Sauver la planète : au profit de qui ?
Par Jean-Pierre Garnier
«Sauver la planète», tel est le mot d’ordre unanimiste et consensuel lancé pour la décennie qui vient par tout ce que ladite planète compte de voix autorisées pour mobiliser «l’opinion publique» qu’elles ont pour mission d’informer, de former et surtout d’enfumer. À qui s’adresse t-il ? À tout de monde, en principe, c’est-à-dire à la fois à chacun pris individuellement et à tous pris collectivement. Les humains considérés dans leur ensemble seraient en effet responsables de la dévastation de l’écosystème qui, à se poursuivre, les mènerait inexorablement à leur perte. Pour bien marquer la culpabilité de l’humanité entière dans la modification dévastatrice voire suicidaire de son environnement naturel, un concept a été forgé désignant l’entrée dans une nouvelle ère dont l’horizon possible ne serait rien moins, paradoxalement, que la fin du monde vivant : l’«anthropocène».
Cette innovation sémantique sert de substrat idéologique à toute une série de discours pseudo-scientifiques visant à légitimer la tentative des pouvoirs en place ou de ceux qui aspirent à leur succéder d’enrôler les esprits crédules sous le signe de l’«urgence écologique». Il est néanmoins des gens, certes très minoritaires, qui refusent et récusent cette vision catastrophiste et dépolitisée d’un risque, à un terme plus ou moins rapproché, d’«effondrement» de la biosphère et, avec elle, des civilisations qui s’y étaient développées à ses dépens. Pour ces sceptiques dotés d’un minimum de clairvoyance politique, ce ne sont pas «les humains», toutes catégories confondues, à qui ce cataclysme annoncé doit être imputé, mais au système socio-économique sous l’emprise duquel ceux-ci vivent ou survivent aujourd’hui. À savoir le capitalisme. Un capitalisme parvenu à pénétrer et englober tous les sphères de l’activité humaine, et donc celles qui, sous son influence, contribuent à la détérioration du milieu ambiant par la pollution ou la prédation au point de le rendre à la longue purement et simplement invivable. D’où la nécessité d’abandonner la notion fallacieuse d’«anthropocène» pour celle de «capitalocène».
De là à en déduire que si «effondrement» il doit y avoir, ce ne pourra être que celui du capitalisme, il n’y a qu’un pas, vite franchi par certains marxistes de la chaire ou anarchoïdes libertaires. Empressés une fois de plus à prendre leur désir de «révolution» ou plutôt, maintenant, d’«émancipation» pour la réalité (1), ils en sont déjà à se féliciter de voir le capitalisme promis à s’effondrer sous l’effet de la contradiction écologique qu’il aurait lui-même engendrée. À la fin du siècle précédent, les m
Pour les théoriciens les plus audacieux, à savoir les valeureux pourfendeurs de «la valeur», bourgeoisie et prolétariat ont disparu comme acteurs collectifs de l’histoire, pour ne rien dire de la petite bourgeoisie intellectuelle dont ils font pourtant partie et qui n’a jamais existé à leurs yeux. Comme le serine l’un de leurs gourous, «la société capitaliste n’apparaît plus divisée simplement en dominateurs et dominés, exploiteurs et exploités, bourreaux et victimes. Le capitalisme est toujours plus visiblement une société gouvernée par les mécanismes anonymes et aveugles, automatiques et incontrôlables de la production de valeur. (3)» Seule compterait donc désormais la «guerre générale des hommes» — et des femmes, bien entendu —, toutes classes rassemblées aurait-on précisé naguère, contre cet ennemi de plus en plus évanescent qu’est «la valeur», qui joue un peu pour ces férus de «postcommunisme» le rôle des moulins à vent que Don Quichotte prenait pour des géants (4). Une guerre sans merci dont le théâtre ne dépasse pas le microcosme des enceintes universitaires, des maisons d’édition et librairies spécialisées et autres lieux consacrés, squattés ou non, où ces activistes du verbe aiment à se rencontrer pour échanger en vase clos dans un entre soi sans contradicteurs et à l’abri des conflits mortifères déclenchés par les puissances impérialistes et leurs vassaux pour continuer à s’approprier les ressources de la planète.
D’autres, plus timorés, persistent à espérer limiter les dégâts en limitant les besoins des humains, «la question du siècle», affirme l’un d’entre eux, sociologue épris de «radicalité citoyenne», à ceux «soutenables pour l’environnement», définis et légitimés, comme il se doit, dans le cadre d’«une démocratie écologique future »(5). Une démocratie non seulement demeurée «représentative» et donc, osons le signaler, formelle pour ne pas dire bourgeoise, mais où, en plus, le pouvoir législatif censée la réaliser et la légitimer a été peu à peu neutralisé par le pouvoir exécutif, réduisant le parlement au statut d’appendice de ratification et de justification des décrets du gouvernement, lui-même de plus en plus directement soumis — via la Commission européenne, en particulier — aux impératifs d’un capitalisme sans patrie ni frontières. Dans ce contexte, la limitation des besoins imposée par l’État reviendra comme à l’accoutumé à contraindre les classes populaires à se serrer la ceinture, mais sans possibilité pour elles, désormais, de résister à l’aide des contrepoids institutionnels traditionnels. Pas question évidemment de démanteler et restructurer l’appareil productif capitaliste — ce qui supposerait d’en déposséder les possédants — qui, outre les «biens» de consommation et les «services», produit aussi, via la publicité, la manière et surtout le désir de les consommer. Pour plus de détails sur les solutions dérisoires visant à placer la «croissance» sous le signe de la «sobriété», il suffira de se reporter à la littérature déjà pléthorique consacrée à la fameuse «transition écologique» qui, à défaut d’en finir avec le capitalisme, aurait le mérite de le reverdir.
C’est dans ce sens que prêchait il y a peu un éditorialiste de L’Humanité (et directeur de la rédaction du journal), alerté par un constat des plus alarmistes du GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) sur l’impasse où menait «le mode de production et de consommation que nous connaissons» (6). Jouant avec les mots, la une du journal «communiste» titrait : «Un autre mode est possible». À première vue, cet intitulé laissait entendre que le mode de production capitaliste, qui s’avère de plus en plus aussi comme un mode de destruction tant de l’humain que de la nature, devrait laisser la place à un autre. L’éditorialiste montrait d’ailleurs son souci de rompre avec la doxa unanimiste de règle dans les médias dominants consistant à noyer le poisson de la responsabilité des désastres écologiques dans le marais de la culpabilité collective. «“L’humanité épuise la terre”, titre doctement journal Le Monde. L’humanité ? », s’exclamait le journaliste de l’Huma avec un étonnement feint. «Comme si les habitants des favelas de Rio, poursuivait-il, avaient une responsabilité dans le déboisement de l’Amazonie, comme si les choix de remplacer les cultures traditionnelles par l’huile de palme ou la monoculture du soja émanaient des salariés indonésiens ou américains, comme si la dévolution de champs pour fabriquer des agrocarburants était le décision des habitants de Saint-Denis ou de Sens ! » Et de mette les points sur les i : «Ce qui épuise la terre, c’est la course forcenée au profit, c’est le court-termisme des multinationales, une mondialisation qui exacerbe les concurrences et les gâchis.» Bref, «Le capitalisme et son“talon de fer”, comme l’écrivait Jack London». Avouons, quitte à déplaire à d’aucuns, que cet embryon journalistique d’analyse concrète de situation concrète a au moins le mérite d’être plus compréhensible et plus mobilisateur pour le lecteur lambda que les considérations éthérées et alambiquées sur le règne omniprésent de «la valeur», supposées rendre caduque et chimérique toute approche marxiste ou marxienne de la réalité sociale contemporaine.
Bien sûr, L’Humanité reste l’hebdomadaire d’un parti qui n’a plus de communiste que le nom. La référence à son fondateur, Jean-Jaurès, qui figure sur sa première page en lieu place de la faucille et du marteau, semble indiquer que c’est à la tradition socialiste «modérée» qu’il faille désormais le rattacher. En matière d’écologie climatique, agricole, et alimentaire, en tout cas, «battre en brèche les logiques dominantes», comme le recommande gaillardement l’éditorialiste pour «donner un nouveau cours au développement de l’humanité», n’impliquerait, à le lire, aucun changement de cap décisif remettant en cause, entre autre, l’appropriation privée des moyens de production et d’échange dans les domaines concernés. «Agriculture à taille humaine», «produits écologiquement maîtrisés», «économie émancipée [sic] des gaspillages, des énergies carbonées et des concurrences généralisées»… : autant de solutions d’inspiration technoscientifique conformes au tout venant de ce qui est proposé par la plupart des écologistes bon teint (vert).
Au vu de ce qui précède, on serait en droit de se demander si derrière l’impératif du sauvetage de la planète ne se dissimulerait pas le souci de sauver le capital. Mais pareille supputation impliquerait que l‘existence de celui-ci et de sa société se trouve réellement menacée, non pas par la dévastation du milieu naturel qu’il provoque, mais par une éventuelle levée en masse révolutionnaire qui en résulterait de la part des victimes de cette dévastation. Or, il faut bien constater que celle-ci se fait attendre depuis pas mal de temps déjà, si tant est qu’il y ait encore de nos jours un pourcentage conséquent du genre humain non seulement saisi par une telle attente, mais disposé à s’engager concrètement pour l’écourter. Si engagement il y a jusqu’à présent, notamment parmi les activistes des nouvelles générations des pays les plus «développés», ce serait plutôt en faveur de la «cause environnementale» dont ils semblent méconnaître la visée ultime : aider le capitalisme à jouer les prolongations.
Dans un ouvrage par ailleurs fort bien documenté et argumenté, Razmig Keucheyan, le sociologue mentionné plus haut, voit venir le temps des «guerres vertes» sous l’effet de la militarisation de l’écologie politique, succédant à la «guerre froide» du siècle dernier et aux doctrines d’anéantissement de l’ennemi qui leur correspondait (7). Mais lesdites «guerres vertes», externes ou internes, s’effectuent à la seule initiative des puissants sans déboucher en retour sur ce que les anarchistes du XIXe siècle appelaient la «guerre sociale» menée par les classes populaires, perspective devenue étrangère aux représentants diplômés de la pensée critique contemporaine. R. Keuchayan est au demeurant bien conscient de l’impasse où les a conduit leur incapacité à imaginer d’autre issue à la crise écologique que celle allant dans le sens du maintien de l’ordre capitaliste. «À l’heure actuelle, la question serait bien plutôt de savoir si l‘on trouve encore des forces révolutionnaires à mêmes de porter un projet de changement social radical, ou si un tel projet, appartient à une époque révolue»(8). Une question qui, entre nous soit dit, vaut également et d’abord pour le front «social», celui de l’exploitation. Mais qui n’a guère de chance de trouver une réponse autre que dilatoire si l’on s’en tient aux présupposés idéologiques qui ont amené R. Keuchayan à la poser, typiques de ce qu’il est convenu d’appeler la «gauche radicale».
Passons sur le postulat pour le moins sommaire selon lequel la «guerre froide» appartiendrait à une période d’un autre âge. Depuis l’écroulement du mur de Berlin, la russophobie délirante a pris le relais de l’antisoviétisme acharné au sein des élites dirigeantes du capitalisme occidental, avec peu ou prou les mêmes doctrines militaires qu’à l’époque où le «péril rouge» était supposé menacer le «monde libre». À cela s’ajoute une sinophobie promise à un bel avenir avec l’affaiblissement du capitalisme étasunien et de ses vassaux face à l’essor du capitalisme d’État chinois. À cet égard, les «nouvelles guerres» où les «guerres vertes» s’inscriraient continuent d’emprunter beaucoup aux guerres conventionnelles qui ont jalonné la guerre froide, malgré d’indéniables innovations (stratégie du chaos, «regime change» par mercenaires ou terroristes interposés, alibis humanitaires, etc.). R. Keuchayan, qui reprend en partie à son compte ce paradigme made in USA des «nouvelles guerres», reconnaît pourtant lui-même qu’il «rend très mal compte du “nouvel impérialisme” apparu après la chute de l’URSS, c’est-à-dire des expéditions impérialistes menées au cours des trois dernières décennies». Interventions qui, mises à part l’invasion de l’Irak et la destruction du pays par l’armée étasunienne, condamnées alors en France par le président de la République Jacques Chirac et son ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin, n’ont suscité aucune manifestation de protestation digne de ce nom de la part de notre gauche bien pensante, y compris «radicale», celle-ci allant même jusqu’à prendre pour argent comptant la propagande diffusée par les médias mainstream pour diaboliser les «nouveaux Hitler» des temps présents (Slobodan Milosevic, Saddam Hussein, Muammar Kadhafi, «Bachar», l’abominable «bourreau de Damas») et leur «régimes» honnis (9). Et à qualifier de «rouges-bruns» les mauvais esprits qui ne partageraient pas leur point de vue. Dès lors, par quel miracle ou paradoxe, nos rebelles de confort hexagonaux, totalement aveugles sur les rapports de forces dominants à l’échelle géopolitique internationale, pourraient-ils être porteurs d’un quelconque «projet de changement social radical» qui mettrait à profit la «crise environnementale» à laquelle les capitalistes, leurs dirigeants politiques et leurs experts doivent faire face ? D’autant que ceux-ci ont assez bien réussi jusqu’ici à tirer parti de cette crise au point de faire en sorte que le système socio-économique dont ils sont à la fois les garants et les bénéficiaires se perpétue sur des bases renouvelées.
«S’il est une caractéristique dont ce système a fait la démonstration, c’est sa stupéfiante résilience, sa capacité à se réinventer sans cesse pour surmonter ses crises. » Ce diagnostic que R. Kecheuyan nous livre dans la conclusion de son ouvrage apparaîtra comme un truisme à quiconque aura lu Marx autrement qu’en survolant son œuvre. Quant à la stupéfaction qu’il provoque chez l’auteur, il serait trop facile de l’imputer à une lecture insuffisante des écrits marxiens ou, plus simpliste encore, à la naïveté. Sans s’attarder ici sur le sujet, elle renvoie à l’inconscience de classe du petit bourgeois intellectuel qui ignore la fonction structurelle ou, pire, n’en veut rien savoir d’agent dominé de la domination impartie à sa classe par la division capitaliste du travail, et qui en fait un acteur clef de cette «résilience» qui laisse pantois R. Keuchayan. C’’est-à-dire, en termes matérialistes, de la reproduction des rapports de production selon la dialectique mainte fois décrite et analysée du changement dans la continuité. C’est, en effet, parmi les membres de cette «classe moyenne éduquée» — pour reprendre une appellation officielle non contrôlée sinon par eux — que sont recrutées les troupes, autres que militaires, de l’armée déployée sur le «champ de bataille» que serait la nature : scientifiques, ingénieurs, cadres, techniciens, économistes, managers, chercheurs, enseignants, designers, publicitaires ou journalistes qui occupent à un titre ou à un autre le créneau de «l’écologie », sans parler évidemment des politiciens qui, de plus en plus nombreux, en font le tremplin et le point s’appui de leur carriérisme. C’est avec leur concours que le capitalisme s’est montré «capable non seulement de s’adapter à la crise environnementale, mais de surcroît d’en tirer profit» (10). Et que cette crise, loin d’aggraver la crise économique, «permet peut-être au capitalisme, comme le déplore R. Keucheyan, de trouver des solutions durables au déclin du taux de profit, en marchandisant des secteurs de la vie sociale et naturelle jusque-là à l’abri de la logique du capital». À cela il conviendrait d’ajouter, sur le plan idéologique, le formidable instrument de légitimation de l’ordre des choses existant que constitue l’écologisme — l’«escrologie», disent les mauvaises langues —, approche prédominante de la relation entre société et nature où les rapports de classes passent à la trappe.
À juste titre, R. Keuchayan rappelle, pour conclure, le caractère indispensable de la «fonction d’intermédiaire ou d’interface» qui revient à l’État pour réguler le rapport entre l’accumulation du capital et la nature, qu’il s’agisse d’organiser l’accès à ses ressources ou de gérer les effets négatifs de toutes sortes dus à son exploitation. Mais «empêcher l’État d’œuvrer en faveur des intérêts à long terme des classes dominantes», dans le domaine écologique comme ailleurs, comme le souhaite l’auteur dans le dernier paragraphe de son livre, relève du vœu pieux tant que l’on pense pouvoir y parvenir par la voie électorale, celle précisément balisée par l’institution étatique qui n’a pas pour raison d’être d’œuvrer à son propre dépérissement. Or, c’est bien cette voie, pour ne pas dire cette impasse, que R. Keucheyan s’entête à vouloir emprunter, au vu de sa participation récente, avec nombre d’autres figures de proue en vue de la «classe moyenne éduquée», à un «big bang» intello-mondain mis en scène dans un cirque à la veille des vacances d’été, censé offrir à une pseudo-gauche en perdition «le nouveau modèle et le nouvel imaginaire» qui, selon les initiateurs[trices], lui ferait défaut (11). Si «la nature est un champ de bataille», il est quand même douteux que l’on puisse enfin passer à la contre-offensive en faisant les clowns entre amis sous un chapiteau.
Jean-Pierre Garnier
(1) Vocable passe-partout et fourre-tout devenu en vogue parmi les rebelles de confort. cf. Jean-Pierre Garnier, Émanciper l’émancipation, Éditions critiques, 2018
(2) Jean-Baptiste Malet, «La fin du monde n’aura pas lieu», Le Monde diplomatique, août 2019
(3) Anselme Jappe, «Être libre pour la libération ?», Réfractions, n°28, printemps 2012.
(4) Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. Une présentation critique du groupe Krisis, L’Harmattan, 2004.
(5) Razmig Keuchayan, « Revoir les étoiles, naissance d’une revendication», Le Monde diplomatique, août 2019.
6) Patrick-Appel Muller, «Une terre pour l’humanité», L’Humanité, 9-10-11 août 2019.
(7) Razmig Keuchayan, La nature est un champ de bataille, Zones, 2014
(8) Ibid.
(9) Cf. Jean-Pierre Garnier, «Les idiots utiles de l’impérialisme» in Le Grand Guignol de la gauche radicale, Éditions critiques, 2018
(10) La nature est un champ de bataille, op. cit.