Au moment où Theresa May profite du concours de Macron pour la promotion de son "thriller vintage" destiné à satisfaire les nostalgiques d'OSS 117 dans un version russkoffe remasterisée par "les inconnus" pour un sketch parodique en "prime time", on peut se poser la question : Reste-t-il dans le monde anglo-saxon des commentateurs rationalistes, compétents, et encore soucieux d'informer honnêtement et correctement le jugement du public sur cette russophobie de plus en plus ridicule et délirante ?
Nous en avons trouvés, voici le premier...
Russiagate comme amnésie historique ou négationnisme - Stephen Cohen
Certains commentateurs* prétendent que de nombreux aspects du "Russiagate" sont sans précédent, une affirmation qui est très éloignée de la vérité...
Depuis déjà 4 ans Stephen F. Cohen, professeur émérite d'études et de politique russes à New York et à Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs débats hebdomadaires sur la nouvelle guerre froide américano-américaine. (les précédentes livraisons sont accessibles sur TheNation.com .)
Les Russes s'enorgueillissent d'une conscience de «l'histoire vivante» - des événements passés dont la récurrence ou les conséquences continuent d'influencer leur politique actuelle. Le phénomène connu sous le nom de «Russiagate» suggère que la majorité des Américains sont bien moins dotés d'une telle conscience ou mémoire historique, bien que ceci puisse être en partie générationnel. S.Cohen, qui est assez expérimenté pour être professeur émérite (à la retraite) de deux universités, a des souvenirs encore très précis d'événements passés et de pratiques qui constituent d'instructifs précédents, manifestement ignorés des promoteurs actuels du "Russiagate"**.
** notamment ses propagateurs dans la presse française "d'influence". Cette thématique étant récurrente dans les pages des groupes de presse comme "Le Monde", "Le Figaro", "Liberation", etc. les agences comme l'AFP, les chaînes publiques et privées, les sites web d'information qui en dépendent, etc.
§ Un principe fondamental du Russiagate est que le Kremlin cherchait, principalement par le biais des médias sociaux, «à créer ou à exacerber les divisions dans la société et la politique américaines». Même si cela avait quelque fondement, rien n'indique que cette prétendue campagne ait eu un impact quelconque sur la manière les Américains ont voté lors des élections présidentielles de 2016. Et même si elles étaient observables, les «divisions» sociales et politiques ne seraient guère comparables à celles qu'ont connu Cohen et sa génération d'Américains, qui connurent notamment la ségrégation et la lutte pour les droits civils noirs (Cohen a grandi dans le Jim Crow South); le clivage politico-social de l'Amérique engendré par la guerre du Vietnam (Cohen était diplômé à Columbia pendant les événements de 1968); ou la division politico-religieuse sur le droit à l'avortement poursuivi sur plusieurs cycles électoraux. Et ces "divisions" laissent encore de côté le Watergate, qui a chassé un président du bureau ovale, et le procès en destitution du président Bill Clinton.
Affirmer que les «divisions» beaucoup moins importantes en 2016 étaient d'origine moins américaine ou devaient être exacerbées par la Russie est une sorte d'amnésie involontaire ou volontaire. Naturellement, de telles allégations ne sont aucunement confirmées par l'histoire.
§ Etroitement lié à l'allégation selon laquelle "la propagande et la désinformation russes" joue, depuis 2016 au moins, un rôle démesuré dans la vie américaine et continue de le faire. Mais Cohen se souvient très bien, au moins depuis ses années d'écolier au Kentucky, qu'il s'agissait déjà d'une allégation quotidienne à l'époque, y compris pendant la lutte pour les droits civiques. En effet, la principale source de ces terribles mise en garde n'était autre que le directeur de longue date du FBI, J. Edgar Hoover, dont les écrits faisaient régulièrement l'objet de lectures imposées dans les écoles. Le thème essentiel de Hoover était, bien sûr, que des Américains se faisant passer pour des citoyens loyaux étaient en réalité des agents de la «propagande et désinformation» communiste soviétique (russe) . Cette allégation était aussi largement utilisée à des fins politiques. Plus encore, lorsque les listes noires sont arrivées à Hollywood dans les années 1950, les films ont été "étudiés" sous l'angle de la "propagande communiste" latente , qui pourrait y être détectée. C'était dirait-on aujourd'hui une recherche, pour ainsi dire, de "trolls russes" dans les films, et Cohen cite un exemple particulièrement absurde, pas très différent de ceux que l'on trouve aujourd'hui dans les enquêtes en cours.
§ Sur ces prémisses fragiles et historiquement mal informées, les services US allèguent que la Russie s'est "mêlée" de l'élection présidentielle américaine de 2016, ce qui explique leur accusation de bellicisme selon laquelle " c'était un acte de guerre contre l'Amérique". La terminologie est très imprécise, mais elle renvoie au passé historique des États-Unis : les U.S.A. se sont "mêlés" des élections d'autres États pendant des siècles, sous une forme ou une autre. Et Israël s'est, bien entendu, "mêlé" des élections américaines depuis des décennies. Plus précisément, selon une étude récemment citée par le New York Times , le gouvernement américain a mené 81 opérations «d'influence électorale secrètes et cachées» dans des pays étrangers de 1946 à 2000 (la Russie soviétique et post-soviétique aurait symétriquement mené 36 opérations de ce type dans la même période). En effet, tout observateur averti sait que les institutions américaines officielles et non officielles ont été très profondément impliquées dans la vie politique russe en général depuis la fin de l'Union soviétique en 1991. (Voir Stephen F. Cohen, Failed Crusade: America and the Tragédie de la Russie post-communiste .) Mais l'instance publiquement avérée et qui devrait dissiper toute amnésie, involontaire ou non, est l'effort financier américain parfaitement documenté, effectué en Russie même pour soutenir la réélection d'un président en faillite et de sinistre mémoire pour les russes : Boris Eltsine, réélu en 1996. (Il y a cependant quelques doutes quant à savoir s'il fut réellement réélu). Ce n'était pas même caché. Un visiteur attentif à Moscou cette année-là pouvait en observer certaines manifestations, comme Cohen le fit lui-même. Et par la suite nul de ses promoteurs n'en fit mystère, se glorifiant même de leur action. Une couverture du Times titrait même , "Les Yankees à la rescousse". Et en 2003 Showtime en fit un long métrage, encore disponible à la demande, glorifiant cette interférence majeure, intitulé "Spinning Boris". Autrement dit, les Américains se sont comportés comme des «agents étrangers» lors d'une élection présidentielle russe, et sans la moindre vergogne. Deux injustices ne font pas un bien, mais une amnésie moindre permettrait de mieux mettre en perspective ces allégations de russiagate en tout état de cause incomparablement plus anodines, et dont pratiquement aucune des plus significatives n' a pu être prouvée.
§ D'une manière ou d'une autre, à un degré ou un autre, au moins deux agences de renseignement américaines, la CIA et le FBI, ont joué des rôles peu recommandables dans ce Russiagate. Et pourtant, la plupart des médias américains et en particulier les principaux démocrates les exaltent comme des exemples d'informations vérifiées et non partisanes, y compris leurs fuites récurrentes vers les médias. Cela peut paraître surprenant mais peut-être mieux expliqué par l'amnésie délibérée ou le déni, car la plupart de ces mêmes médias et politiciens furent généralement très sceptiques, voire fortement critiques, quand au rôle joué par ces deux agences dans le passé. Laissons de côté les assassinats bien documentés, perpétrés par la CIA et la persécution par le FBI des dirigeants des droits civiques, y compris Martin Luther King Jr. Rappelons seulement la "qualité" des informations de la CIA qui conduisirent par exemple le président John F. Kennedy au désastre de la baie des Cochons; le président Lyndon B. Johnson et le Congrès à poursuivre la guerre du Vietnam; et la nation américaine à engager la catastrophique guerre de destruction de l'Irak, dont les conséquences pèsent encore sur le Moyen-Orient et l'Amérique aujourd'hui. Et pourtant, les informations fournies par la CIA concernant Russiagate semblent devoir désormais être acceptées sans réserve ? Son rôle passé, et celui du FBI, sont-ils oubliés, pardonnés ou ... "requalifiés" ?
§ Incapable de fournir une preuve reliant la Russie ou le président Trump au prétendu péché originel - le piratage et la diffusion des courriels DNC (le comité d'organisation électorale Démocrate) - les enquêteurs des médias et l'avocat spécial Robert Mueller lui-même ont décidé de rechercher et de poursuivre les méfaits financiers passés de Trump "associés" Paul Manafort en particulier. (Découvrant au passage que les millions blanchis de Manafort proviendraient principalement de l'Ukraine de Porochenko, et non de Russie, sans pour autant en faire un Ukrainegate). Mais là encore les précédents sont oubliés ou effacés. La «thérapie de choc» préconisée par Washington dans les années 1990 a conduit à la création d'un petit groupe d'oligarques milliardaires et à la «mondialisation» de leurs richesses, en particulier entre les États-Unis et la Russie. Des scandales prévisibles s'ensuivirent. Deux d'entre eux ont donné lieu à des condamnations américaines très importantes pour blanchiment d'argent et autres irrégularités financières, ce qui n'est pas sans rappeler les accusations portées contre Manafort. Le premier implique la Banque de New York ; l'autre un institut universitaire de Harvard . Tous les deux ont mis en vedette des hauts responsables du gouvernement Eltsine liés au Kremlin, que l'administration Clinton avait, c'est le moins qu'on puisse dire, fortement soutenu.
De diverses manières, on a minimisé l'impact financier des accusations et sanctions contre Manafort, et dans les deux cas ce fut une option politique. En fin de compte, cependant, l'affaire Manafort et d'autres affaires financières du "package russiagate", comme leurs antécédebts et précurseurs, sont susceptibles de s'avérer être la pratique de corruption ordinaire du 1 pour cent des plus riches et de leurs serviteurs. Cela aussi semble avoir été oublié ou, compte tenu de la nature équitablement partagée de cette corruption, purement et simplement... effacé.
La menace russe s'aggrave à la mesure
de leur maîtrise croissante des nouvelles technologies.
§ Un dernier exemple particulièrement remarquable. Même si la nouvelle ou la deuxième guerre froide avec la Russie se déroule depuis près de 20 ans, le plus prestigieux groupe de réflexion et d'affaires étrangères des États-Unis l'a découverte récemment et de façon «inattendue». Une très affligeante myopie de la part d'un des amnésiques et pourtant experts en politique étrangère les plus estimés de l'Amérique - il ne se souvenait pas de ce à quoi ressemblait la précédente Guerre froide - ou est-ce le déni du rôle que lui et ses collègues avaient joué dans ce «remake» ?
Quelle que soit l'explication, tous ces aspects du Russiagate font, bien sûr, partie de la nouvelle guerre froide américano-russe, toujours plus menaçante. Ce qui amène Cohen à se remémorer l'adage de Marx de l'histoire se répètant, d'abord comme tragédie, puis comme farce, mais peut être dans le cas présent, d'abord comme tragique, puis... encore pire.
Par Stephen F. Cohen
Stephen F. Cohen est professeur émérite d'études et de politique russes à l'université de New York et à l'université de Princeton
et rédacteur en chef de The Nation.
Cet article a été publié à l' origine par The Nation.