Le 26 mars 2018, la revue Ballast a publié une tribune intitulée « Rojava, brisons le silence ». Ce texte appelle d’une part à promouvoir le « Rojava » comme une formidable expérience démocratique et d’autre part à demander (à l’ONU ? À l’OTAN?) la création d’un couloir humanitaire et d’une zone d’exclusion aérienne.

Ce texte est naturellement séduisant, car il dénonce une catastrophe bien réelle, le sort des civils en zone de guerre, mais il s’agit d’une tentative de manipulation et il me semble que beaucoup de ses signataires l’ont signé un peu vite.

Il a été signé, entre autres, par le NPA et Alternative Libertaire, et il est conforme à leur vision du conflit en Syrie : pour eux, Bachar el Assad est l’unique responsable de la guerre et de toutes les morts de civils en Syrie ; ainsi, quand ils évoquent la Ghouta, c’est pour suggérer que le « régime d’Assad et ses soutiens » massacrent des civils, ignorant le fait que depuis 6 ans les mercenaires wahhabites qui contrôlent la Ghouta envoient quotidiennement des roquettes sur les quartiers résidentiels de Damas. Ces formations politiques, avant de prendre parti pour le « Rojava », ont activement soutenu ce qu’ils appellent « la rébellion », et en ont systématiquement caché ou minoré le caractère djihadiste. Gilbert Achcar, pour le NPA, a été jusqu’à écrire « "même si le soulèvement était guidé par des forces islamiques, cela ne devrait pas changer notre position" », et a appelé de ses vœux la guerre civile en Syrie «[Il faut] une révolution qui l’emporte au moyen d’une insurrection populaire armée débouchant sur une guerre civile avec formation de zones libérées qui s’étendent progressivement jusqu’à la victoire finale. » « La révolution syrienne ne pourra se développer qu’en se transformant en guerre civile".

A partir de 2014, sans pour autant cesser de soutenir l’Armée Syrienne Libre, les Casques Blancs, et toutes les institutions « rebelles » liées aux Frères Musulmans et à Al Qaïda, ces formations politiques ont tourné leur attention vers les YPG/YPJ et le « Rojava ».

Le « Rojava » est présenté comme une formidable expérience de démocratie directe, écologie, féminisme, laïcité, et ce serait la meilleure alternative au « régime » et à Daesh, renvoyés dos à dos comme deux maux équivalents.

Il s’agit d’une pure manipulation, d’autant plus scandaleuse qu’elle utilise tous les codes de l’anarchisme et de la lutte révolutionnaire pour les mettre au service… de l’impérialisme US.

Les YPG/YPJ font partie des Forces Démocratiques Syriennes, créées et armées par les USA. Faut-il rappeler que la démocratie est une notion étrangère à la hiérarchie militaire ? Les YPG/YPJ doivent obéir aux États-Unis, sans quoi ils ne feraient plus partie des FDS. Faut-il rappeler que dans une guerre, les soldats se battent pour celui qui leur fournit les armes ? Le « Rojava » héberge de nombreuses installations et bases militaires étasuniennes, concrètement le « Rojava » permet aujourd’hui aux États-Unis d’occuper la Syrie et de lui voler sa région la plus riche en pétrole et en gaz. J’utilise des guillemets pour « Rojava », car c’est un mot nouveau qui désigne pour le PYD l’ouest du Kurdistan, alors même que les Kurdes n’ont quasiment aucune présence historique dans cette région ! Afrin est un territoire kurde, mais dans quasiment tout le reste du « Rojava » Il n’y avait pas de Kurdes avant la guerre.

Et qu’en est-il de la réalité de l’expérience démocratique ? Damien Keller, engagé au sein des YPG, reconnaît que

« Ces institutions de base, dans les quartiers et les villages, souffrent cependant d’un manque d’investissement de la population. Le contexte de guerre civile n’aide pas, mais il semble également y avoir une réticence idéologique de la part de certaines catégories de la population restées fidèles au régime de Bachar el-Assad. Ce qui est problématique quand les villages ne sont pas en mixité ethno-confessionnelle, ce qui est souvent le cas.

Il y a également un effet de distorsion, en raison du rôle dirigeant joué par le PYD. Ses militants et militantes sont en effet très actives dans l’ensemble des instances démocratiques, et les non-militant.es peuvent alors considérer ces structures du Tev-Dem comme relevant prioritairement de la compétence des hevals (« camarades »). »

 De nombreux témoignages, même les plus enthousiastes, décrivent le Rojava comme la dictature d’un parti unique, avec un culte du chef (Abdullah Öcalan) qui n’a pas grand-chose de « libertaire », où les rapports de propriété et le commerce ne sont pas remis en cause. Dès lors, quel rapport avec la guerre d’Espagne ? Est-ce que les jeunes occidentaux qui, pressés par le goût de l’aventure et les fantasmes qu’on a entretenus chez eux, affluent depuis 4 ans vers la Syrie, s’imaginent qu’ils vont prendre part aux décisions militaires et politiques ? Non, il servent de chair à canon dans une guerre qui les dépasse, ou ils prennent goût aux armes.

A Afrin, ce sont des volontaires syriens loyalistes qui sont morts aux côtés des Kurdes, l’OTAN a laissé ses soi-disant alliés se faire massacrer.

Espéraient-ils une aide étasunienne, improbable depuis le départ ? Ce n’est pas Afrin qui intéresse les Etats-Unis, c’est le nord de l’Euphrate et son pétrole. A quel moment se rendront-ils compte qu’ils se battent pour un pays qui a entrepris de démolir la Syrie après avoir démoli l’Iraq, et qui a systématiquement trahi ses partenaires locaux ?

Pour résumer :

- soutenir les Kurdes, ce n’est pas soutenir le PYD, et le mieux serait de soutenir l’ensemble du peuple syrien en demandant en premier lieu la levée des sanctions qui ont fait exploser le prix des denrées alimentaires et médicales, et en dénonçant les pays qui financent des mercenaires pour tenter de renverser le gouvernement. C’est au peuple syrien et seulement à lui de décider de son avenir.

- il n’a jamais été légitime d’appeler « rebelles » des gens payés et armés par des pays étrangers. Le nom adapté est mercenaires. S’ils se battent avec autant d’acharnement c’est avant tout parce que ça leur rapporte beaucoup d’argent. Et vu leurs faits d’armes (décapitations, crucifixions, amputations, etc) ils méritent amplement le qualificatif de terroristes.

- une partie des signataires de la Tribune de Ballast a travaillé avec acharnement, depuis le début de cette guerre, a soutenir la propagande de guerre de l’OTAN et même a banaliser les Frères Musulmans. Leur objectif principal est le renversement de Bachar el Assad, et tout le reste n’est là que pour servir cet objectif.

 - cette tribune est donc une manipulation de plus. Croyant aider les populations du nord de la Syrie, ses signataires ont en fait validé l’ingérence de l’OTAN en Syrie ainsi que sa version des faits. La demande de création d’une « zone d’exclusion aérienne » est particulièrement perverse, car d’une part elle rappelle le massacre commis par l’OTAN en Libye au nom d’une « zone d’exclusion aérienne », et d’autre part elle sous-entend que les signataires s’imaginent que l’OTAN pourrait décider de sauver les Kurdes des collines d’Afrin, par pur amour de l’humanité. Puisqu’ils confondent le « Rojava » avec la guerre d’Espagne, peut-être ont-ils confondu l’OTAN avec Robin des Bois.

 

Vincent Lenormant

 

Au delà du décryptage critique scrupuleux de Vincent Lenormant, et afin qu'ils mesurent à quel point ils sont dupes de charlatans notoires, nous invitons la Revue Ballast et les signataires de cet "appel", sans doute sincèrement convaincus qu'ils soutiennent une "juste cause", à simplement mieux s’informer. Par exemple en visionnant cette conférence de notre camarade Subhi Toma, natif de Mossul, ayant longtemps vécu dans ces régions, que ce soit en Syrie ou en Irak et très au fait de tous les développements de l'actualité géopolitique de la région du fait de son activisme (marxiste) militant.

Pendant ce temps là... à la Goutha, les 17 millions de syriens restés chez eux en Syrie demeurent obstinément réfractaires à l'idéologie libérale libertaire et aux leçons des intellectuels français.  Ils persévèrent dans leur préférence voire leur gratitude pour le "boucher Assad"... sans doute un effet collatéral de l'Orient compliqué comme disaient nos élites à l'époque du levant français :


Le soldat  Wassim Issa de l'armée syrienne a filmé lui-même les premiers moments de la libération d'Ayn Tarma au sud de la Ghouta Est, tandis que les habitants acclament leurs libérateurs : les soldats de l'armée Nationale Syrienne... et manifestent bruyamment leur reconnaissance à l’égard des soldats de l'immonde boucher de Damas et leur haine à l'encontre des rebelles démocrates qui les ont détenus en otage jusque là.

C'est à dire ceux-là ( les collègues des "brigades internationales terroristes" et futurs renforts des jihadistes de l'Armée Syrienne Libre, supplétifs d'Erdogan dans l'entreprise d'éradication ethnique du "rojava occidental" à Afrin ):


Le journaliste de Syria TV Jaafar Younis a pu interviewer dans le bus qui les évacue ces militants et leurs familles quittant la Goutha Est pour Idlib et converse avec ces " militants rebelles".

Tag(s) : #Vincent Lenormant, #rojava, #géopolitique, #histoire
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