Faisant suite au commentaire d'Annie Lacroix-Riz (voir : "Jacques Sapir fait de la résilience"),
Jacques Sapir nous a communiqué sa réponse :
MA RÉPONSE AU TEXTE DE LACROIX-RIZ
par Jacques Sapir
I. Madame Lacroix-Riz n’a pas aimé le contenu de ma recension, ce qui est son droit. Mais, elle se prononce en commençant par « Je n’ai pas lu l’ouvrage, et ne puis donc me prononcer sur les notes de Rachel Mazuy et Ludmila Stern qui émerveillent Jacques Sapir ». En règle générale on commence par lire, puis on critique, du moins quand on est une universitaire, ce qu’est Mme Lacroix-Ruiz. L’attaque contre Rachel Mazuy qu’elle fait dans les lignes suivantes n’apporte rien. De même, on se tamponne le coquillard que Sophie Cœuré soit sœur de Benoît Cœuré, haut fonctionnaire de la banque centrale européenne. Ce sont des méthodes de mauvaise police et non un travail d’universitaire.
Elle cite Moussinac, Herriot et Charles Alphand pour contester l’existence d’une famine en URSS (et donc aussi en Ukraine) de 1931 à 1933. Elle ferait mieux de se confronter aux travaux de véritables chercheurs sur ce point (1). La liste est longue en effet. Je propose à Madame Lacroix-Ruiz de faire un petit exercice de calcul, à la portée d’un élève de 3ème actuel : qu’elle prenne la population de l’URSS en 1928, qu’elle la multiplie par le croît démographique pour arriver à 1936. Qu’elle la compare avec les chiffres désormais connus des recensements soviétiques (et non par ceux manipulés par le pouvoir soviétique). Elle constatera un « manque » démographique d’environ 9 millions de personnes. Qu’elle révise les hypothèses de croît démographique pour tenir compte de la baisse de fécondité qui survient lors d’une famine. Elle aboutira alors à un « manque » d’environ 5 millions de personnes. Ce manque représente la « surmortalité » de l’époque, concentrée sur les années 1931-1933. J’ai fait et présenté ce calcul dans ma thèse de 3ème cycle soutenue en 1980(2). La chute brutale de la production agricole que l’on constate entre 1928 et 1933, chute qui fut aggravée par une exportation massive des céréales, ne laisse pas de doute sur ce sujet (3). De plus elle confond dans le texte de Lynne Viola ce qui touche aux « koulaks » et ce qui touche à la paysannerie toute entière. C’est un cas manifeste de contre-sens dans la lecture d’un texte.
II. Je critique la préface de Christophe Prochasson de manière très claire. Ici aussi, on se tamponne le coquillard de savoir qui est le mari ou l’amant de qui. Là encore, ce sont des méthodes de basse police. Seuls les textes comptent.
III. Madame Lacroix-Riz n’a pas lu le livre que je recense (elle l’avoue elle-même), mais visiblement elle n’a pas lu la recension non plus. L’affirmation suivante est ainsi fausse : « Jacques Sapir passe à la vision générale de l’URSS et de Staline, et s’aligne sur la vision, universelle en France, d’un Staline complètement isolé de la société soviétique, qu’il martyrise jusqu’à la pulvériser. »
(a) Je ne parle jamais de Staline mais de direction stalinienne, soit d’un groupe de dirigeants et de cadre.
(b) Je parle de trois crises, qui sont largement documentées, qui se situent simultanément et sur lesquelles j’ai travaillé, dans ma thèse de troisième cycle comme dans ma thèse d’Etat. Ces crises ont existé, n’en déplaise à Madame Lacroix-Ruiz. Elles sont le produit d’actions intentionnelles ET non-intentionnelles de la direction stalinienne. Je le dit en toutes lettres.
(c) Madame Lacroix-Riz « oublie » de parler du phénomène de promotion d’une « nouvelle élite » qui caractérise globalement cette période (ici aussi j’ai fourni des chiffres sur l’ampleur démographique – plusieurs millions de personnes - de ce phénomène dans ma thèse de 3ème cycle). Cette « nouvelle élite » deviendra la base du pouvoir stalinien à partir de la fin de la période. J’ai aussi analysé dans ma thèse de 3ème cycle (que je regrette de devoir tant citer au risque d’épuiser la patience du lecteur) les processus sociaux par lesquels cette « nouvelle élite » diffuse son pouvoir en URSS.
(d) Madame Lacroix-Riz ne comprend visiblement pas que je parle dans ma recension d’une année, 1934, qui fut très particulière. Si je parle de « bulle » c’est UNIQUEMENT pour les quelques mois qui séparent la fin du XVII congrès du parti de l’assassinat de Kirov.
IV. Sur la « guerre » qu’auraient mené les « puissances occidentales » contre l’URSS, il y a un peu de vrai et beaucoup de faux. Les accusations contre les accusés des procès de Shakty et du « PromPart » ont été reconnues comme fausses. Ici encore elle tire des conclusions de fragments de phrases hors de tout contexte. Le livre qu’elle cite « The Great Conspiracy » est largement un faux. Non que les chancelleries occidentales aient eu une quelconque sympathie pour l’URSS. Mais, les accords industriels et commerciaux se sont multipliés de 1929 à 1939 avec différents pays, les États-Unis et la Grande-Bretagne, la France (vente de licence pour les moteurs Gnome-Rhône et Hispano) mais aussi l’Italie fasciste (qui va aider les chantiers navals soviétiques à produire des navires de guerre (4)) et l’Allemagne. J’ai traité des conséquences de cela dans la recension faite en 2016 du livre de G. Vidal « Une alliance improbable – L’armée française et la Russie soviétique 1917-1939 » (5).
V. Quand on parle d’une période, on évite les digressions sur des périodes très éloignées. Si Madame Lacroix-Riz veut parler de l’URSS de 1934, qu’elle s’en tienne à la NEP et aux années 1930. Elle est historienne, elle le sait. Mais elle ne l’applique pas car ce qu’elle défend est indéfendable et donc elle cherche à « noyer le poisson ».
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Lewin M., La Paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930, préface de Roger Portal, Paris, La Haye, Mouton, 1966. Davies R. W. et Stephen G. Wheatcroft, Industrialisation of Soviet Russia : Years of Hunger, London, Palgrave, 2003. Wheatcroft S.G., « More Light on the Scale of Repression and Excess Mortality in the Soviet Union in the 1930s », in J. Arch Getty et Roberta T. Manning (dir.), Stalinist Terror : New Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, pp. 278-290. Viola L., « La famine de 1932-1933 en Union soviétique », in Vingtième Siècle-Revue d’Histoire, 2005/4 (no 88), pp. 5 à 22.
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Sapir J., Organisation du travail, classe ouvrière et rapports sociaux en URSS de 1924 à 1941, Thèse de 3e cycle à l'EHESS, 20 mai 1980, 2 vol., 570 p.
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Wheatcroft S.G., "Soviet Agricultural Production in the 1920s and 1930s", in C. Bettelheim (ed.), L'Industrialisation de l'URSS dans les années trente, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1982.
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Samuelson L., Plans for Stalin’s War Mchine – Tukhachevskii and Military-Economic Planning, 1926-1941, Macmillan, Basingstoke, 2000 ; tableau 7.8., p. 182. Harrison M. et Davies R. W. (1997), « The Soviet Military-economic Effort during the Second Five-year plan (1933-1937) », in Euro-Asian Studies, 1997, n°3.
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https://www.marianne.net/debattons/billets/l-armee-francaise-l-urss-et-la-pologne