Second préambule à notre prochain premier épisode de "La Stratégie du Chaos" (saison 2021) : voir  : http://www.librairie-tropiques.fr/demandez-le-programme.html#chaos , nous diffusons volontiers la traduction par nos petits camarades "comaguer" d'un article assez instructif du site étasunien "the grayzone", sur les origines de nos sauveurs de la démocratie et les ingérences humanitaires de leurs sponsors bienveillants.

Bulletin 445

Sur la fabrication d’un état fantoche

comaguer

 

Ce bulletin est consacré à la traduction par Comaguer d’un article publié par GRAYZONE, un blog étasunien. Cet article très documenté se présente sous la forme d’une biographie assez compète de la vie publique de Ashraf Ghani Président de l’Afghanistan jusqu’au 15 Aout 2021. Son intérêt réside dans le fait qu’à travers le parcours de cet « anthropologue » il nous livre une description sociologique du fonctionnement du système impérialiste et du mode de sélection de ces hauts cadres au service du grand capital international (surtout étasunien) et intellectuellement apatrides. Il est évidemment beaucoup question de THINK TANKS ces organismes qui posent au traducteur une question délicate. Le mot à mot « réservoirs de pensée » n’est pas satisfaisant car cette catégorie très vaste peut rassembler indistinctement séminaires universitaires, réunions de loges maçonniques, cercles philosophiques, comités de rédaction de revues, assemblées paroissiales et ainsi de suite. Non les THINK TANKS, ce texte le confirme, sont des organes collectifs d’élaboration lexicale, conceptuelle et idéologique de la domination impérialiste. Nous avons donc choisi de les nommer TANKS DE LA PENSEE car ils sont des outils de la guerre de classe, des troupes aéroportées qui capturent et soumettent des opinions publiques au bénéfice de l’empire.

Il manque à cet article des précisions sur les investissements miniers d’entreprises étasuniennes en Afghanistan qui ne sont qu’évoqués et laissent pendantes des questions sur les mines exploitées, leur localisation, leur production, les conditions de transport et de sécurité dans un pays en guerre. Les talibans laissaient-ils faire ? Vont-ils continuer à laisser faire, vont-ils nationaliser ?

Une autre question se pose : ce que décrit Ben Norton ne provient que de sources publiques accessibles : livres, conférences, interviews, emails, tweets. Aucun document d’archive n’est exhibé. Donc tous les gouvernements des pays de l’OTAN qui ont participé à l’occupation de l’Afghanistan pendant 20 ans pouvaient savoir et savaient ce qui s’y passait. Les journalistes, experts divers, conseillers, traducteurs, entrepreneurs privés, ONG et autres qu’ils envoyaient sur le terrain savaient aussi ou pouvaient aussi savoir.

Et pourtant pendant ces vingt années il s’est tenu plusieurs conférences internationales de donateurs où il était fait appel à la générosité des Etats occidentaux pour accompagner l’effort de guerre en mentant chaque fois sur les pauvres résultats de ces grosses dépenses (des milliards de dollars au total ) destinés soi disant au progrès social et économique du pays. Les tuyaux par où s’écoulait cette aide devaient être pleins de trous …

Enfin ultime interrogation : le sorcier économique dont il est question dans le texte devenu soudain le bouc émissaire sera-t-il poursuivi pour le détournement de 169 millions de dollars ? Où les a-t-il pris ? Dans les fonds secrets de la Présidence, dans le Trésor public, dans la Banque centrale ? A-t-il des complices ?

Question saugrenues : dans le grand banditisme qu’est aujourd’hui le capitalisme international ce genre de vol est monnaie courante.

 

 

Tous les textes en italique qu’il s’agisse de traductions en français de noms d’organismes ou de commentaires explicatifs sont du traducteur (Comaguer)

Comment les institutions d'élite américaines ont créé le président néolibéral afghan Ashraf Ghani, qui a volé 169 millions de dollars à son pays.
 

Ben Norton - Grayzone 2 septembre 2021

Avant de voler 169 millions de dollars et de fuir honteusement son État défaillant , le président fantoche de l'Afghanistan Ashraf Ghani a été formé dans des universités américaines d'élite, a reçu la citoyenneté américaine, a été formé à l'économie néolibérale par la Banque mondiale, a été glorifié dans les médias en tant que technocrate "incorruptible", a été coaché par de puissants Tanks de la pensée de Washington comme l'Atlantic Council, et a reçu des prix pour son livre "Fixing Failed States".

Aucun individu n'est plus emblématique de la corruption, de la criminalité et de la pourriture morale au cœur de l'occupation américaine de l'Afghanistan depuis 20 ans que le président Ashraf Ghani.

Alors que les talibans ont pris le contrôle de son pays en août dernier, avançant à la vitesse d'une boule de bowling dévalant une colline escarpée, s'emparant de nombreuses grandes villes sans tirer une seule balle, Ghani a fui honteusement.

Le chef fantoche soutenu par les États-Unis aurait pris la fuite avec 169 millions de dollars qu'il aurait volés dans les caisses publiques. Ghani aurait entassé l'argent dans quatre voitures et un hélicoptère, avant de s'envoler pour les Émirats arabes unis (un des donateurs de l’Atlantic Council), qui lui ont accordé l'asile pour de prétendues raisons "humanitaires".

La corruption du président avait déjà été exposée auparavant. On savait, par exemple, que M. Ghani avait négocié des accords douteux avec son frère et des sociétés privées liées à l'armée américaine, leur permettant d'exploiter les réserves minérales de l'Afghanistan, estimées à 1 000 milliards de dollars. Mais sa sortie de dernière minute a représenté un tout nouveau niveau de trahison.

Les principaux collaborateurs et responsables de Ghani se sont rapidement retournés contre lui. Son ministre de la défense, le général Bismillah Mohammadi, a écrit sur Twitter avec dégoût : "Ils nous ont attaché les mains dans le dos et ont vendu la patrie. Maudit soit l'homme riche et sa bande".

Si la désertion dramatique de Ghani s'impose comme une métaphore brutale de la dépravation de la guerre USA-OTAN en Afghanistan - et de la façon dont elle a rendu une poignée de personnes très, très riches - la pourriture est bien plus profonde. Son ascension au pouvoir a été soigneusement gérée par certains des Tanks de la pensée et des institutions universitaires les plus estimés et les mieux dotés des États-Unis.

En effet, les gouvernements occidentaux et leurs sténographes dans les médias capitalistes ont vécu une véritable histoire d'amour avec Ashraf Ghani. Il était la tête d'affiche de l'exportation du néolibéralisme vers ce qui avait été le territoire des talibans, leur propre Milton Friedman afghan, un fidèle disciple de Francis Fukuyama - qui a fièrement commenté le livre de Ghani.

Washington était ravi du règne de Ghani en Afghanistan, car il avait enfin trouvé une nouvelle façon de mettre en œuvre le programme économique d'Augusto Pinochet, mais sans le coût en termes de relations publiques de la torture et du massacre de dizaines de dissidents dans des stades. Bien sûr, c'est l'occupation militaire étrangère qui a remplacé les escadrons de la mort, les camps de concentration et les assassinats par hélicoptère de Pinochet. Mais la distance entre Ghani et ses protecteurs néocoloniaux a aidé l'OTAN à présenter l'Afghanistan comme un nouveau modèle de démocratie capitaliste, exportable dans d'autres régions du Sud.

Version sud-asiatique des Chicago Boys, Ghani, qui a fait ses études aux États-Unis, croit profondément au pouvoir du marché libre. Pour faire avancer sa vision, il a fondé un Tank de la pensée basé à Washington,  l'Institut pour l'efficacité de l'État, dont le slogan était : "Approches de l'État et du marché centrées sur le citoyen", et qui était expressément dédié à faire l’éloge des merveilles du capitalisme.

Ghani a clairement exposé sa vision néolibérale dogmatique du monde dans un livre primé au titre plutôt comique de "Fixing Failed States" (réparer des Etats en faillite).Dans ce livre de 265 pages le mot « marché » figure 219 fois. On ne saurait trop souligner l'ironie de l'échec de l'État qu'il a personnellement présidé quelques jours seulement après le retrait de l'armée américaine.

La désintégration instantanée et désastreuse du régime fantoche américain à Kaboul a plongé les gouvernements occidentaux et les grands reporters dans une grande excitation. Alors qu'ils cherchaient frénétiquement des coupables, Ghani est apparu comme un bouc émissaire commode.

Ce qui n'a pas été dit, c'est que ces mêmes États membres de l'OTAN et ces mêmes médias avaient, pendant deux décennies, fait l'éloge de Ghani, le décrivant comme un admirable technocrate qui luttait courageusement contre la corruption. Ils ont longtemps été les soutiens enthousiastes du président afghan, mais l'ont jeté sous le bus lorsqu'il est devenu inutile, reconnaissant finalement que Ghani était l'escroc perfide qu'il avait toujours été.

Le cas est instructif, car Ashraf Ghani est un exemple typique des élites néolibérales que l'empire américain sélectionne, cultive et installe au pouvoir pour servir ses intérêts.

 

Ici dans la version originale une photo du sommet de l'OTAN à Varsovie en 2016, montre (de gauche à droite) le secrétaire britannique à la Défense Michael Fallon, le président américain Barack Obama, le président de l'Afghanistan Ashraf Ghani, le « PDG » de l'Afghanistan Abdullah Abdullah et le secrétaire général de l'OTAN Jens Stoltenberg.


 

Ashraf Ghani, Made in USA

Il n'y a pas de séparation entre le parcours d’Ashraf Ghani et la politique des États-Unis; ils sont impossibles à séparer. Ghani est une fabrication politique fièrement produite aux Etats-Unis.

M. Ghani est né dans une famille riche et influente en Afghanistan. Son père avait travaillé pour la monarchie du pays et avait de bonnes relations politiques. Mais Ghani a quitté son pays natal pour l'Occident dès son plus jeune âge.

Au moment de l'invasion américaine en octobre 2001, Ghani avait vécu la moitié de sa vie aux États-Unis, où il a fait carrière en tant qu'universitaire et bureaucrate impérial. Citoyen américain jusqu'en 2009, Ghani n'a décidé de renoncer à sa citoyenneté que pour pouvoir se présenter à la présidence de l'Afghanistan occupé par les États-Unis. Un coup d'œil à la biographie de Ghani montre comment il a été élevé dans le confort d'institutions américaines d'élite.

La culture américaine de Ghani a commencé lorsqu'il était au lycée dans l'Oregon, où il a obtenu son diplôme en 1967. Il poursuivit ensuite ses études à l'université américaine de Beyrouth, où, comme l'indique le New York Times, Ghani "profite des plages de la Méditerranée, va danser et rencontre" sa femme libano-américaine, Rula.

En 1977, Ghani est retourné aux États-Unis, où il a passé les 24 années suivantes de sa vie. Il a obtenu une maîtrise et un doctorat à l'université d'élite de Columbia, à New York. Son domaine ? L'anthropologie - une discipline profondément infiltrée par les agences d'espionnage américaines et le Pentagone. Dans les années 1980, Ghani a immédiatement trouvé des emplois dans les meilleures écoles : l'université de Californie, Berkeley et Johns Hopkins. Il est également devenu un habitué des médias d'État britanniques, s'imposant comme un commentateur de premier plan des services en dari et en pachtoun de la BBC, liés aux agences de renseignement. En 1985, le gouvernement américain a accordé à Ghani sa prestigieuse bourse Fulbright pour étudier les écoles islamiques au Pakistan.

En 1991, Ghani a décidé de quitter le milieu universitaire pour entrer dans le monde de la politique internationale. Il a rejoint la principale institution chargée de faire respecter l'orthodoxie néolibérale dans le monde : la Banque mondiale. Comme l'a illustré l'économiste politique Michael Hudson, cette institution a servi de bras intellectuel à l'armée américaine. Ghani a travaillé à la Banque mondiale pendant une décennie, supervisant la mise en œuvre de programmes d'ajustement structurel dévastateurs, de mesures d'austérité et de privatisations massives, principalement dans les pays du Sud, mais aussi dans l'ancienne Union soviétique.

Après son retour en Afghanistan en décembre 2001, Ghani a rapidement été nommé ministre des finances du gouvernement fantoche créé par les États-Unis à Kaboul. En tant que ministre des finances jusqu'en 2004, et finalement président de 2014 à 2021, il a utilisé les machinations qu'il avait développées à la Banque mondiale pour imposer le consensus de Washington à son pays.

Le régime que Ghani a aidé les États-Unis à construire était si caricaturalement néolibéral qu'il a créé un poste de haut fonctionnaire appelé "PDG de l'Afghanistan". (Ndt : au lieu et place d’un premier ministre)

Dans les années 2000, avec le soutien de Washington, Ghani a progressivement gravi les échelons du totem politique. En 2005, il a fait un rite de passage technocratique et a prononcé une conférence TED * virale, promettant d'enseigner à son public "Comment reconstruire un État brisé."

* Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design) sont une série de conférences organisées au niveau international par la fondation à but non lucratif nord-américaine The Sapling foundation. Elle a pour but, selon son slogan, « de diffuser des idées qui en valent la peine » 

La conférence a fourni un aperçu transparent de l'esprit d'un bureaucrate impérial formé par la Banque mondiale. Ghani a repris l'argument de la "fin de l'histoire" de son mentor Fukuyama, en insistant sur le fait que le capitalisme était devenu la forme incontestable d'organisation sociale dans le monde. Selon lui, la question n'est plus de savoir quel système un pays veut, mais plutôt "quelle forme de capitalisme et quel type de participation démocratique."

Dans un dialecte néolibéral à peine compréhensible, Ghani a déclaré : "Nous devons repenser la notion de capital" et a invité les spectateurs à discuter de "la manière de mobiliser différentes formes de capital pour le projet de construction d’un l'État."

La même année, Ghani a prononcé un discours à la conférence du « European ideas network » (ndt Réseau Européen d'Idées : centre de réflexion créé par le groupe du Parti Populaire Européen au Parlement Européen - droite conservatrice- dont les positions sont souvent relayées en France par l’Institut Montaigne) en sa qualité de nouveau président de l'université de Kaboul, dans lequel il a expliqué plus en détail sa vision du monde.

Faisant l'éloge du "centre-droit", Ghani a déclaré que les institutions impérialistes comme l'OTAN et la Banque mondiale devaient être renforcées afin de défendre "la démocratie et le capitalisme". Il a insisté sur le fait que l'occupation militaire américaine de l'Afghanistan était un modèle qui pouvait être exporté dans le monde entier, dans le cadre d'un "effort global."

Dans son discours, Ghani a également évoqué avec émotion l'époque où il appliquait la "thérapie de choc" néolibérale de Washington dans l'ancienne Union soviétique : "Dans les années 1990 ... la Russie était prête à devenir démocratique et capitaliste et je pense que le reste du monde l'a laissé tomber. J'ai eu le privilège de travailler en Russie pendant cinq ans à cette époque." Ghani était si fier de son travail avec la Banque mondiale à Moscou que, dans sa biographie officielle sur le site Web du gouvernement afghan, il se vantait d'avoir "travaillé directement sur le programme d'ajustement de l'industrie du charbon russe" - en d'autres termes, d'avoir privatisé les énormes réserves énergétiques du géant eurasien.

Alors que Ghani se vantait de ses réalisations dans la Russie post-soviétique, l'UNICEF a publié un rapport en 2001 selon lequel la décennie de privatisations massives imposées à la Russie nouvellement capitaliste a causé une surmortalité stupéfiante de 3,2 millions de personnes, réduit l'espérance de vie de cinq ans et entraîné 18 millions d'enfants dans une pauvreté abjecte, avec des "niveaux élevés de malnutrition infantile". La grande revue médicale Lancet a également constaté que le programme économique créé par les États-Unis a augmenté le taux de mortalité des hommes adultes russes de 12,8 %, en grande partie à cause du taux de chômage stupéfiant de 56,3 % qu'il a déclenché chez les hommes.

Compte tenu de ce bilan odieux, il n'est peut-être pas surprenant que Ghani ait laissé l'Afghanistan avec des taux de pauvreté et de misère qui montent en flèche.

L'universitaire Ashok Swain, professeur de recherche sur la paix et les conflits à l'université d'Uppsala et titulaire de la chaire UNESCO sur la coopération internationale dans le domaine de l'eau, a noté que, pendant les 20 ans d'occupation militaire par les États-Unis et l'OTAN, "le nombre d'Afghans vivant dans la pauvreté a doublé et les zones de culture du pavot ont triplé. Plus d'un tiers des Afghans n'ont pas de nourriture, la moitié pas d'eau potable, deux tiers pas d'électricité."

Qu'ont fait les États-Unis avec leurs 2,3 mille milliards de dollars en Afghanistan en 20 ans ? Le nombre d'Afghans vivant dans la pauvreté a doublé, et les zones de culture du pavot ont triplé. Plus d'un tiers des Afghans n'ont pas de nourriture, la moitié pas d'eau potable, deux tiers pas d'électricité.

- Ashok Swain (@ashoswai) 21 août 2021

La thérapie du marché libre que le président Ghani a enfoncé dans la gorge de l'Afghanistan a eu autant de succès que la thérapie de choc néolibérale que lui et ses collègues de la Banque mondiale avaient imposée à la Russie postsoviétique.

Mais le venin économique de Ghani a trouvé un public enthousiaste dans la soi-disant communauté internationale. Et en 2006, son image mondiale avait atteint de tels sommets qu'il était considéré comme un remplaçant possible du secrétaire général Kofi Annan aux Nations unies.

Pendant ce temps, Ghani recevait d'importantes sommes d'argent des États de l'OTAN et de fondations soutenues par des milliardaires pour créer un groupe de réflexion dont le nom sera à jamais teinté d'ironie.

L'administrateur ultime d'un État défaillant conseille les élites sur la manière de "réparer les États défaillants".

En 2006, Ghani a mis à profit son expérience de la mise en œuvre de politiques "pro-business" dans la Russie postsoviétique pour cofonder un Tank de la pensée appelé "Institute for State Effectiveness" (ISE). (Institut pour l’efficacité de l’Etat)

L'ISE fait sa publicité dans un langage qui aurait pu être extrait d'une brochure du FMI : "Les racines du travail de l'ISE se trouvent dans un programme de la Banque mondiale à la fin des années 1990 qui visait à améliorer les stratégies nationales et la mise en œuvre des programmes. Il se concentrait sur la création de coalitions pour la réforme, la mise en œuvre de politiques à grande échelle et la formation de la prochaine génération de professionnels du développement."

Le slogan du groupe de réflexion se lit aujourd'hui comme une parodie du cliché technocratique : "Approches de l'État et du marché centrées sur le citoyen".

Outre son rôle dans la promotion des réformes néolibérales en Afghanistan, l'ISE a mené des programmes similaires dans 21 pays, dont le Timor oriental, Haïti, le Kenya, le Kosovo, le Népal, le Soudan et l'Ouganda. Dans ces États, le groupe de réflexion dit avoir créé un "cadre permettant de comprendre les fonctions de l'État et l'équilibre entre les gouvernements, les marchés et les populations."

Légalement basé à Washington, l'ISE est financé par le Who's Who des financiers des Tanks de la pensée : Des gouvernements occidentaux (Grande-Bretagne, Allemagne, Australie, Pays-Bas, Canada, Norvège et Danemark), des institutions financières internationales d'élite (Banque mondiale et OCDE) et des fondations d'entreprise liées aux services de renseignement occidentaux et soutenues par des milliardaires (Rockefeller Brothers Fund, Open Society Foundations, Paul Singer Foundation et Carnegie Corporation of New York).

Le cofondateur de Ghani était Clare Lockhart, un enthousiaste du marché libre, ancien banquier d'affaires et ancien de la Banque mondiale, qui a ensuite été conseiller de l'ONU pour le gouvernement afghan créé par l'OTAN et membre du conseil d'administration de l'Asia Foundation, soutenue par la CIA.( ndt :Les organes dirigeants de la Fondation Asia sont truffés d’anciens hauts fonctionnaires, d’anciens officiers généraux et d’anciens diplomates ayant travaillé en Asie.  Elle a des agences dans presque tous les pays d’Asie y compris en Afghanistan et fait travailler des universitaires capitalo-compatibles de ces pays)

L’obsession du marché de Ghani et Lockhart a été résumée dans un partenariat qu'ils ont formé en 2008 entre leur ISE et l'Aspen Institute, un Tank de la pensée néolibéral. Dans le cadre de cet accord, MM. Ghani et Lockhart ont dirigé l'initiative "Market Building Initiative" (Initiative pur la formation d’un marché) d'Aspen, qui, selon eux, "crée un dialogue, des dispositifs et un engagement actif pour aider les pays à mettre en place des économies de marché légitimes" et "vise à mettre en place les chaînes de valeur et les institutions et infrastructures crédibles sous-jacentes pour permettre aux citoyens de participer aux avantages d'un monde globalisé".

Tout romancier cherchant à faire la satire des Tanks de la pensée de Washington aurait pu être critiqué pour sa trop grande perspicacité s'il avait écrit sur un tel Institut pour l'efficacité de l'État. La cerise sur le gâteau de l'absurdité est arrivée en 2008, lorsque Ghani et Lockhart ont détaillé leur vision technocratique du monde dans un livre intitulé "Fixing Failed States : A Framework for Rebuilding a Fractured World". (Un cadre pur rebâtir un monde fracturé)

Le premier texte qui apparaît au revers de la couverture du livre est une présentation du guide idéologique de Ghani : Francis Fukuyama, l'expert qui a tristement déclaré qu'avec le renversement de l'Union soviétique et du bloc socialiste, le monde avait atteint la "fin de l'histoire" et que la société humaine était parfaite sous l'ordre démocratique libéral capitaliste dirigé par Washington.

Après l’hommage à Fukuyama, on trouve un soutien élogieux à l'économiste péruvien de droite Hernando de Soto, auteur de son livre-manifeste "Le mystère du capital : Why Capitalism Triumphs in the West and Fails Everywhere Else" (cocasse : de Soto insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas d'impérialisme). Ce Chicago Boy a élaboré les politiques néolibérales de thérapie de choc du régime dictatorial péruvien d'Alberto Fujimori.

(Ndt Hernando de Soto a été effectivement le conseiller économique du dictateur Alberto Fujimori. Il a fait partie des équipes de campagne de Keiko Fujimori pour les présidentielles de 2011 et 2016. En 2021 le vent de Washington ayant tourné il a pris ses distances et s’est présenté lui-même aux présidentielles. Il est arrivé 4° au premier tour)

Le troisième texte de présentation du livre de Ghani a été rédigé par le vice-président de Goldman Sachs, Robert Hormats, qui a insisté sur le fait que le livre "fournit une analyse brillamment élaborée et extraordinairement précieuse."

"Fixing Failed States" est d'un ennui insupportable et se résume essentiellement à une réitération des 265 pages de la thèse de Ghani : la solution à pratiquement tous les problèmes du monde réside dans les marchés capitalistes, et l'État existe pour gérer et protéger ces marchés.

Dans un style plat et laborieux , Ghani et Lockhart écrivent : "L'établissement de marchés fonctionnels a conduit à la victoire du capitalisme sur ses concurrents en tant que modèle d'organisation économique en exploitant les énergies créatives et entrepreneuriales d'un grand nombre de personnes en tant que parties prenantes de l'économie de marché." Les lecteurs de ce texte néolibéral auraient pu en apprendre autant en feuilletant n'importe quelle brochure de la Banque mondiale.

En plus d'employer 219 fois le mot "marché" ou une variante, le livre contient 159 utilisations des mots "investir", "investissement" ou "investisseur". Il est également truffé de passages maladroits, répétés de manière robotique, comme le suivant :

« S'engager sur ces voies de transition a exigé des efforts pour surmonter la perception que le capitalisme est nécessairement exploiteur et que la relation entre le gouvernement et les entreprises est par nature conflictuelle. Les gouvernements qui ont réussi ont forgé des partenariats entre l'État et le marché afin de créer des ressources pour leurs citoyens : ces partenariats sont à la fois profitables financièrement et supportables politiquement et socialement »

Mettant en lumière leur zèle idéologique, Ghani et Lockhart sont même allés jusqu'à affirmer une "incompatibilité entre capitalisme et corruption". Bien entendu, Ghani a ensuite prouvé à quel point cette affirmation était absurde en vendant son pays à des sociétés américaines dans lesquelles des membres de sa famille avaient investi, en leur fournissant un accès exclusif aux réserves minérales de l'Afghanistan, puis en se réfugiant dans une monarchie du Golfe avec 169 millions de dollars de fonds publics volés.

Mais parmi la classe d'élites insulaires du Beltway (ndt : nom d’une avenue faisant le tour de Washington, ce terme désigne métaphoriquement les affaires qui occupent la classe dirigeante dans la capitale), ce livre risible a été célébré comme un chef-d'œuvre. En 2010, "Fixing Failed States" a valu à Ghani et Lockhart la 50e place convoitée dans la liste des 100 meilleurs penseurs mondiaux de Foreign Policy. Le prestigieux magazine a décrit leur Institute for State Effectiveness (ISE) comme "le groupe de réflexion sur le renforcement de l'État le plus influent au monde".

La Silicon Valley a également été séduite. Google a invité les deux hommes dans ses bureaux de New York pour présenter les conclusions du livre.

Le Conseil atlantique de l'OTAN cultive Ghani.

Tapant à la machine dans leurs bureaux hermétiques de la rue K à Washington DC, des experts portant des piles de livres ont contribué à fournir la justification politique et intellectuelle de la poursuite de l'occupation militaire étrangère de l'Afghanistan, qui dure depuis deux décennies. Les groupes de réflexion qui les employaient semblaient considérer la guerre comme une mission civilisatrice néocoloniale visant à promouvoir la démocratie et les lumières auprès d'un peuple "arriéré".

C'est dans cet environnement clos de Tanks de la pensée et d'universités américains politiquement connectés, au cours de ses 24 années passées aux États-Unis de 1977 à 2001, que Ghani le politicien est né. La puissante Brookings Institution s'est entichée de lui. Dans le Washington Post de 2012, le directeur libéral-interventionniste de la recherche en politique étrangère du groupe de réflexion, Michael E. O'Hanlon, a qualifié Ghani de "magicien de l'économie".

Mais la principale organisation qui a favorisé l'ascension de Ghani est l'Atlantic Council, de facto groupe de réflexion de l'OTAN à Washington.’

(Ndt l’Atlantic Council a été fondé en 1961 pour intensifier les relations entre l’Europe et les Etats-Unis. Il sert surtout à favoriser les relations que ne passent pas par les canaux politiques et diplomatiques officiels, c’est un appendice de l’OTAN. L’Atlantic Council est financé entre autres par les Emirats arabes unis et Bahaa Hariri milliardaire fils ainé et héritier de Rafik Hariri)

Les influences et les sponsors de Ghani sont clairement mis en évidence par son compte Twitter officiel, où le président afghan ne suit que 16 profils. Parmi eux, l'OTAN, la Conférence de Munich sur la sécurité et le Conseil de l'Atlantique.

La collaboration de Ghani avec ce Tank de la pensée remonte à près de 20 ans. En avril 2009, Ghani a accordé une interview flatteuse à Frederick Kempe, président et directeur général de l'Atlantic Council. Kempe a révélé que les deux hommes étaient des amis proches et des collègues depuis 2003.

 

Ndt- cette photo dans l’original montre Ashraf Ghani avec son ami et allié proche, le président et directeur général du Conseil atlantique Frederick Kempe, en 2015. Frederick Kempe a fait une brillante carrière de journaliste au Wall Steet Journal . A la tête de l’AC depuis 2007 il l’a beaucoup développé pour lui donner une dimension globale d’intervention commune des Etats-Unis et des pays d’Europe dans le monde entier.

"Lorsque je suis arrivé au Conseil atlantique, s'est souvenu M. Kempe, nous avons mis en place un conseil consultatif international, composé de présidents et de PDG en exercice d'entreprises d'envergure mondiale, ainsi que des ministres – ou d'anciens ministres d'une certaine renommée - de pays clés. À ce moment-là, je n'étais pas tant déterminé à ce que l'Afghanistan soit représenté au sein du conseil consultatif international, car tous les pays d'Asie du Sud ne le sont pas. Mais j'étais déterminé à avoir Ashraf Ghani".

M. Kempe a révélé que M. Ghani n'était pas seulement membre du Conseil consultatif international mais qu'il faisait également partie d'un groupe de travail influent de l'Atlantic Council, appelé le Strategic Advisors Grou (groupe des conseillers stratégiques). D'anciens hauts responsables gouvernementaux et militaires occidentaux, ainsi que des dirigeants de grandes entreprises américaines et européennes, ont rejoint Ghani au sein de ce comité.

En tant que membre du groupe de conseillers stratégiques du Conseil de l'Atlantique, Kempe a affirmé que lui et Ghani avaient participé à l'élaboration de la stratégie de l'administration de Barack Obama pour l'Afghanistan.

"C'est dans ce contexte que j'ai parlé pour la première fois à Ashraf, et que nous avons évoqué le fait que les objectifs à long terme n'étaient pas vraiment connus. Malgré toutes les ressources que nous investissions en Afghanistan, les objectifs à long terme n'étaient pas évidents", explique M. Kempe.

"À ce moment-là, nous avons eu l'idée qu'il devait y avoir un cadre décennal pour l'Afghanistan. Nous étions loin de nous douter que nous étions en train d'élaborer et de mettre en œuvre une stratégie, car nous avions toujours pensé qu'il s'agissait d'une stratégie de mise en œuvre. Mais, soudain, nous avons eu un plan Obama, derrière lequel mettre cette stratégie de mise en œuvre".

Ghani a présenté cette stratégie au Conseil atlantique en 2009, sous le titre "A Ten-Year Framework for Afghanistan : Executing the Obama Plan... and Beyond". (Un cadre de travail de dix ans pur l’Afghanistan : mettre en œuvre le plan Obama….. et au-delà »)

En 2009, Ghani fut également candidat à l'élection présidentielle afghane. Pour l'aider à gérer sa campagne, Ghani a engagé le consultant politique américain James Carville, connu pour son rôle de stratège dans les campagnes présidentielles démocrates de Bill Clinton, John Kerry et Hillary Clinton. À l'époque, le Financial Times décrivait favorablement Ghani comme "le plus occidental et le plus technocratique de tous les candidats aux élections afghanes." Le peuple afghan n'était pas aussi enthousiaste. Ghani a finalement été écrasé dans la course, arrivant à une lamentable quatrième place, avec moins de 3 % des voix.

Lorsque M. Kempe, ami de M. Ghani, l'a invité en octobre, après l'élection à revenir pour une interview, le président de l'Atlantic Council a insisté : "Certains prétendent que vous avez mené une campagne ratée. Je dirais que ça a été une campagne réussie mais vous n’avez pas gagné ». M. Kempe n'a pas tari d'éloges sur M. Ghani, le qualifiant de "l'un des fonctionnaires les plus compétents de la planète" et de "conceptuellement brillant".

M. Kempe a également noté que le discours de M. Ghani "devrait faire réfléchir l'administration Obama", qui compte sur le Conseil atlantique pour l'aider à élaborer ses politiques.

"Vous seriez venu ici avant l'élection en tant que double détenteur d'un passeport américain et afghan, mais l'un des sacrifices que vous avez fait pour vous présenter aux élections a été de renoncer à votre citoyenneté américaine, donc je suis horrifié d'entendre que vous êtes ici avec un visa à entrée unique États-Unis-Afghanistan. Je suis donc horrifié d'apprendre que vous êtes ici avec un visa à entrée unique entre les États-Unis et l'Afghanistan ",et M. Kempe. a ajouté « Le Conseil de l’Atlantique va s’occuper de ça et nous allons porter remède à cette situation

Ghani a continué à travailler en étroite collaboration avec le Conseil atlantique dans les années qui ont suivi, réalisant constamment des interviews et des événements avec Kempe, au cours desquels le président du Tank de la pensée a déclaré : "Dans l'intérêt d'une complète clarification, je dois déclarer qu'Ashraf est un ami, un ami cher."

Jusqu'en 2014, Ghani est resté un membre actif du conseil consultatif international de l'Atlantic Council, aux côtés de nombreux anciens chefs d'État, du planificateur impérial américain Zbigniew Brzezinski, de l'apôtre de l'économie néolibérale Lawrence Summers, de l'oligarque milliardaire libano-saoudien Bahaa Hariri, du magnat des médias de droite Rupert Murdoch et des PDG de Coca-Cola, Thomson Reuters, du Blackstone Group et de Lockheed Martin. Mais cette année-là, une occasion s'est présentée et Ghani a vu son ambition ultime à portée de main. Il était sur le point de devenir président de l'Afghanistan, remplissant le rôle pour lequel les institutions américaines d'élite l'avaient cultivé pendant des décennies.

L'histoire d'amour entre Washington et le "réformateur technocrate".

Le premier dirigeant afghan post-taliban, Hamid Karzai, s'était d'abord montré comme une fidèle marionnette de l'Occident. Cependant, à la fin de son règne en 2014, Karzaï était devenu un "critique sévère" du gouvernement américain, et comme l’a dit le Washington Post, "un allié qui est devenu un adversaire au cours des 12 années de sa présidence." Karzai a commencé à critiquer ouvertement les troupes US-OTAN pour avoir tué des dizaines de milliers de civils. Il était furieux de la façon dont il était contrôlé et cherchait à être plus indépendant, se lamentant : "Les Afghans meurent dans une guerre qui n'est pas la nôtre."

Washington et Bruxelles avaient un problème. Ils avaient investi des milliards de dollars pendant une décennie dans la création d'un nouveau gouvernement à leur image en Afghanistan, mais la marionnette qu'ils avaient choisie commençait à casser ses ficelles. Du point de vue des gouvernements de l'OTAN, Ashraf Ghani constituait le parfait remplaçant de Karzai. Il était le portrait d'un technocrate loyal, et n'avait qu'un seul petit inconvénient : Les Afghans le détestaient. Lorsqu'il a obtenu moins de 3 % des voix aux élections de 2009, Ghani s'était présenté ouvertement comme le candidat du consensus de Washington. Il n'avait le soutien que de quelques élites à Kaboul.

Aussi, lorsque la course à la présidence de 2014 s'est présentée, Ghani et ses maitres occidentaux ont adopté une approche différente, habillant Ghani de vêtements traditionnels et remplissant ses discours de rhétorique nationaliste. Le New York Times a insisté sur le fait qu'il avait finalement trouvé le bon filon : "Du technocrate au populiste afghan, Ashraf Ghani est transformé". Le journal raconte comment Ashraf Ghani est passé d'un "intellectuel pro-occidental" qui tenait "un discours dans un langage technocratique (pensez à des expressions telles que "processus consultatifs" et "cadres de coopération")" à une mauvaise copie des "populistes qui concluent des accords avec leurs ennemis, gagnent le soutien de leurs rivaux et font appel à la fierté nationale afghane".

La stratégie de rectification d’image a certes permis à Ghani de se hisser en deuxième position, mais il a tout de même été largement battu au premier tour de l'élection de 2014. Son rival, Abdullah Abdullah, a recueilli 45 % contre 32 % pour Ghani, avec près d'un million de voix de plus.

Au second tour de juin, cependant, les tables ont soudainement tourné. La publication des résultats a été retardée et, lorsqu'ils ont été finalisés trois semaines plus tard, ils donnaient Ghani avec un score stupéfiant de 56,4 % contre 43,6 % pour Abdullah. Abdullah a affirmé que Ghani avait volé l'élection par une fraude généralisée. Ses accusations étaient loin d'être sans fondement, car il existait des preuves substantielles d'irrégularités systématiques.

Pour régler le différend, l'administration Obama a dépêché le secrétaire d'État John Kerry à Kaboul pour conduire des négociations entre Ghani et Abdullah. La médiation de Kerry a abouti à la création d'un gouvernement d'unité nationale dans lequel le président Ghani a, au moins dans un premier temps, accepté de partager le pouvoir avec Abdullah, qui occuperait un rôle nouvellement créé, dont le nom reflète de manière transparente l'agenda néolibéral de Washington : Directeur général, ou PDG de l'Afghanistan.

 

Dans l’original cette photo montre Le secrétaire d'État américain John Kerry négociant avec les 2 candidats à la présidence afghane Abdullah Abdullah (à gauche) et Ashraf Ghani (à droite) en juillet 2014.

Un rapport publié en décembre de la même année par des observateurs électoraux de l'Union européenne a conclu qu'il y avait effectivement eu une fraude généralisée lors de l'élection de juin. Plus de 2 millions de voix, soit plus d'un quart du total des suffrages exprimés, provenaient de bureaux de vote présentant des irrégularités manifestes. La question de savoir si Ghani a effectivement remporté le second tour était nébuleux. Mais il avait réussi à franchir la ligne d'arrivée, et c'est tout ce qui comptait. Il était président maintenant. Et ses patrons impériaux à Washington étaient plus qu'heureux de balayer le scandale sous le tapis.

Le Washington officiel fait l'éloge de Ghani malgré la fraude et l'échec.

Le trucage apparent de l'élection de 2014 n'a guère terni l'image d'Ashraf Ghani dans les médias occidentaux. La BBC l'a caractérisé par trois termes - "réformateur", "technocrate" et "incorruptible" - qui allaient devenir les descriptions préférées du corps de presse pour un président qui a finalement abandonné son pays avec 169 millions de dollars et sa proverbiale queue entre les jambes. Dans un article emblématique de l'image que les médias ont donnée de Ghani, le New Yorker a affirmé qu'il était "incorruptible", le saluant comme un "technocrate visionnaire qui pense vingt ans à l'avance".

En mars 2015, Ghani s'est envolé pour Washington pour son moment de gloire ultime. Le nouveau président afghan a prononcé un discours devant une session conjointe du Congrès américain. Et il a été célébré comme un héros qui allait débloquer la magie du marché libre pour sauver l'Afghanistan une fois pour toutes.

 

Cette photo montre Ghani s’adressant au Congrés en session commune rassemblant Sénat et Chambre des représentants ce qui est un honneur rare réservé aux chefs d’Etat amis importants ou à des personnalités utiles comme Lech Walesa

Les Tanks de la pensée et leurs amis de la presse n'en avaient jamais assez de Ghani. En août de cette année-là, le directeur principal des programmes de l'organisation Democracy International, financée par le gouvernement américain et spécialisée dans le changement de régime, Jed Ober, a publié un article dans Foreign Policy qui reflétait l'histoire d'amour de la Beltway avec son homme à Kaboul.

Lorsque Ashraf Ghani a été élu président de l'Afghanistan, de nombreux membres de la communauté internationale se sont réjouis. Il était évident qu'un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale à la réputation de réformateur était l'homme idéal pour résoudre les problèmes les plus flagrants de l'Afghanistan et redorer le blason du pays sur la scène internationale. Il n'y avait pas de meilleur candidat pour faire entrer l'Afghanistan dans une nouvelle ère de bonne gouvernance et commencer à étendre les droits et les libertés qui ont trop souvent été refusés à de nombreux citoyens du pays.

Imperturbable face aux allégations documentées de fraude électorale, le Conseil atlantique a honoré Ghani en 2015 avec son "prix du remarquable leadership international ", célébrant son soi-disant "engagement désintéressé et courageux en faveur de la démocratie et la dignité humaine."

En mars, Madeleine Albright a remis son prix à Ashraf Ghani. Vidéo complète : http://t.co/U1y3Q1xO44 #ACAwards pic.twitter.com/OHesh4S2jb

Le Conseil atlantique a noté avec enthousiasme que Ghani "a personnellement accepté le prix, qui lui a été remis par l'ancienne secrétaire d'État Madeleine Albright, le 25 mars à Washington devant un public de dirigeants, d'ambassadeurs et de généraux de l'OTAN." Mme Albright, qui a déjà défendu publiquement le meurtre de plus d'un demi-million d'enfants irakiens à cause des sanctions imposées par les États-Unis, a qualifié M. Ghani de "brillant économiste" et a affirmé qu'il a donné de l'espoir au peuple afghan et au monde entier".

La cérémonie officielle du Conseil atlantique a eu lieu en avril, mais M. Ghani n'a pas pu y assister, et c'est sa fille Mariam qui a reçu le prix en son nom. Née et élevée aux États-Unis, Mariam Ghani est une artiste basée à New York qui incarne parfaitement toutes les caractéristiques d'un hipster (ndt :anglicisme désignant un jeune urbain qui affiche un style vestimentaire et des goûts empreints de second degré, à contre-courant de la culture de masse.) radlib (mot à mot radical libéral difficile à traduire, entre gauche dorée et boboisme) installée dans un luxueux loft de Brooklyn. Le compte Instagram personnel de Mariam présente une combinaison d'art minimaliste et d'expressions politiques pseudo-radicales.

Bénéficiant d'un statut très élevé dans le milieu des militants pour les « changements de régime classés à gauche», Mariam Ghani a participé en 2017 à une table ronde à l'université de New York intitulée "Art & Refugees : Confronting Conflict with Visual Elements", (L’art et les réfugiés : confronter conflit et éléments visuels) aux côtés de l'illustratrice et partisane de la guerre sale Molly Crabapple. Crabapple est membre de la Fondation pour la nouvelle Amérique fondée par le Département d’Etat et financée par l’ancien PDG de Google Eric Schmidt.

A la cérémonie de 2015 de l’Atlantic Council à Washington, quand Mariam Ghani a fièrement accepté pour son père la récompense décernée par le cercle militariste de l’OTAN, elle se tenait souriante à côté de trois autres lauréats : un général, le PDG de Loockheed Martin et le chanteur de country de droite Toby Keith qui s’est rendu célèbre avec des chansons invitant à « botter le cul  aux musulmans et aux arabes  à la manière américaine ».

L’Atlantic Council poursuivant d’une façon grandiloquente la promotion du Président Ghani a publié un article dans son blog « The atlanticist » : « Selon le FMI Ghani a montré un afghanistan ouvert aux affaires » Le principal responsable du Fonds monétaire international en Afghanistan, le chef de mission Paul Ross, a déclaré avec effusion au Conseil atlantique que M. Ghani avait "signalé au monde que l'Afghanistan est ouvert aux affaires et que la nouvelle administration est déterminée à poursuivre les réformes". Le bureaucrate a déclaré que le FMI était "optimiste quant au long terme", sous la direction de Ghani.

Ghani et son régime américain fantoche avaient en fait une sorte de « porte tournante » avec le Conseil atlantique. Son ambassadeur aux Émirats arabes unis, Javid Ahmad, était simultanément chargé de mission au sein du groupe de réflexion. Ahmad a profité de sa sinécure pour publier dans les principaux médias des articles d'opinion décrivant son patron comme un réformateur modéré qui visait à "restaurer le débat civil dans la politique afghane".

« Les États-Unis devraient utiliser l'influence qu'ils ont encore en Afghanistan pour soutenir les candidats non criminels lors des prochaines élections et appuyer les efforts du président Ghani pour restaurer le débat civil dans la politique afghane, écrit Ahmad javid. https://t.co/ra89Kdb5Vt

Foreign Policy avait prêté à Ahmad un espace dans son magazine pour publier une publicité de campagne à peine déguisée pour Ghani en juin 2014. L'article chantait ses louanges comme étant "une alternative intellectuelle, pro-occidentale et hautement éduquée au système séculaire de corruption et de seigneurs de la guerre en Afghanistan." À l'époque, Ahmad était coordinateur de programme pour l'Asie au German Marshall Fund of the United States, un groupe de pression de la guerre froide financé par les gouvernements occidentaux. Les rédacteurs de Foreign Policy n'ont apparemment pas remarqué que l'article de Javid Ahmad contient des passages qui sont presque une copie mot pour mot de la biographie officielle de Ghani.

Lors du sommet de l'OTAN de 2018, le Conseil atlantique a organisé une énième interview flatteuse de Ghani. Vantant ses supposés "efforts de réforme", le président afghan a insisté : "Le secteur de la sécurité est complètement transformé, dans le cadre des efforts contre la corruption." Il a ajouté : "Un changement de génération est en train de se produire au sein de nos forces de sécurité, et dans l'ensemble du pays, et je pense qu'il s'agit d'une véritable transformation."

Ces vantardises n'ont pas exactement bien vieilli. Le journaliste qui a réalisé l'interview de complaisance était Kevin Baron, le rédacteur en chef du site Web Defense One, soutenu par l'industrie de l'armement. Bien que la corruption systémique et la nature inefficace et abusive de l'armée afghane soient bien connues, Baron n'a pas proposé de réponse à cette question.

Lors de l'événement, Ghani a rendu hommage au Tank de la pensée qui lui a servi de moulin à propagande personnelle pendant si longtemps. En rendant hommage au PDG de l'Atlantic Council, Fred Kempe, Ghani a déclaré : "Vous avez été un grand ami. J'ai une grande admiration à la fois pour vos travaux et pour votre gestion». Depuis le public, Fred Kempe l’a interrogé sur ses relations avec ses voisins. Avant de répondre, Ashraf Ghani l’a remercié d'abord pour ses propres contributions. (Voir ci-dessus).

L'histoire d'amour du Conseil atlantique avec Ghani s'est poursuivie jusqu'à la fin ignominieuse de sa présidence. En 2019, Ghani était un invité d'honneur à la Conférence sur la sécurité de Munich (CSM), soutenue par le Conseil atlantique et parrainée par le gouvernement allemand. Là, l'aristocratique président afghan a prononcé un discours qui ferait rougir même le pseudo-populiste le plus cynique, déclarant : "La paix doit être centrée sur les citoyens, pas sur les élites."

Le Conseil atlantique a accueilli Ghani une dernière fois en juin 2020, lors d'un événement coparrainé par l'Institut de la paix des États-Unis, lié à la CIA, et le Rockefeller Brothers Fund. Après les éloges de M. Kempe, qui l'a qualifié de "grande voix de la démocratie, de la liberté et de l'inclusion", l'ancien directeur de la CIA David Petraeus a fait l'éloge de M. Ghani en soulignant "quel privilège ce fut de travailler avec [lui] en tant que commandant en Afghanistan."

Ce n'est que lorsque Ghani a ouvertement volé et fui honteusement son pays en août 2021 que le Conseil atlantique s'est finalement retourné contre lui. Après près de deux décennies à le promouvoir, le cultiver et le glorifier, le groupe de réflexion a finalement reconnu qu'il était un "méchant en fuite". Ce fut un revirement spectaculaire de la part du Tank de la pensée qui connaissait Ghani mieux que n'importe quelle autre institution de Washington. Mais il a également fait écho aux tentatives désespérées de sauver la face de la part de bon nombre des mêmes institutions américaines d'élite qui avaient fait de Ghani le tueur à gages économique néolibéral qu'il était.

Dans les derniers jours tristement célèbres de Ghani, Washington est resté confiant. L'illusion qu'Ashraf Ghani était un génie technocratique a perduré jusqu'à la fin de son mandat désastreux. Le 25 juin, quelques semaines avant l'effondrement de son gouvernement, Ghani a rencontré Joe Biden à la Maison Blanche, où le président américain a rassuré son homologue afghan sur le soutien indéfectible de Washington. Un mois plus tard, le 23 Juillet, Biden a confirmé à Ghani dans une conversation téléphonique que Washigton continuait à le soutenir. Mais sans la protection de son régime creux par des milliers de soldats de l’OTAN les Talibans avançaient rapidement et tout s’est effondré en quelques jours comme un château de sable

Le 15 août, Ghani avait fui le pays avec des sacs d'argent volé. C'était une réfutation surréaliste du récit, répété ad nauseam par la presse, selon lequel Ghani était, comme le disait Reuters en 2019, "incorruptible et érudit." Les élites à Washington ne pouvaient pas croire ce qui se passait, niant ce qu'elles voyaient sous leurs yeux.

Même le légendaire militant "progressiste" anti-corruption Ralph Nader était dans le déni, se référant à Ghani en termes affectueux comme un "ancien citoyen américain incorruptible." « Le président Ashraf Ghani, l'ancien citoyen américain incorruptible, n'a jamais eu sa chance aux yeux des responsables américains qui n'ont jamais cherché à comprendre les réalités de l'Afghanistan. Peu de personnalités ont mieux résumé la pourriture morale et politique de la guerre américaine de 20 ans en Afghanistan qu'Ashraf Ghani. Mais son bilan ne doit pas être considéré comme un exemple isolé. » Ralph Nader (@RalphNader) 20 août 2021 :

C'est le Washington officiel, son appareil de Tanks de la pensée et son armée de journalistes flagorneurs qui ont fait de Ghani ce qu'il est. C'est un fait qu'il a lui-même reconnu dans une interview accordée en juin 2020 à l'Atlantic Council, dans laquelle Ghani a exprimé sa plus grande gratitude envers ses soutiens : "Permettez-moi tout d'abord de rendre hommage au peuple américain, aux administrations américaines, et au Congrès des États-Unis, et en particulier, au contribuable américain pour les sacrifices en sang et en argent."

Ben Norton

Rédacteur en chef adjoint

Ben Norton est un journaliste, un écrivain et un cinéaste. Il est rédacteur adjoint de The Grayzone et producteur du podcast Moderate Rebels, qu'il coanime avec le rédacteur Max Blumenthal. Son site web est BenNorton.com et il tweete à @BenjaminNorton


 

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Tag(s) : #stratégie du chaos, #comaguer, #afghanistan
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