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Veni, vidi Vichy
En 20 ans, du fait de son instabilité parlementaire en somme « instituée », de 1920 à 1940 la France avait connu 47 ministères, puis 23 ministères en 12 ans, entre 1946 et 1958. De Gaulle qui mit fin à la IVème en instaurant la Ve République, proclamait avoir, entre autres préoccupations, celle de “doter l’État d’institutions qui lui rendent, sous une forme appropriée aux temps modernes, la stabilité et la continuité dont il est privé depuis cent soixante neuf ans”1 .
En janvier 1963, le même De Gaulle pouvait donc déclarer à la presse que “pour la première fois depuis sa naissance, la République est établie dans la continuité”. Déjà en mars 1950, alors qu’il était entré dans sa longue « retraite provisoire » de la (4ème) République, de Gaulle s’était exprimé sur la loi électorale porteuse du régime des partis qu’il récusait ainsi :
“Je crois, en effet, à l’importance du mode de scrutin. Mais, à mon sens, cette importance est tout à fait secondaire par rapport à celle du régime. Nous avons expérimenté, nous Français, tous les systèmes électoraux possibles et aucun n’a jamais pu compenser la malfaisance du régime des partis”.
En 10 années de « gaullo-communisme » De Gaulle nomma 3 premiers ministres qui formèrent 7 gouvernements successifs. On était loin du rythme tourbillonnant (2 ou 3 par an) des 3ème et 4ème Républiques ; et cette « stabilité » se doublait d’une parfaite identité idéologique et politique entre ces gouvernements successifs, leur représentation nationale et leur Président géniteur. Si donc la 4ème République connut 24 gouvernements successifs en moins de 12 ans, au total la Vème comptait jusqu’à la désignation de Barnier : 44 gouvernements pour 24 premiers ministres en près de 70 ans. Une stabilité jugée positivement par l’ensemble de notre appareil idéologique, y compris parmi ceux de ses acteurs qui appelaient à une VIème République, au motif d’obsolescence de l’actuelle.
Le contexte idéologique et le rapport de force politique de ces 10 années fut résumé par De Gaulle d'une proclamation mémorable : "Entre les communistes et moi ... il n'y a rien"
Les communistes se sont évanouis en même temps que "le grand Charles" après le baroud d'honneur de Duclos aux présidentielles de 1969, au grand soulagement de Pompidou, Giscard, Mitterand "et la suite" comme aurait pu dire Brugère ...
Mais voici que, Patatras ... de manière pour eux totalement imprévue ("aussi bien que mortelle" aurait ajouté Corneille ), les déboires inhérents au « régime des partis » se rappellent au mauvais souvenir de nos citoyens électeurs français. Pour ajouter à leur désarroi et à leur anxiété, leur chef de l’État, sans doute pour justifier son échec en tant que « Maître des horloges », leur explique qu’ils sont par ce fait confrontés à une situation digne des : « heures les plus sombres de notre histoire »2 .
L’affaire est d’autant plus grave qu’au terme du scrutin nombres d’experts constitutionnalistes et "politologues" en arrivent à redouter une crise de régime et une situation où le pays deviendrait ingouvernable. Pire, le parti majoritaire en terme d’adhérents élus (le Rassemblement National) est conchié par tous les autres qui cependant sont eux-mêmes farouchement opposés entre eux. Qui plus est, en dépit des alliances de circonstances aucune majorité n’est encore capable de se constituer, même au prix d’une laborieuse coalition de pur opportunisme, comme cela était pourtant chose courante sous les deux précédentes Républiques. Sans parler de l’espérance de vie de tels gouvernements « de coalition ».
Comment a-t-on pu en arriver là ?
Pour répondre sérieusement à cette question que se posent légitimement les plus jeunes générations, confrontées au désastre politique actuel, il faut d’abord comprendre ce que furent en réalité ces « Heures les plus sombres de notre histoire ».
Lors de ses déconvenues électorales de l’été, les journalistes italiens spécialisés dans l’Histoire politique de leur voisin français ont rapproché sarcastiquement les circonstances politiques qui initièrent le pétainisme et la collaboration de la paradoxale situation actuelle de Macron. Or, c’est précisément l’objet de notre nouvelle publication parue fin décembre 2024, et pour laquelle Annie Lacroix-Riz nous a fait l’honneur et le plaisir de nous accorder une postface qui a elle seule eut pu constituer un ouvrage majeur sur cette question, désormais de nouveau d’une brûlante actualité.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore le livre-témoignage de Raymond Brugère dont nous avons reconstitué dans ce volume le fac-simile de la dernière édition, il faut déjà qu’ils sachent qu’avant que les « beaux efforts » de Macron ne nous ramènent, de son propre aveu, aux heures les plus sombres de sa propre Histoire, Raymond Brugère fut l’acteur et le témoin d’une de ces périodes douloureuses pour notre mémoire collective. Si douloureuse d’ailleurs que notre historiographie française d’après guerre s’est empressée de l’oublier.
Nous en sommes aujourd'hui arrivés à ce "moment républicain" où, avec notre dernier "gouvernement de Noël" sorti de sa hotte par Macron, l'obsolescence gouvernementale programmée est passée à moins de 4 mois, dans la confusion idéologique la plus profonde et avec une efficience ramenée à peu près au degré politique zéro.
« Bayrou, c'est pire que tout - Je connais tout son passé et ses trahisons successives » - Simone Veil - évoquant la résistible carrière du premier "héritier de Giscard" alors qu'elle était encore dans le même parti que lui.
Pour donner la mesure de l’opportunité de la réédition critique du livre de Brugère, et la portée instructive de la très remarquable postface que nous a donnée Annie Lacroix-Riz, il nous a semblé opportun d’en expliquer brièvement l’actualité immédiate, pour le lecteur contemporain. Pour ce lecteur néophyte, confronté à un délabrement qui pourrait lui paraître sans précédent, le spectacle qui s’offre à lui en cette fin d’année 2024 s’inscrit dans un contexte historique qui n’est plus celui de la fin de la 3ème République et de la faillite honteuse de ses élites tant économiques qu’intellectuelles et politiques sanctionnée par la défaite et l’occupation, ni celui de la 4ème République dont la fin ne fut guère plus glorieuse comme on va pouvoir en juger.
Pour l’honnête citoyen électeur français il assiste désormais, plus ou moins consterné, au crépuscule brumeux de la Macronie et de son appareil financier, politique et idéologique. Une Macronie française et de droite et de gauche *, fille de la Hollandie, elle-même héritière de la Sarkozie, Chiraquie, Jospinerie, Giscardo-Mitterandie, etc.
* Et « antitotalitaire » et libérale et « bienveillante » et « inclusive », etc. mais plus très productive d’autre chose que de son « exception culturelle » au rabais.
On peut maintenant dire qu'arrive là à son épuisement consanguin toute une lignée politique qui s'est succédée au pouvoir depuis le départ de De Gaulle, après que, symbole incarné de cette nouvelle génération libérale-libertaire, Cohn-Bendit ait été le premier à trouver les mots pour dire son dépit d'adulescent capricieux et sa frustration narcissique de "libre consommation" : "10 ans de gaullo-communisme, ça suffit !".
Par un de ces bégaiements farcesques moqués jadis par Marx, cette "tendance lourde" de notre histoire politique personnaliste se retrouve opportunément incarnée aujourd'hui dans la figure insipide d'un Bayrou ; qui fut jadis porté sur les fonds politiques baptismaux ... par Giscard d'Estaing, lui-même porté au pouvoir, selon lui, par l'aspiration des français d'être "gouvernés au centre", mais aussi et surtout par la bourgeoisie nationale, ravie de l'occasion de satisfaire l'aspiration plus compulsive encore d'en finir avec la Résistance et tout ce qu'elle avait représenté. Voici venir le temps de la Résilience ...
Bref, "tuer le père", le père sévère en l’occurrence.
C'est ainsi que, cet été, certaines de nos gazettes se sont émues à la lecture de la Une d’il Manifesto et de son jeu de mot – il est vrai quelque peu humiliant pour notre actuel Président de la République. Il se trouve en effet qu’en la circonstance, les journalistes italiens ont simplement remis au goût du jour la citation latine dont précisément s’était déjà inspiré Raymond Brugère pour son titre "accrocheur" d'époque, tiré d’une des proclamations les plus célèbres de Jules Cesar dans sa "Guerre des Gaules" :
Veni, vidi, vici 4
qui se traduit classiquement par
Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.
Elle fut prononcée par Jules César quelques années avant Jésus Christ, pour proclamer son « triomphe » militaire et politique.
Brugère a bâti là-dessus le jeu de mot consistant à remplacer Vici j'ai vaincu" en latin, par Vichy.
1 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir.
2 Comme on le lui a appris à Science Po.
4 Le latiniste de service wiki observe avec justesse que par son laconisme typiquement latin, cette phrase devint célèbre pour désigner tout succès rapide et éclatant.