« Europe: l’académisme contre l’Histoire »

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Par Annie Lacroix-Riz

 

Introduction

 

Les préparatifs des élections européennes donnent couramment lieu à un torrent d’interventions de personnalités, historiens en tête, en faveur de l’Union européenne et contre toute critique. En mars-avril 2019, le flot d’indignation s’est concentré sur l’ouvrage de Philippe de Villiers, J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu, présenté en modèle des « contrevérités » et du « complotisme » anti-européens. Il n’était pas question, peu avant une nouvelle échéance électorale « européenne », de laisser sans châtiment ce qui a été tenu pour un assaut périlleux contre l’Union européenne et l’atlantisme. Du service public audiovisuel à la presse écrite, un déluge s’est déversé, consultation des « historiens de référence » à l’appui. Ainsi, et entre autres, Le Monde, le 14 mars1 , France Culture, le 20 mars2 , Le Monde, le 27 mars3 , ont-ils mis solennellement en garde leurs lecteurs contre le « tissu de faux-semblants » dont cet « europhobe convaincu » se serait rendu coupable « sur les origines de la construction européenne ». La dernière « tribune » susmentionnée, signée par « d’éminents historiens européens », a inspiré divers journalistes, telle Anne-Sophie Mercier, qui en a fait un « copié-collé » rageur dans Le Canard enchaîné du 3 avril4

« Paranostradamus. “L’Agité du bocage” a une vision de la fondation de l’Europe apocalyptique et l’art de transformer ses fantasmes en vérités historiques ». . Elle n’épuise pas la liste des appels académiques à gommer l’histoire vraie de la construction européenne (ou américano-européenne) d’après 1945, qui se sont poursuivis sur le même mode, notamment, dans Le Monde le 17 avril5 , par deux des signataires du 27 mars, Robert Frank et Gérard Bossuat, et le 19 avril, par une nouvelle équipe internationale, à l’initiative de deux universitaires de Lille, Stéphane Michonneau et Thomas Serrier6.

La « tribune » du 27 mars est centrée sur deux thèmes décrétés « europhobes » :

– 1° « Les attaques approximatives et tendancieuses contre trois bâtisseurs de l’Europe »: Jean Monnet, Robert Schuman et Walter Hallstein », et, simultanément, sur l’argumentation centrale de Villiers, l’origine très américaine de l’Union européenne. J’y consacrerai l’essentiel du texte qui suit

– 2° L’atteinte portée par Villiers « à l’honneur des chercheurs français et européens engagés dans les études sur l’Union européenne », qui me servira de brève conclusion.

Les signataires de ces assauts déclarent combattre « les attaques approximatives et tendancieuses [menées] contre » le trio ciblé des « pères de l’Europe » à coup d’affirmations directement puisées aux fiches Wikipédia quand celles-ci (en langue française, particulièrement) servent les arguments présentés : le cas est particulièrement frappant pour Walter Hallstein. « Défendre » leur chère « Europe » assaillie sans s’astreindre à la démonstration archivistique est la méthode habituelle des « éminents historiens européens ». Assurés de trouver un accueil chaleureux dans tous les grands moyens d’information et disposant de l’énorme écho que cette bienveillance confère auprès de la population, ils s’estiment consécutivement dispensés de présenter les sources de leur philippique contre les « insinuations » et « la méthode insidieuse » de M. de Villiers.

 

 

« D’éminents historiens européens »
contre le royaliste documenté Philippe de Villiers.

 

L’ouvrage incriminé le confirme, et ses derniers chapitres de manière caricaturale, Philippe de Villiers est assurément un parangon contemporain du royalisme vendéen. Il reproche surtout à l’Union européenne de n’être ni assez catholique romaine ni assez anti-« métèques » ni assez antirouge ni assez anti-Lumières, etc., et aux États-Unis d’incarner ou d’encourager le Mal anti-chrétien qui aurait submergé un continent chrétien d’essence, en collusion parfois avec… les bolcheviques. Il va jusqu’à ériger en complice de la révolution en général, et des Soviets en particulier, et toujours contre l’Europe chrétienne éternelle, le journaliste diplomate William Bullitt, accusé d’avoir depuis la révolution d’Octobre poussé à une complicité de fait entre l’Amérique et les bolcheviques. Accusation saugrenue contre une personnalité qui, de la Conférence de Paris de 1919, au service de Woodrow Wilson, jusqu’à sa mort (1967), voua sa vie aux intérêts du capital financier et à la croisade anticommuniste. Et qui s’illustra particulièrement, en la matière, en France, comme ambassadeur en poste, avant-guerre, ou à nouveau interlocuteur régulier des milieux dirigeants, après-guerre, y compris la « gauche » gouvernementale, légitimement jugée indispensable pour réaliser la décisive scission de la CGT. Ne rêvant que plaies et bosses contre les « rouges », Bullitt, après la Deuxième Guerre mondiale, où l’URSS avait rendu aux États-Unis le fier service de vaincre la Wehrmacht, momentanément aussi gênante que le Reich, inonda la presse de ses textes vengeurs appelant à bombarder l’URSS en une « guerre préventive », puis, après 1949, à réserver le même sort à la Chine perdue par Washington.

Cependant, concernant le présent sujet, on doit admettre que Philippe de Villiers, soucieux de fonder son brûlot, s’attache à démontrer ses affirmations « europhobes ». Ayant acquis pendant sa longue carrière politique une sérieuse connaissance des choses « européennes » connaissance partagée avec tous ses pairs, de « gauche » et de droite, mais par eux strictement censurée , il s’est en outre procuré une masse de documents originaux irrécusables. Cet homme de droite, antisoviétique convaincu, ose même, sur la double base de son expérience personnelle et de la lecture des archives, piétiner la Doxa des responsabilités soviétiques dans la « Guerre froide », ressuscitant la problématique économique de « l’impérialisme » : omettant çà et là l’idéologie, il souligne l’obsession des États-Unis d’écouler en dehors de leurs frontières, en l’occurrence sur le continent européen, leurs productions (structurellement) excédentaires (même s’il ne dit mot de leur surproduction de capitaux, également déversés en énorme quantité).

Il s’appesantit sur quelques auxiliaires (parmi une foule innombrable) auxquels les élites américaines, politiques et économiques, recoururent pour réaliser leurs objectifs « européens ». Il fournit sur « trois [présumés] bâtisseurs de l’Europe: Jean Monnet, Robert Schuman et Walter Hallstein », des informations parfois très précises, surtout concernant le premier, archives américaines à l’appui. Ses nombreux courriers reproduits in extenso corroborent des démonstrations effectuées de longue date par des historiens surtout anglophones :

1°, parfois depuis cinquante ou soixante ans, sur les appétits européens de Washington7 ;

2°, depuis vingt ou trente ans, sur lesdits auxiliaires, en anglais surtout8 , mais pas exclusivement9 .

Les historiens européistes ont été ulcérés d’une telle audace contre ces trois « pères de l’Europe », héros d’une saga qu’ils ont eux-mêmes forgée depuis plusieurs décennies, succédant à la génération précédente animée par Jean-Baptiste Duroselle et ciblée par Villiers. Évacuant d’emblée les documents nombreux et irrécusables cités et reproduits souvent in extenso, ils les réduisent à des « insinuations », préférant à leur indispensable examen l’attaque ad personam et ad hominem hors de propos. Ils ont d’ordinaire, il est vrai, le champ libre par élimination de la concurrence, extérieure et intérieure. D’une part, les travaux anglophones pionniers sur le sujet, ne sont qu’exceptionnellement traduits en français et, quand ils le sont, ils disparaissent vite des rayons des librairies en dépit de la demande. Il en a été ainsi pour l’ouvrage, essentiel, sur la « guerre culturelle » américaine en Europe de la politiste Frances Saunders publié en 1999 (faisant suite à d’autres, moins approfondis). Sa traduction de 2004, Qui mène la danse, épuisée et jamais rééditée, est devenue financièrement inaccessible : elle se négocie sur le marché noir de l’information historique aux alentours de 300 €10 .

D’autre part, d’éventuels historiens francophones curieux, ont été éliminés du champ académique « européen » (colloques nationaux et internationaux, revues universitaires à « comité de lecture », interviews de presse écrite ou audiovisuelle, conseil historique de documentaires, etc.)11 . L’offre universitaire critique en langue française, appuyée sur les sources originales, étant très limitée, l’ultra-minoritaire historienne de « l’Europe » que je suis y renvoie le lecteur, qui pourra ainsi comparer lesdites recherches, sur la longue histoire contemporaine de l’UE, à celles des « éminents historiens européens ».

 

Un dossier historique « biaisé »
par « d’éminents historiens européens »

Les fallacieuses origines de l’Union européenne

 

Les signataires ne sont pas remontés aussi loin dans la chronologie « européenne » que leur prédécesseur Pierre Gerbet professeur à l’Institut d’études politiques décédé en 2009 et objet, parmi eux, d’une véritable vénération12 , qui datait le projet européen de Charlemagne. Ici, l’origine du vaste projet est attribuée au roi Georges de Bohême du XVe siècle. La fiche française Wikipédia, source probable des signataires de la « tribune » du 27 mars sur ce souverain peu familier aux contemporanéistes, présente l’avantage politico-idéologique de forger à l’Union européenne des racines centre-européennes13 : la grande idée « européenne » proviendrait donc d’un pays situé en ex-zone d’influence soviétique, qui, décidément, avait été historiquement programmé pour n’y jamais appartenir. C’est donc légitimement et logiquement que, après 1989, conformément à sa mission « historique », la Tchécoslovaquie ou, désormais, ce qu’il en reste, cassé en morceaux comme de 1938-1939 à 1945, aurait rejoint un giron « européen » auquel l’épouvantable après-mai 1945 l’avait arraché.

Concernant Aristide Briand, autre « fondateur » présumé, le propos est conforme à un des serpents de mer de l’histoire officielle de l’UE14 , pourtant formellement anéanti par les archives diplomatiques françaises, allemandes, anglaises et américaines. Briand fut après la Première Guerre mondiale un indéniable précurseur de l’« Apaisement » (des années 1930) envers le Reich en quête de revanche sur Versailles et d’expansion illimitée, tant à l’Ouest qu’à l’Est de l’Europe, et envers le Vatican qui servait à cet effet de rabatteur permanent à Berlin. Mais le très cosmétique « plan d’union fédérale européenne » de 1929-1930 du ministre des Affaires étrangères français, ancien « syndicaliste révolutionnaire » adepte de la « grève générale » converti aux vertus du capitalisme et à la répression anti-ouvrière par une participation ministérielle intense15 , avait en fait des ambitions très limitées. Comme après la guerre suivante, le Reich se posait déjà en « meilleur élève de la classe européenne », pour complaire à Washington contre la France et les autres pays européens. J’applique ici aux années 1920 la formule dont l’historien Pierre Guillen usa pour l’après-guerre suivant, qualifiant la RFA de « meilleur élève de la classe européenne et de la classe atlantique »16 : c’était dans les années 1970, où on pouvait encore, en comparant l’actualité à ses étapes antérieures (car les archives n’étaient pas encore ouvertes), appeler un chat un chat.

Briand visait, par son prétendu « plan “européen” » présenté en septembre 1929 à la tribune de la Société des Nations, un objectif plus modeste que proclamé : freiner ou retarder la mise en œuvre de la totale Gleichberechtigung (égalité des droits). La République de Weimar la revendiquait pour pouvoir balayer les traités de paix de 1919-1920 qui avaient sanctionné la défaite. Ils avaient en effet, en fait ou sur le papier, réduit son territoire de 1918 et les ressources y afférentes, et interdit ou bridé son expansion territoriale, son réarmement et sa Revanche. Le Reich était assuré en ce domaine comme en tout autre réarmement inclus du ferme soutien des États-Unis : ceux-ci avaient déjà établi leur tête de pont en Europe via ce partenaire privilégié (et rival) commercial, industriel et financier au puissant capitalisme concentré si lié depuis l’avant-guerre au leur. La quasi-totalité des forces politiques allemandes (KPD et infime minorité des socialistes de gauche exceptés) revendiquait cette « égalité des droits », de la majorité du SPD à l’extrême droite17 .

 

Adenauer et les siens,
de la vieille à la « nouvelle Allemagne »

 

S’illustra dans l’affaire, entre autres, le maire de Cologne, un des chefs du parti catholique, le Zentrum, Adenauer, ici mentionné, une seule fois, comme « chancelier de la nouvelle République fédérale d’Allemagne ».

Nouvelle Allemagne, vraiment ? Ce n’est pas ce qui ressort des archives du Quai d’Orsay et des archives diplomatiques étrangères, catégoriques sur la parfaite continuité de la politique extérieure de l’État allemand, du IIe Reich à la RFA en passant par Weimar et le IIIe Reich. Depuis des décennies, les travaux scientifiques ont démontré la pertinence des hypothèses avancées en ce sens, par des historiens aux options idéologiques radicalement opposées. Notamment, l’historien Charles Bloch, juif allemand chassé d’Allemagne, enfant, par le régime hitlérien, français, puis israélien, auteur de la synthèse Le IIIè Reich et le monde18Charles Bloch, Le IIIè Reich et le monde, Paris, Imprimerie nationale, 1986. ; et Fritz Fischer, qui, pour avoir été à l’université de Hambourg, sous Hitler, depuis 1942, professeur d’histoire incontestablement nazi (comme tous ses pairs) – on y reviendra à propos de Walter Hallstein , n’en fut pas moins, après 1945, un grand historien, spécialiste des très durables Buts de guerre de l’Allemagne impériale 1914-191819Fritz Fischer, Les buts de guerre, Paris, Trévise, 1970, trad. de Griff nach der Weltmacht, 1961. Bonne synthèse, Walter von Goldendach, Hans-Rüdiger Minow, “Deutschtum erwache!Aus dem Innenleben des staalichen Pangermanismus, Berlin, Dietz Verlag, 1994.

 

 

Adenauer, qu’on pourrait ici croire aussi « neuf » que la RFA, ne l’était pas davantage. Du très droitier et clérical maire de Cologne (né en 1876), intimement lié au capital financier allemand qui l’avait tôt récompensé par une kyrielle de postes de conseils d’administration20 , et officiel « père de l’Europe » d’après-Deuxième Guerre mondiale, M. de Villiers ne dit rien non plus. Or, Adenauer avait été un des animateurs, au sein du Zentrum (parti catholique), de la croisade contre le Diktat de Versailles et tous les traités bridant l’expansion allemande, contre l’occupant français et contre « la honte noire » de ses troupes coloniales d’occupation, et un des hérauts de la Revanche. L’ensemble de ces objectifs fonda précocement l’entente entre Zentrum, Vatican et NSDAP, sur la politique extérieure et sur l’accord gouvernemental avec le NSDAP, formule d’une droite sans exclusive poursuivie depuis la Défaite.

Champion sonore de la Gleichberechtigung, stricte « égalité des droits » balayant les traités érigeant le Reich vaincu en État mineur, Adenauer présentait dans les années 1920 l’Anschluss aux publics étrangers – il visait l’américain surtout comme un innocent et pacifique objectif « européen ». Il ne trompait personne dans les milieux bien informés : l’annexion allemande de l’Autriche avait été interdite par les traités de Versailles et de Saint-Germain, car elle tuerait, quelques mois après sa mise en œuvre, la Tchécoslovaquie et entraînerait à très court terme l’absorption de tout l’ancien empire austro-hongrois21 .

Le même Adenauer, institué à 73 ans chancelier, sous l’égide de l’occupant américain, lors de la fondation officielle de la RFA (mai 1949), s’illustra à nouveau, après mai 1945, en avocat de la Gleichberechtigung, avec ses ministres, officieux puis officiels, des Affaires étrangères (Walter Hallstein) et de la Guerre (Theodor Blank), aussi pangermanistes et revanchards que lui. « L’égalité des droits » de l’Allemagne (alors de l’Ouest) impliquait entre autres, sous l’égide des États-Unis, et comme dans le précédent après-guerre : 1°, son réarmement précoce : préparé dès mai 1945, il fut officiellement obtenu dans les années 1950, sous divers prétextes regroupés sous le thème de « la menace soviétique », idéologique, politique et militaire, également invoquée par nos signataires; 2°, la réunification du Reich, sous l’égide de la RFA chérie de Washington.

Le succès de ce second objectif, dont le très pangermaniste ministre des Affaires étrangères d’Adenauer Walter Hallstein se fit dès sa nomination officielle le champion sonore en clamant la légitimité de la seule RFA à représenter l’Allemagne entière, requit, vu les rapports de forces et compromis hérités de 1945, quelques décennies supplémentaires. Un de nos meilleurs diplomates, Armand Bérard, l’avait avec effroi formellement prévue au début de 1952, avec toutes ses conséquences est-européennes, dont l’écroulement de la zone d’influence soviétique :

« La contre-offensive antisoviétique que commencent à déclencher les Américains […] éveille chez les Allemands l’espoir que la défaite de 1945 n’a été qu’un épisode dans un plus long conflit, qu’aucun traité ne le sanctionnera et que le règlement européen prendra pour base non pas la situation de 1945, mais celle qui résultera de cette contre-offensive. Dès maintenant leurs diplomates, recrutés le plus souvent dans les milieux de la Wilhelmstrasse qui ont servi le régime hitlérien, et leurs experts militaires manœuvrent pour qu’au moment de ce règlement l’Allemagne se trouve dans la position la plus favorable et tire le maximum d’une paix où, pour la première fois, depuis 40 ans, elle prendra place aux côtés des vainqueurs. Ils pensent que des mérites qu’elle se sera acquis dépendra, dans une large mesure, la solution de la question autrichienne et celle des problèmes territoriaux en Europe Centrale et Orientale. Avec l’absence de mesure qui la caractérise, l’Allemagne se précipitera avec ardeur dans la voie indiquée par l’Amérique, si elle acquiert la conviction que la plus grande force est de ce côté et se montrera même plus américaine que les États-Unis. […] Adoptant les thèses américaines, les collaborateurs du Chancelier [Adenauer] considèrent en général que le jour où l’Amérique sera en mesure de mettre en ligne une force supérieure, l’URSS se prêtera à un règlement dans lequel elle abandonnera les territoires d’Europe Centrale et Orientale qu’elle domine actuellement. »

Dans une France correctement informée, le télégramme Bérard du 18 février 1952 dénonçant sur les périls, pour l’ensemble de l’Europe, d’un irrédentisme allemand débridé par des États-Unis pressés d’en découdre avec l’URSS devrait être reproduit in extenso par tous les manuels d’histoire, à partir du lycée22. Le texte époustouflant de cette Cassandre annonçant 1989 et ses lendemains passerait aujourd’hui pour littérature « complotiste » visant à « diaboliser » une Allemagne pacifique et des États-Unis bienveillants. Il cadre mal avec la vision idyllique d’une victoire de la démocratie, enfin remportée, à l’Est de l’Europe, contre le totalitarisme soviétique.

Car convertir les futurs professeurs à la pertinence de ce tableau irénique fut un objectif majeur du choix du thème du concours de recrutement de l’enseignement secondaire de 2007-2009, La construction de l’Europe. Il avait été forgé par l’historien français Robert Frank, signataire (et rédacteur) majeur des tribunes des 27 mars et 17 avril 2019. Il comptait ainsi faire de la « pédagogie » aux Français jugés incultes et expier leur NON majoritaire au référendum sur la constitution européenne de mai 2005 : il convenait de convaincre les candidats au professorat d’histoire, c’est-à-dire, consécutivement, les générations d’élèves et d’étudiants qu’ils allaient former, du miracle « européen » né de la « chute [de] l’URSS et] du Mur »23 .

 

Les tribunes électorales du printemps 2019 s’inscrivent dans une remarquable continuité.
Philippe de Villiers est sur la question Adenauer, quel dommage, d’une aussi grande discrétion que leurs signataires.

 

Par Annie Lacroix-Riz
professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris 7.

initialement publié par Les Crises

 

Notes

1. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/14/philippe-de-villiers-et-l-europe-entre-contre-verites-et-complotisme_5436099_4355770.html
2. https://www.franceculture.fr/histoire/leurope-est-elle-une-creation-des-etats-unis
3. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/27/philippe-de-villiers-n-a-pas-le-droit-de-falsifier-l-histoire-de-l-union-europeenne-au-nom-d-une-ideologie_5441688_3232.html
4.

« Paranostradamus. “L’Agité du bocage” a une vision de la fondation de l’Europe apocalyptique et l’art de transformer ses fantasmes en vérités historiques ».

5. Robert Frank et Gérard Bossuat, https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/04/17/les-historiens-n-ont-pas-attendu-de-villiers-pour-casser-le-mythe-selon-lequel-seuls-les-resistants-ont-contribue-a-la-construction-europeenne_5451663_3232.html
6. Prescription ahurissante pour le travail historique mais d’apparence progressiste et antiraciste, Stéphane Michonneau et Thomas Serrier, https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/04/19/pour-construire-l-europe-il-faut-reconstruire-son-histoire_5452318_3232.html
7. Parmi les pionniers figurent William A. Williams, The Tragedy of American Diplomacy, New York, Dell Publishing C°, New York, 1972 (1e éd., 1959); Gabriel Kolko, The Politics of War. The World and the United States Foreign Policy, 1943-1945, New York, Random House, 1969, et G. et Joyce Kolko, The Limits of Power. The World and the United States Foreign Policy 1945-1954, New York, Harper and Row, 1972; et
8. Travaux, essentiels, de Richard Aldrich, The hidden hand : Britain, America, and Cold War secret intelligence, London, John Murray, 2001; et « OSS, CIA and European unity: The American Committee on United Europe, 1948–60 », Diplomacy & Statecraft, 8/1, 1997, que mentionne Villiers; cités, avec d’autres références, dans mon article « L’Union européenne de la légende aux réalités historiques », 2e partie, « De l’Europe allemande à l’Europe américaine : 1940-début des années 1950 », II, Le Réveil des Combattants, n° 850, décembre 2018-janvier 2019, n. 8, p. 16 (13-20).
9. Outre les ouvrages, la rubrique des articles et communications de http://www.historiographie.info/cv.html, très nombreux, fournit des pistes sur Robert Schuman, Jean Monnet, et sur la non-dénazification en Europe occidentale (dont témoigne le cas de Walter Hallstein) par les seuls intitulés ; certains sont cités dans Aux origines du carcan européen, 1900-1960. La France sous influence allemande et américaine, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2016; recension des auxiliaires, de la gauche anticommuniste à la droite, Éric Branca, L’ami américain. Washington contre de Gaulle, Perrin, Paris, 2017.
10. Saunders Frances, The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, New York, The New Press, 1999 (Qui mène la danse, la Guerre froide culturelle, Denoël, 2004). Philippe de Villiers l’a également évacuée de sa bibliographie, préférant citer des auteurs, moins complets et moins accablants, sur les instruments idéologico-politiques de Washington. Prix affiché par Amazon, en occasion, fin 2018.
11. Atmosphère académique, où l’histoire se distingue de moins en moins de la pure propagande, Carcan, et L’histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2012.
12. Ibid., où apparaît souvent le « guide » Gerbet (Carcan, p. 8-9), un des membres de « l’équipe d’historiens » qui fabriqua les Mémoires de Monnet, Villiers, J’ai tiré, p. 37.
13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_de_Boh%C3%AAme
14. La bibliographie de sa fiche https://fr.wikipedia.org/wiki/Aristide_Briand#cite_note-13 constitue un modèle d’historiographie « européiste ».
15. Sa fiche susmentionnée ne fournit aucune source sur la grève des cheminots de 1910 et la hargne que, président du Conseil, il y déploya (égale à celle du ministre de l’intérieur Clemenceau de 1906 à 1909).
16. Pierre Guillen et Georges Castellan, L’Allemagne. La construction de deux États allemands, 1945-1973, Paris, Hatier, 1979, p. 94; l’excellent ouvrage de Guillen, L’Empire allemand 1871-1918, Paris, Hatier, 1e édition, 1970, remplacerait avantageusement les manuels « européistes » des récentes décennies pour faire saisir au public étudiant la remarquable continuité de la politique allemande.
17. Non traduits : Schuker Stephen A., The End of French Predominance in Europe: The Financial Crisis of 1924 and the Adoption of the Dawes Plan, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1976; Costigliola Frank, Awkward Dominion : American Political, Economic and Cultural Relations with Europe, 1919-1933, Ithaca, Cornell University Press, 1984; Lacroix-Riz, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 2010, index Briand.
18. Charles Bloch, Le IIIè Reich et le monde, Paris, Imprimerie nationale, 1986.
19. Fritz Fischer, Les buts de guerre, Paris, Trévise, 1970, trad. de Griff nach der Weltmacht, 1961. Bonne synthèse, Walter von Goldendach, Hans-Rüdiger Minow, “Deutschtum erwache!Aus dem Innenleben des staalichen Pangermanismus, Berlin, Dietz Verlag, 1994.
20. https://de.wikipedia.org/wiki/Konrad_Adenauer#Oberb%C3%BCrgermeister_K%C3%B6lns sur ses conseils d’administration des années 1920.
21. Étroite communauté sur le terrain « catholique », Lacroix-Riz, Le Vatican, chap. 1-10, passim; Anschluss, mine des fonds Europe Autriche 1918-1940, recensés p. 664.
22. Tél. réservé n° 1450-1467 de Bérard, Bonn, 18 février 1952, Europe généralités, 22, CED, archives du MAE, cité in extenso, Carcan, p. 153-156.
23. Bibliographie de « Penser et construire l’Europe ». Historiens et Géographes, n°399, septembre 2007; Lacroix-Riz, « Penser et construire l’Europe. Remarques sur la bibliographie de la question d’histoire contemporaine 2007-2009 parue dans Historiens et Géographes n°399 », La pensée, n° 351, octobre-décembre 2007, p. 145-159; et Carcan, p. 6 et passim.
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