur condition sociales (modestes) mais ne m’en interrogent pas moins très profondément sur des passages de certains de mes livres les moins «grand public». Il serait d’ailleurs intéressant de savoir dans quelles circonstances particulières se sont opérées ces heureuses rencontres. S’agirait-il d’exceptions qui confirment la règle, comme Lord On le laisse entendre, selon laquelle la capacité à déchiffrer une langue des plus maniérées et contournées n’est pas affaire de diplômes, à l’encontre des «idées trop simples de ceux qui ont décrété que “les ouvriers” ne comprennent rien si on s’adresse à eux avec un vocabulaire de plus de 300 mots». Pour peu que l’on ait étudié d’un peu près l’histoire du mouvement ouvrier, on n’a pas besoin d’un Lord On pour savoir que celui-ci comptait des milliers d’autodidactes sans lesquels ce mouvement n’aurait jamais pris son essor et pu se politiser. On n’en saura pas plus car Lord On préfère s’en tirer une fois de plus par une pirouette «dialectique» qui lui permet d’évacuer une contradiction en faisant croire qu’il l’a dépassée : «Bref, on peut à la fois ne pas oublier complètement les enseignements élémentaires de la sociologie et ne pas tout céder aux présuppositions d’incapacité des classes populaires.»
Pour une fois, cependant, les interviewers, un peu moins complaisants vis-à-vis de Lord On que ses interlocuteurs habituels, ne semblent pas se laisser impressionner par son art de l’esquive, et n’hésitent pas à l’acculer dans ses derniers retranchements rhétoriques. «Mais n’as-tu pas peur du fossé qui peut parfois se creuser entre les classes laborieuses et les intellectuels, de par un certain type de langage, accompagné de concepts et de références dont la violence sociale symbolique peut se révéler être assez forte ? Est-ce que c’est quelque chose qu’on a pu te reprocher à toi et, si oui, qu’est-ce que tu y réponds ?» C’est alors que le foudre d’éloquence virevoltant perd de sa superbe et s’affale lamentablement pour raconter n’importe quoi : «Mais alors, dans ces conditions, quelle ligne tenir ? Ma ligne est de n’avoir pas de ligne. J’écris comme j’écris, ça va jusqu’où ça va, et c’est ainsi. Quelqu’un d’autre écrirait autrement et peut-être, à ce moment, ça irait plus loin. Très bien, ce serait ainsi aussi – c’est-à-dire autrement». Suit une restriction maladroite, sous la forme d’une lapalissade supplémentaire, à ce qui vient d’être énoncé pour éviter un éventuel malentendu, réflexe typique du phraseur qui sent parfois qu’il est allé trop loin dans son baratin. «Qu’on ne voie surtout pas là de l’indifférence, ou pire du mépris, pour ceux qui se plaignent de discours qui leur sont hermétiques. Tout le monde sait d’expérience que ne pas comprendre, c’est comme le sentiment pénible de rester à la porte : sentiment d’être exclu de quelque chose à quoi d’autres («ceux qui comprennent») pourront avoir accès, et pas soi. C’est désagréable. Dans l’engueulade (qui m’est adressée), sans doute caparaçonnée d’arguments généraux, politiques, je pense qu’il y a beaucoup de ça qui ressort. Et c’est… compréhensible. »
Ce serait toutefois mal connaitre Lord On que d’imaginer qu’il puisse en rester là, c’est-à-dire sur la défensive. Après ce cafouillage, il repart bille en tête à l’attaque contre les mécontents qui déplorent la tendance au pédantisme obscur à laquelle il se laisse souvent aller. Pour ce faire, il va appeler à la rescousse un psychanalysme de bazar, au sens où l’entendait le sociologue Robert Castel6. Si l’on peut «faire droit»[sic]» à ce sentiment d’exclusion, concède Lord On — dont ne sait plus trop s’il le prête aux ouvriers ou aux «intellectuels» (avec guillemets) qui s’en prennent à son cabotinage invétéré—, ce serait une erreur que de «s’en tenir à lui». En effet, «lui laisser le dernier mot» reviendrait à «annuler la fonction intellectuelle — telle que Lord On l’a définie plus haut — dans le moment même où on — lui-même — la convoque». Ici prend place l’une des perles de ce plaidoyer pro domo : «toute cette discussion se trouvant au surplus compliquée par la longue histoire d’arrogance des intellectuels dont nous héritons, avec laquelle précisément il s’agit de rompre. » Une rupture qui se fait toujours attendre de la part de quelqu’un qui bat les records de suffisance et de morgue dans un milieu où, pourtant, la concurrence est vive sur ce plan.
Mais la contre-attaque ne s’arrête pas là. «La ligne de la non-ligne, c’est ma manière de résoudre ces contradictions», se vante Lord On dont on a entrevu plus haut où cette ligne qui n’en est pas une pouvait mener, à savoir nulle part. Ce n’est évidement pas l’avis de l’intéressé puisque grâce à elle, il peut non seulement voir et «faire voir [….] ce qu’il y a derrière ces contradictions», «mais surtout le faire voir à ceux qui, rigoureux critiques des “intellectuels” — les guillemets signalent ici qu’il s’agit des intellectuels tels que les conçoivent (à tort) ceux qui, selon Lord On, ne le sont pas — engagés en politique, sont eux-mêmes victimes des pires clichés sur les intellectuels, croyant évidemment en être les moins dupes. » Facétieux, Lord On glisse en incise qu’«on — encore ce «on» impersonnel qui ne renvoie qu’à sa personne — finit presque par se dire qu’on aurait moins de problème avec eux si on — idem – s’abstenait de tout». Sauf de pérorer. Et il ne s’en prive pas.
Parlant d’autorité à la place des faux intellectuels, il se charge d’exposer lui-même, à sa façon, leur point de vue. «C’est qu’en général ils ont pour premier mouvement de destituer l’intellectuel éclaireur des peuples et démiurge de l’histoire – en quoi on n’a pas trop de mal à les suivre, la porte à enfoncer est grande ouverte». Remarque superfétatoire de la part de quelqu’un qui est coutumier de ce genre d’enfoncement. Mais, «de cette prémisse, désormais accordée par à peu près tout le monde», en particulier par Lord On mais du bout des lèvres comme on va le voir, il est parfois déduit, et le plus souvent par des intellectuels eux-mêmes», à qui il attribue sans mollir cette déduction, qu’être intellectuel, puisque ça n’est pas être tout, c’est n’être rien.» Une allusion finaude au célèbre vers de l’Internationale visant à confirmer son récent engagement «communiste. Puis il poursuit sa démonstration au travers du raisonnement et de la conduite qu’il impute d’office à un double dont il tient à se démarquer. «Alors, en signe d’expiation de sa position sociale et du magistère qui lui serait essentiellement attaché, l’intellectuel se couvre la tête de cendres et déclare qu’il n’offre aucune différence (puisque dans cette démarche expiatoire, il craint que faire valoir une spécificité ne soit aussitôt recodée en revendication de supériorité), qu’il va aller “se mettre à l’école de la classe ouvrière” ou “du peuple” ou je ne sais pas quoi.» On aura deviné que la seule école qui vaille pour Lord On est celle dont il est le maître incontestable.
Incertain néanmoins de l’efficacité persuasive de son allégation, il tente de mette au clair, c’est-à-dire de laisser dans l’ombre, ce que les sceptiques seraient tentés de subodorer. «Entendons-nous bien : sortir de son isolat sociologique, aller se mettre au contact de ce qu’élaborent de savoirs, de réflexions et de pratiques politiques les autres classes sociales, notamment les classes populaires, est bien la moindre des choses pour un intellectuel, mais ça n’est pas de cela qu’il s’agit ici.» Ni ici ni ailleurs car Lord On, dont les sorties de son autoconfinement parmi des rebelles de confort néo-petits bourgeois sont aussi rares que partielles, ne connaît des savoirs, réflexions et pratiques politiques des classes populaires que les récits et les analyses qu’en proposent les chercheurs assermentés de son milieu. Pour éluder l’impasse où son culot sans limites l’a imprudemment engagé, il ne lui reste plus alors qu’à s’abriter sous l’aura, non pas de quelque penseur révolutionnaire comme il se plait à le faire d’ordinaire, mais d’un moraliste et mémorialiste de l’aristocratie du XVIIe siècle. «Comme on sait au moins depuis La Rochefoucauld, les positions d’humilité ostentatoires ne sont rien d’autre que des positions d’extrême arrogance inverties. L’ostentation de la négation de soi, c’est le sentiment de la toute-puissance de soi mais censuré et renversé.» Involontairement et même inconsciemment, si l’on verse à notre tour dans le psychanalysme auquel Lord On s’est il y a peu converti, c’est exactement l’image inversée qu’il tente de donner de sa personnalité. Lord On cède ensuite à un travers familier chez lui : s’ériger en donneur de leçon vis-vis de ses pairs sur le ton péremptoire qu’il affectionne quand on le pousse à bout.
«En réalité, on pourrait souhaiter de la part des intellectuels un peu plus de simplicité dans l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes : ils occupent une place ni nulle ni démiurgique (on a compris maintenant qu’il s’agit de la même chose), ils occupent leur place dans la division du travail politique, point.» «Point» car il ne saurait être question de contester la raison d’être et encore moins la légitimité de cette dernière. Lord On persiste et signe en reconnaissant que si l’intervention des intellectuels «ne renversera pas le monde, elle n’en vient pas moins prendre sa place, ni plus ni moins, dans l’effort combiné qui vise le renversement». «Bref, conclue t-il sans en dire plus sur consistance ladite «place», dans leur registre, et à côté de tant d’autres, ils contribuent [souligné par lui].» Les questions qui viennent dès lors logiquement à l’esprit sont celles de la nature et de la portée exactes de cette contribution. Mais plutôt que d’y répondre précisément sur la base de pratiques de lutte concrètes, Lord On préfère noyer de poisson dans une métaphore culinaire assurément réjouissante, mais qui ne nous renseigne aucunement. «Dans la division du travail politique, rappelle t-il comme s’il avait affaire à des ignares, il y en a qui savent organiser des meetings, qui ont le cœur d’aller tracter à l’aube, qui tiennent des soupes populaires, qui s’y entendent pour agiter les lieux de travail, ou qui ont le talent (pour saisir en photo les mouvements de rue, ou de faire sortir de terre une feuille [???] qui donne à voir la créativité des Gilets Jaunes, et puis il y en a d’autres qui font selon leur spécialisation à eux : intellectuelle.» Qui font quoi ? On n’en sait trop rien car Lord On ne le précise pas mais «on jette tout ça ensemble dans la bouillabaisse. Tu vois l’idée : l’intellectuel n’est pas le chef-cuisinier, il est la rascasse si tu veux. Il est dans la marmite avec les autres.» Et notre marmiton improvisé d’expliquer que «la rascasse ne fait pas toute la bouillabaisse, mais qu’elle elle a son petit goût. » Il serait facile de dire, et je m’en priverai pas, qu’il s’agirait d’un goût de trop peu, et qu’à patauger dans cette ratatouille idéologique, la lutte pour le «renversement» de l’ordre risque bien de s’enliser avant même de commencer.
Lord On néanmoins sent qu’il faut revenir aux choses sérieuses et ne pas laisser ses interlocuteurs et lecteurs sur leur faim avec des amuse-gueule pour débiles mentaux. Ce qui donne lieu à un sermon en bonne et due forme didactique pour remettre dans le droit chemin les intellectuels fourvoyés qui «cèdent sur leur spécificité, c’est-à-dire sur leur spécialisation – ou cèdent à ceux qui, je le dis : par démagogie, leur demandent de céder». D’où une vérité — je n’ose dire de La Palice — qui devrait s’imposer à tous comme allant de soi : «Être spécialisé, c’est avoir appris à faire une certaine chose mieux que les autres ». Et Lord On de s’indigner de ce que «si le boulanger n’a aucun problème à revendiquer de faire mieux le pain que le philosophe, l’inverse soit devenu impossible au philosophe pour ce qui est de son propre travail de pensée». Tout cela par la faute de la «démagogie» de certains «intellectuels», avec des guillemets, donc prétendus. On en arrive ainsi au cœur de ce qui turlupine Lord On : l’accusation de se complaire à contrevenir au précepte de Boileau selon lequel «Ce que l'on conçoit bien s’énonce clairement». Non pas que chez lui les mots pour le dire n’arrivent pas aisément. Bien au contraire. Mais tout se passe comme s’il se plaisait à dégoter des termes peu usités, voire à inventer des néologismes abstrus, le tout combiné avec des tournures de phrase alambiquées, à seule fin de convaincre le lecteur ou l’auditeur qu’il a affaire à un penseur d’une profondeur et d’une originalité hors du commun.
On comprend que Lord On juge absolument insupportable ce genre d’hypothèse qui revient, pour parler clair, à le taxer d’élitisme. Aussi s’en défend t-il comme un beau diable. «En réalité, objecte t-il, personne n’a à gagner à ce que l’intellectuel renonce à la précision – dont il faut admettre qu’elle vient avec de la complication : de catégories, de langage, d’expression, etc. On ne peut pas demander à un intellectuel de produire une analyse qui fasse une différence, c’est-à-dire qui tourne les manières communes de voir dans lesquelles nous sommes englués, et dont, précisément, il s’agit de nous sortir, et de le faire sous une forme qui soit d’accès immédiat : il ne faut pas lui demander ça parce que c’est contradictoire.» On pourrait pourtant, si l’espace et le temps pas ne me manquaient pas, dresser la liste, assez longue, de théoriciens critiques d’envergure qui se sont attachés à démonter minutieusement les mécanismes capitalistes les plus complexes de la domination et de l’aliénation sans l’aide d’un langage inutilement compliqué. Contrairement à ce qu’avance Lord On, on peut avoir une «manière spécialisée de pratiquer la pensée» sans rendre celle-ci inaccessible au plus grand nombre. Il est en outre dérisoire de jouer avec le terme «simplicité» en déplaçant celle qui serait, selon lui, indûment demandée au discours de l’intellectuel alors que c’est de simplification qu’il s’agit, vers celle avec laquelle l’intellectuel «vient prendre place dans la division du travail politique» dont l’existence paraît naturelle à Lord On. Or, telle qu’il en définit le «double principe», «spécialisation» et «complémentarité» (souligné par lui), il se trouve, comme par hasard, qu’elle est exactement calquée sur la division sociale du travail propre au capitalisme, que, à l’instar de la plupart des intellos de la «gogôche» institutionnelle, il s’est toujours gardé de remettre en cause.
Bien au contraire, il s’emploie même à la justifier d’une manière originale qui vaut d’être rapportée. Elle confirme en effet la haute idée que le personnage se fait de lui-même. «On voudrait — ce «on» renvoie ici aux intellectuels sans guillemets, donc authentiques — que le reproche de “faire trop compliqué” et de “ne parler qu’à des initiés” voie [sic] ce qu’il charrie encore de représentation démiurgique de la parole intellectuelle – des masses immenses devraient l’écouter, l’entendre, et sans doute le suivre –, mais aussi, et là paradoxalement, de méconnaissance profonde du caractère collectif de l’activité politique.» Une vision «démiurgique» pourtant pas si erronée si l’on a en tête les foules écoutant en plein air les discours de Jaurès, Lénine ou Fidel Castro ! «Fameux paradoxe en effet, s’écrie néanmoins Lord On, parce qu’on n’oublie pas de psalmodier comme il faut “le-collectif, le-collectif”, mais sans en tirer la moindre déduction logique, notamment quant à la division du travail qu’entraîne nécessairement le collectif». Nécessité postulée et non démontrée mais qui fait loi dans l’esprit de Lord On. Car revue et corri-gée par ses soins, l’émancipation collective n’exclue nullement le maintien de cette division, du moins en matière de savoir, sinon de pouvoir et d’avoir. Elle la requerrait même pour être menée à bien. Aussi Lord On va t-il s’attacher à y «situer convenablement l’intervention intellectuelle». Convenablement, c’est-dire de la façon qui lui convient et bien sûr à son avantage, bien adaptée au droit exclusif qu’il s’est arrogé de concevoir à son gré ladite «intervention intellectuelle»: «c’est accepter que, dans la forme qu’elle a choisie (et qui d’ailleurs peut varier – c’est le cas pour ce qui me concerne), elle produise… les effets qu’elle produit, ni plus ni moins, et que ce sera ça sa contribution, voilà.»
Un «voilà» péremptoire qui en dit long car il exclue toute discussion. Que l’on ne vienne donc pas trouver quelque peu désinvolte ce choix du mode d’intervention — qui n’est d’ailleurs pas opéré par «l’intervention», contrairement à la formulation maladroite de Lord On, mais par l’intervenant —, car «c’est cette méconnaissance de la division du travail qui interdit aussi de voir qu’il y a place en son sein pour une grande variété de registres et de niveaux de discours, et que c’est un bien [souligné par Lord On]. Et de préciser : «Il y a de la place pour des travaux de pointe, sans doute malcommode d’accès, mais qui impulsent des manières de pensée nouvelles qui, avec le temps et le relais d’autres, vont faire leur chemin; et il y a de la place pour des discours qui envoient du bois sans circonlocution – on n’est d’ailleurs pas forcé de demander ça à un seul et même individu.» Aux uns, en somme, de naviguer dans les hautes sphères de la réflexion théorique poussée, aux autres, de traduire en langage basique ce qu’il faut en retenir à l’intention des masses !
Pour clore en beauté l’entretien, c’est à Marx que Lord On va se référer avec l’espoir de river définitivement leur clou aux chercheurs marxiens — et non «marxistes» — qui font la fine bouche devant ses exercices de style pour happy few. Son verdict à l’encontre de ces grincheux est sans appel : «Je me dis que les critiques des “intellectuels hermétiques” qui, par ailleurs portent Marx en bandoulière, n’ont pas dû lire une seule page du Capital.» Supputation burlesque venant de quelqu’un qui n’a dû lire, comme tant d’autres, de l’œuvre de Marx que quelques chapitres épars tout au plus, et encore de manière partielle, sans toujours les avoir compris, au demeurant, sinon de travers, à en juger par certaines de ses élucubrations sur la «nécessaire verticalité du pouvoir» ou le «national étatisme». Mais Lord On tient d’autant plus à s’abriter derrière Marx pour justifier le caractère parfois obscur de sa prose dont la préciosité serait un gage de subtilité, qu’il est de plus en plus persuadé qu’elle est appelée à jouer à son tour un rôle historique analogue aux écrits du grand penseur mais aussi — ce que Lord On omet soigneusement — activiste du communisme.
«Le Capital, affirme t-il, ça n’est pas exactement une promenade de santé, il faut même se le fader7. Marx a beau dire qu’il est très préoccupé de ce que son livre soit “plus accessible à la classe ouvrière”, et même que “cette considération l’emporte sur toute autre”, il n’est pas certain (c’est tout à fait une litote) que beaucoup d’ouvriers y aient eu l’accès qu’il désirait. Et cependant, cette œuvre n’a pas peu compté dans la trajectoire historique du mouvement ouvrier, n’est-ce pas ?» De là à en déduire qu’il en ira de même dans le futur avec ses propres ouvrages, il y a un pas que Lord On n’hésite pas à franchir, même s’il est permis de douter que la «classe moyenne éduquée» à laquelle il s’adresse en priorité pour ne pas dire en quasi-exclusivité, puisse remplacer la classe ouvrière comme force sociale de premier plan pour «renverser le capitalisme». «Des œuvres de pensée, très difficilement accessibles au grand nombre, continue Lord On, peuvent donc, contrairement aux apparences, finir par produire des effets utiles au grand nombre. Il faudrait peut-être s’interroger un peu là-dessus, non ? C’est peut-être que les choses sont un peu moins simples que ne le croient ceux qui voudraient soumettre toutes les interventions intellectuelles à la toise de l’immédiatement accessible par tous.» Lord On feint d’oublier que Marx et Engels se sont également chargés eux-mêmes de «vulgariser» leur pensée — d’«envoyer du bois sans circonlocution» — à l’intention des prolétaires par de multiples voies, écrites ou orales, souvent dangereuses pour eux, relayés par une multitude de militants qui l’avaient plus ou moins assimilée. Point n’est besoin, ose t-on rappeler, de sortir de Norma Sup ou de l’EHESS pour lire et comprendre le Manifeste.
Quel enseignement tirer finalement de ce long entretien ? Tout simplement que Lord On est parfaitement représentatif de ce que l’intelligentsia française est devenue. Lors de ses prestations orales, l’air avantageux et triomphant qu’il arbore lorsqu’il entre en scène avant même d’avoir ouvert la bouche montre qu’il sait d’avance qu’il se trouvera face un public déjà acquis parce celui-ci se reconnaît en lui. Et cela d’autant plus que, à l’instar de son idole, celui-ci méconnaît ce qu’induit d’illusions sur l’anticapitalisme dont il se targue son appartenance à la petite bourgeoisie intellectuelle, cette classe d’«agents dominés de la domination», comme la définissait le sociologue Pierre Bourdieu. Ainsi voit-on les intellectuels qui en sont issus se proclamer à peu de frais «engagés», à la différence de ceux qui par le passé l’étaient réellement au péril de leur carrière voire de leur vie, dans d’autres contextes socio-historiques évidemment. Ce qui n’empêche pas ces m’as-tu-vu diplômés en «sciences sociales» de se décréter sans complexe indispensables à l’émancipation collective, sinon de l’humanité, du moins de celle présente dans l’hexagone. On a l’impression, en fin de compte, — le «on» englobe bien sûr les gens qui partagent cette impression — que, dans son laïus, Lord On prêche avant tout pour sa paroisse.
Quitte à l’offusquer — ce qui est peu probable eu égard à l’infatuation indéracinable de l’individu — ainsi que ses fidèles, si mon commentaire tombait entre leurs mains, il est permis de douter qu’eux et leurs pareils contribuent en quoi que ce soit à faire avancer sur le terrain, et non au travers de palabres pour initiés, la cause des exploités et des dominés. Un dernier exemple pour qui en douterait. Sous couvert de mobilisation générale contre la pandémie, Macron et sa clique de valets du capitalisme financiarisé se préparent, à coups de «confinements et de «couvre-feu», à transformer un régime devenu déjà autoritaire en dictature. Or, notre intelligentsia dont Lord On s’affirme sans conteste comme l’un des fleurons, reste coite quant aux moyens concrets de faire face à une transition qui ne conduit assurément pas au socialisme, mises à part ses diatribes de rigueur contre ce «déni de démocratie» ponctuées de trouvailles littéraires plus ou moins inspirées. Dans un numéro de revue traitant de la question qui nous a occupé et préoccupé, un contributeur avait noté, à propos du radicalisme chic qui imprégnait déjà la littérature «degôche» au tout début de ce siècle, qu’«il serait un peu hâtif de conclure que cette rhétorique, sous prétexte qu’elle montre les dents, réussit à mordre. Car le propos est à ce point abstrait qu’il ne saurait constituer une véritable gêne pour le pouvoir.8» Tout est dit.
3 On sait que l’anglicisme «politiste» tend à être préféré à celui, plutôt péjoratif, de «politologue». Cela pour distinguer le spécialiste « authentique » de science politique, censé faire de la recherche «fondamentale», du «politologue», mot qui rime significativement avec «idéologue» puisqu’il désigne le «commentateur politique» (ex : Jean-Michel Apathie) ou le «conseiller du prince» (ex : Régis Debray). En fait, les «politistes» sont aussi des idéologues en dépit du label «scientifique» apposé à leur activité.
5 Effectivement, puisque Lord On ne parle en général qu’à des gens qui apprécient son sabir universitaire.
6 Robert Castel, Le psychanalysme : l'ordre psychanalytique et le pouvoir, Éditions Maspero, Paris, 1973 (rééditions 10-18, 1976 et Champ-Flammarion, Paris, 1981).
7 Lord On aime ponctuer ses discours d’expressions familières à la limite parfois du vulgaire («se fader», «envoyer du bois», «avoir sur le paletot», «un truc un peu lourd à porter», etc), moins pour faire populaire d’ailleurs que pour épater ses afficionados néo-petit bourgeois par effet de contraste avec les formulations ampoulées qui rythment le reste de sa prose.
8 Adam Garuet, «Radical, chic, et médiatique». In «Les intellectuels, la critique & le pouvoir», Agone 41/42, 2009.