Il fut un temps... 20 ans déjà, où Le Monde diplomatique ouvrait encore ses colonnes à des historiennes réfractaires au décervelage activement promu par l'appareil idéologique, et farouches contradictrices de la composante universitaire de cet appareil devenu bureaucratique et simple porte-voix de ses maîtres atlantistes.
On pouvait alors encore dénoncer les impostures de notre nomenklakulture et les sornettes formatées que déjà on enseignait aux générations de futurs maîtres ignorants.
Ainsi en 1995 puis en 1999 Annie Lacroix-Riz, pouvait encore informer le public français des avancées des historiens scientifiques anglo-saxons, sur les épisodes décisifs de l'histoire contemporaine dans les "organes de presse de référence" des honnêtes bourgeois encore soucieux d'apprendre quelque chose, sur ce qui les avait amenés là...
Mais la première guerre froide a finalement vu triompher l'impérialisme (stade ultime du capitalisme, comme chacun sait) et ce genre d'exception culturelle n'eut plus droit de citer, dans une pays désormais totalement vassalisé.
L'Histoire devint donc, comme toujours, celle des vainqueurs au détriment de la vérité car il n'y avait plus aucun motif à entretenir l’illusion d'un débat, a fortiori le doute sur les "bonnes intentions" du vainqueur.
Ce mois d'août est l'anniversaire d'un des pires crimes de guerre commis au cours d'un conflit mondial qui n'en manqua pas,
crime qui demeura pourtant impuni (tandis qu'on en avait pourtant pendus pour moins que ça parmi les vaincus),
ce crime fut admis comme "humanitaire" par ses propres victimes et glorifié par ses commanditaires,
ce crime marqua le début d'une nouvelle ère.
Ce crime donc est, en sa date anniversaire, l'occasion d'informer le jugement des plus jeunes générations sur la réalité et les origines du processus de propagande et de désinformation qu'on leur présente aujourd'hui sous le vocable de "fake news". Leur faire ainsi découvrir comment la barbarie est devenue "ordinaire" et surtout comment elle a changé de camp ...
par Annie Lacroix-Riz
Cet ouvrage consacré à “ l’ombre d’Hiroshima ” est passionnant à un double titre, civique et scientifique.
Civique, parce que son histoire illustre les difficultés de la pensée indépendante, et la récurrence du maccarthysme, cette “ Grande Inquisition des années 50 ”, au sein des institutions officielles ou officieuses confrontées aux rigueurs de la recherche de la vérité historique. Le Smithsonian Institute, qui voulait commémorer par vaste exposition en 1995 le cinquantenaire du bombardement d’Hiroshima, attendait des historiens sollicités qu’ils confirment les quatre “ articles de foi ” de la “ légende ” entretenue auprès du peuple américain (et des nations étrangères) depuis août 1945 :
1° on aurait ainsi évité 500 000 voire un million de pertes américaines ;
2° prévenu par tous les moyens les populations d’Hiroshima et Nagasaki menacées ;
3° visé ces deux villes parce qu’elles étaient des “ objectifs militaires légitimes ” ;
4° Truman aurait fait là un choix aussi légitime entre l’usage de l’arme atomique et “ la perspective effrayante d’une coûteuse invasion militaire du Japon ”. Ledit institut renonça à son projet quand il s’avisa que les historiens, grands noms de la science américaine, ne céderaient pas aux sirènes du vieux mythe des “ 500 000 vies américaines sauvées ” : à l’espoir de l’autocensure respectant de ce mythe succéda donc la censure.
Les historiens sollicités par les deux directeurs de la publication de ce livre, spécialistes de l’histoire politique et militaire de la Guerre froide parfois depuis plusieurs décennies (Gar Alperovitz, Barton Barnstein, John Dower, Robert Messer et Martin Sherwin), se sont attelés à la tâche scientifique. Ils ont démontré dans ce livre-synthèse, archives à l’appui comme dans leurs travaux antérieurs, à quel point le mythe était creux ; et comment cet acte de barbarie fut, selon une expression de 1948 (citée par R. Messer) moins “ le dernier acte militaire de la Deuxième Guerre mondiale que la première opération majeure de la Guerre diplomatique froide avec la Russie ” qu’il convenait d’intimider, pour lui faire admettre qu’elle ne pourrait autant qu’elle l’espérait tirer profit de sa victoire militaire très chèrement acquise sur le continent européen (parties I et II).
L’ouvrage comprend également d’autres types de contributions : textes originaux ou postérieurs à 1945 des décideurs du temps, des scientifiques et autres personnalités opposés à l’usage de l’arme atomique contre des populations sans défense (III : “ les premières critiques ”) ; exposés précis sur les modalités de la censure et de l’annulation de l’exposition prévue (IV) ; témoignages déchirants de médecins et autres contemporains japonais, et bilans tirés aujourd’hui, notamment un débat de 1995 entre les maires des deux cités martyres (V) ; documents militaires et politiques, enfin, de juin à août 1945 : notamment la pétition signée le 17 juillet par 71 scientifiques associés au Plan Manhattan (de construction de la bombe atomique), mise en garde de nature morale contre la tentation d’utiliser la bombe contre des populations civiles et comme instrument de gestion des relations internationales futures par la puissance américaine seule dotée de tels “ moyens de destruction ”.
Une réussite, et un modèle qu’on aimerait voir imité chez nous : à quand une synthèse de ce genre sur les circonstances de la défaite de 1940 ou les guerres coloniales, incluant l’analyse des entraves diverses placées devant le libre travail scientifique ?
Version courte parue dans Le Monde diplomatique, janvier 1999, p. 31, https://www.monde-diplomatique.fr/1999/01/LACROIX_RIZ/2676
Commentaire de la synthèse de Ward Wilson, « The winning bomb ? », International Security, vol. 31, No. 4 (Spring 2007)
La synthèse de 2007 de Ward Wilson, nourrie de travaux fondés sur les archives américaines et japonaises, confirme les études antérieures sur le sens de la politique américaine. Elle atteste que la double attaque nucléaire a seulement permis aux États-Unis :
— de refuser à l’URSS, habilitée en vertu des accords de Yalta à occuper le Japon « dans les trois mois suivant la fin de la guerre [la capitulation allemande] en Europe », « la part décisive » qui lui revenait dans la circonstance. L’auteur, après bien d’autres historiens, rappelle que ni dans ce conflit ni dans tout autre qui suivit (notamment la guerre du Vietnam), les bombardements de terreur, dirigés contre les populations, n’ont été à l’origine de la moindre victoire militaire ;
— de s’imputer l’exclusivité d’une victoire écrasante contre le Japon et d’en guider l’avenir sans que le vainqueur militaire de la Deuxième Guerre mondiale, susceptible d’obtenir dans les meilleurs délais la capitulation japonaise, ait voix au chapitre.
On va ici très au-delà de la simple tentative de terroriser le Japon mais aussi l’Union Soviétique épuisée par la guerre, la perte de près de 30 millions de ses citoyens et la destruction de sa partie européenne, c’est-à-dire d’une partie encore essentielle de sa puissance économique, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle les États-Unis auraient été « militairement » invincibles [1].
L’armée rouge envahit, comme prévu, à l’aube du 9 août 1945, la Mandchourie, avec « 1 500 000 hommes [… et] une supériorité en tanks de 5 contre 1, et progressa rapidement. »
« Si l’intervention [militaire] soviétique achevait la guerre avec le Japon, les Soviétiques pourraient revendiquer leur capacité à réaliser en quatre jours ce que les États-Unis n’avaient pu accomplir en quatre ans, et l’influence soviétique aurait grandi. » (p. 176)
Cette issue porta au sommet la guerre de terreur conduite par les États-Unis contre la population japonaise beaucoup plus que contre les forces armées japonaises (notons que l’URSS ne pratiqua jamais le moindre bombardement contre les populations). Avant les deux explosions sur Hiroshima puis Nagasaki, le « bombardement des villes » par les B-29 [de Boeing] avait causé des ravages effroyables, très supérieurs aux chiffres des 6 et 9 août : un seul bombardier venu des îles Marianne larguait 8 à 10.000 livres de bombes, et chaque attaque sur une ville avait représenté un quart à tiers du bilan d’Hiroshima, sachant en sus que la répartition des bombes était à chaque fois largement étendue, et non limitée au centre urbain.
La campagne de bombardiers américains entamée en mars 1945 contre les villes japonaises [… d’effectif souvent modeste,] 30 000 habitants [,…] tua plus de 333 000 civils et en blessa 472 000, fit plus de 8 millions de sans-abri et incendia environ 460 km2[177 miles carrés] de zone urbaine. […] pendant tout l’été, les villes japonaises avaient été bombardées à une moyenne d’une attaque par jour. Dans les trois semaines précédant le bombardement d’Hiroshima, 25 villes furent attaquées, « dont huit, soit près d’un tiers, subirent de plus grandes pertes qu’Hiroshima » [2] L’issue créée par les frappes nucléaires, au bilan très inférieur aux ravages perpétrés depuis mars 1945, ou la thèse de « la supériorité scientifique » écrasante et imprévue, arrangeait singulièrement le régime impérial : d’une part, elle l’exonérait de l’échec politique et militaire de sa stratégie impérialiste, mortelle pour le peuple japonais, et, d’autre part seule l’intervention américaine exclusive permettrait de maintenir, au contraire de ce que promettait une victoire soviétique.
[1] Cette remarque est de mon fait.
[2] Art. cit., graphique p. 169, avec liste des villes frappées du 16 juillet au 5 août, et sur les 25, deux presque autant)
Annie Lacroix-Riz, professeur émérite, université Paris 7,
6 août 2019
initialement publié sur le site du PRCF