La guerre en Ukraine et la Serbie.

 

par Alain Jejcic

 

La guerre en Ukraine obère la politique balkanique en affectant tout particulièrement la Serbie. On ne saurait dessiner un panorama complet et précis de la situation, dresser une liste exhaustive des différends opposant les pays les uns aux autres, leurs difficultés et contradictions internes, cependant, force est de constater que sous le coup des batailles entre armées russes et ukrainiennes sur la ligne de front du Dniepr la tendance est à la détérioration. Désormais, les oppositions constitutives de la poudrière balkanique s’aiguisent encore un peu plus pour prendre une tournure on ne peut plus inquiétante, menaçante pour la paix régionale et au-delà celle du continent tout entier. Qu’il s’agisse de la traditionnelle opposition entre la Bulgarie et l’ex-Macédoine yougoslave, à présent Macédoine du nord après avoir été vingt ans durant FYROM (Former Yougoslav Republic Of Macedonia), ou bien de l’antagonisme foncier entre la Grèce et la Turquie voire de la situation en Bosnie où s’opposent les trois nations constitutives de cette construction étatique insensée sans même évoquer le facteur albanais omniprésent (Macédoine, Serbie, Grèce et Monténégro) ; partout les incidents quotidiens menacent de dégénérer pour donner lieu à un conflit armé difficile à circonscrire puisque balkanique.

A proximité immédiate, dans l’antichambre du chaudron balkanique, la Hongrie et la Croatie par les déclarations de leurs dirigeants, Orban et Milanović, scandaleuses pour la presse de grands chemins occidentale, suggèrent l’immensité des enjeux et alertent sur la gravité de la crise actuelle. De fait, la façade maritime adriatique et la plaine pannonienne, portes des Balkans en quelque sorte, sont des éléments essentiels de l’aménagement géopolitique de l’Europe du sud-est. Celui-ci, mise en cause par la crise actuelle, devra être remanié une fois la paix en Ukraine rétablie ; à ne pas en douter il va être différent de celui qui prévaut à présent. Ni plus ni moins, fortes de leurs atouts, la Croatie et la Hongrie ne font que ménager l’avenir mais aussi, et il faut l’entendre, annoncent-elles des changements à venir (la Route de la soie chinoise oblige). 1

Enfin, il va sans dire que la situation dans les Balkans, item d’un agenda qui les dépasse, est assujettie aux faits et gestes de la « Communauté internationale », créature à têtes multiples – mais à direction centralisée -, présente sur le terrain par une noria d’envoyés spéciaux et autres émissaires plénipotentiaires qu’ils soient états-uniens, européens (principalement slovaques et slovènes), allemands, anglais, français, voire norvégiens (eh oui !!!)2, et, ultima ratio de la démocratie, par les forces armées du KFOR et de l’OTAN en bonne et due forme.

 

 

La Serbie dans les Balkans contemporains.

Dans ces conditions il n’est guère étonnant que la Serbie, pays central de la presqu’île balkanique, très sensible au contexte politique global, soit plus particulièrement affectée par les événements ukrainiens. Ses positions géostratégiques, déjà lourdement compromises à la suite de l’ignoble campagne de bombardement du printemps 1999, poursuivie par des décennies de travail de sape de grandes puissances occidentales culminant par la déclaration d’indépendance du Kosovo, sa province méridionale, sont mises à rude épreuve. Ainsi, à présent, la Serbie doit faire face à l’intérieur de son territoire souverain à un mouvement irrédentiste alors que dans son entourage immédiat une myriade de micro-états membres de l’OTAN demandent que passer à l’action en exécutant les instructions que lui donnerait le centre de commandement d’outre-Atlantique. De la sorte, menacée de l’intérieur, encerclée de l’extérieur où le voisinage des pays membres de l’OTON ajoute une menace supplémentaire par la possibilité qu’il représente d’isoler le pays pour le mettre au pas, le forcer à obéir ; à tout moment la Serbie récalcitrante, désobéissante peut être punie par une mise en quarantaine. De plus, les forces armées de l’OTAN sont présentes sur le territoire même de la Serbie par la mission militaire de l’ONU, la KFOR, et la base militaire US Bondsteel.

De la sorte, dans cet environnement hostile, dans ce moment si particulier les provocations auxquelles se livrent Aljbin Kurti et le gouvernement de Priština prennent un sens singulier, une grande importance. Elles ajoutent de l’incertitude dans un contexte dangereux et arbitraire, elles font monter la tension en suscitant des exactions de toutes sortes et, en fin de compte, on peut se demander si elles ne visent pas à provoquer l’incident fatal, déclencheur d’une intervention des forces armées de l’OTAN. On peine à ne pas voir dans l’activisme d’Aljbin Kurti les prémisses, les préparatifs d’un conflit armé à venir, d’abord avec la KFOR puis par la suite directement avec les forces de l’OTAN. D’ailleurs, récemment, à plusieurs reprises, les forces armées serbes ont dues être mises en état d’alerte maximale afin d’être prêtes à entrer en action sur le territoire du Kosovo afin de protéger les populations serbes du pogrom qui les menaçait à l’instar de celui dont ils ont été victime entre les 17 et 19 mars 2004. Bien évidemment, la « Communauté internationale » aurait, dans ce cas, considéré qu’il s’agissait d’une agression d’un territoire sous contrôle de l’ONU, protégée par la plus puissante alliance militaire au monde

 

La Serbie et la crise ukrainienne.

Le contexte général, déjà très défavorable à la Serbie, s’est récemment encore dégradé avec la guerre en Ukraine. Eloignée du théâtre des opérations, que s’est-il passé en la circonstance pour que la Serbie voit ses positions encore un peu plus affaiblies ? Aussi curieux que cela puisse paraître rien ne justifie cet état des faits, il a suffi que la Serbie persévère dans ce qu’elle est, c’est-à-dire qu’elle fasse montre d’indépendance dans ses options dans le domaine international et qu’elle accorde sa conduite aux principes de droit international. En effet, restant fidèle à ce qu’elle est, à savoir neutre et légaliste, attachée à ses relations immémoriales avec la Russie, elle est devenue un pays exceptionnel, seule en Europe à refuser d’obtempérer aux injonctions de la « Communauté international » de sanctionner la Russie. Mais, dans le cadre du conflit global en cours, en faisant cela, mue par la force de son histoire, la Serbie s’est rendue coupable ; il est inadmissible de ne pas sanctionner la Russie.

Par ailleurs, la Serbie, à son corps défendant, fait partie de l’argumentaire russe quand cette dernière évoque les violations du droit international en rapport avec l’inviolabilité des frontières d’états souverains. La Russie, en effet, met systématiquement en avant l’agression de la Serbie par les forces de l’OTAN au printemps 1999. Or « la Communauté Internationale » tente de réduire à néant l’argument en obtenant de la Serbie l’acceptation de la sécession d’une partie de son territoire.

C’est ainsi que, petit état détenteur d’un passé historique conséquent occupant une position stratégique au centre des Balkans conduisant une politique indépendante, la Serbie, en rien responsable, se retrouve partie-prenante du conflit entre l’Occident collectif et la Russie, menacée dans son existence étatique comme ce fut le cas durant la Première et Seconde guerre mondiale.

 

Manifestation pour la réintégration du Kosovo à Belgrade : janvier 2023. © Sputnik / Aleksandar Djorovich

 

La question du Kosovo hic et nunc.

Terre d’origine de la nation serbe, lieu où s’est constitué son état, où ses sont déroulés les événements fondateurs de son histoire, où s’est formée son église, le Kosovo représente un enjeu vital à tout point de vue pour la Serbie. En tentant d’arracher le Kosovo à la Serbie, on la menace non seulement dans son intégrité territoriale mais, en affectant de la sorte ses fondements historiques et symboliques, on menace son existence étatique, voire le corps national serbe dans son entier.

Dans les conditions présentes, la question se manifeste de manière particulièrement dramatique puisque la solution militaire du problème du Kosovo apparaît ouvertement comme une option possible dans le petit milieu (le Quinté, c’est-à-dire les USA, l’UE, l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne) qui s’affaire autour de la province serbe historique. Or, il est évident qu’actuellement, pour la Serbie, l’option militaire pour la solution du problème du Kosovo recèle des risques considérables. De fait, dans l’état présent des choses,  la Serbie n’a aucune chance que la Russie lui vienne en aide. Ce sont des circonstances dont l’Occident n’a cessé de rêver, d’imaginer qu’elles surviendraient afin de lever « l’hypothèque serbe ». L’existence de la Serbie est mise en péril puisque les sanctions draconiennes dont est objet la Russie ajoutées à l’environnement totalement sous contrôle de l’OTAN, font que la Russie est non seulement incapable de livrer à la Serbie les équipements militaires nécessaires mais également de lui apporter son soutien dans un éventuel conflit armé. De la sorte, comme au printemps 1999 lors des bombardements de l’OTAN, la Serbie, bien que le monde ait entre temps totalement changé, se retrouve seule, isolée.

Toutefois, au niveau du droit international, le soutien de la Russie à l’ONU est très précieux pour la Serbie. En effet, le véto russe protège son intégrité territoriale et empêche les initiatives occidentales visant à déclarer les Serbes « nation génocidaire ».

Ainsi, pour Belgrade il importe avant tout de maintenir coute que coute la paix en mettant à profit toute ouverture pour le dialogue et la négociation, question ne serait-ce que de gagner un peu de temps. C’est ce à quoi s’emploi avec beaucoup de sang-froid et perspicacité, de talent même, le président Vučić.

Dans ces conditions, les lobbies serbes pro-OTAN refont surface. Ils tentent – cinquième colonne -, sur ordres venus de l’étranger, mais aussi à partir de craintes légitimes des populations, de constituer une opposition au gouvernement afin d’obtenir l’adhésion du pays aux sanctions antirusses. Cela faisant, ils font mine d’oublier que l’intention des occidentaux, si elle a pour objectif principal d’affaiblir la Russie, vise aussi la Serbie (petite Russie pour certains) ; il s’agit de régler le problème serbe si possible en faisant disparaitre la Serbie ni plus ni moins.

Les récents événements belgradois où l’on a vu à l’assemblée nationale des députés d’opposition tenter de s’en prendre physiquement au président Aleksandar Vučić suivi de la découverte d’un projet d’attentat contre sa personne pointent sur la gravité de la situation.

 

La Serbie face à la « Communauté internationale ».

Dans les conditions présentes, ce sont, conformément à la tradition, l’Allemagne et la Grande Bretagne qui se montrent les plus déterminées à en découdre avec la Serbie. Depuis toujours hostiles à l’existence même de la Serbie, elles préconisent bruyamment et ouvertement de recourir à la solution militaire. En finir une fois pour toute avec la Serbie, tel est leur dessein qui n’est en fait qu’un remake, une reprise des tentatives autrichiennes durant la Première guerre et Nazie durant la Seconde.

A l’instar des Russes qui disposent de ressources naturelles excédant leurs besoins, les Serbes occupent un territoire stratégique sans rapport avec ce qu’ils sont. Les deux doivent, inutiles et nuisibles qu’ils sont, d’après la vision anglo-saxonne, céder leur place, céder leurs biens ; ils n’ont pas leur place dans le narratif anglo-saxon.

Les Etats-Unis ont une approche différente, plus mesurée. Peut-être estiment-ils pouvoir obtenir les mêmes résultats que les Britanniques et les Allemands par la voie de leur « diplomatie-bulldozer » ou bien rechignent-ils à susciter un nouveau conflit en Europe ?

Mais, il est connu de tous que les Américains sont consultés, qu’on leur demande leur avis sur la conduite à tenir et, qu’en fin de compte, c’est eux qui décident des affaires y compris en ce qui concerne le détail des pressions à exercer sur la Serbie et la manière de faire avec. Ainsi, directement à la manœuvre ou contrôlant les activités de leurs alliés, les Américains sont omniprésents. Aussi si la nouvelle proposition du Quinté (USA, UE, Allemagne, France et Grande Bretagne) donne lieu à tant d’incertitudes c’est simplement dû au fait que les officiels états-uniens ne se sont pas encore exprimés. Cependant, en tout état de causes, la teneur de la proposition ne fait guère mystère, elle vise « as usual » à obtenir la reconnaissance internationale directe ou indirecte du Kosovo avec la participation « volontaire » de la Serbie. On y reconnaît le stratagème éculé, répété à satiété, où le refus serbe à négocier serait présenté comme une justification au recours à la force armée. Toutefois, l’insistance pour obtenir la participation serbe ouvre un petit espace de manœuvre pour la continuation des négociations et que de ce fait le conflit armé soit différé dans l’attente de temps meilleurs. C’est dans cet étroit interstice, à la limite de la paix et de la guerre, que s’affaire le président serbe en faisant montre d’une perspicacité et habilité exceptionnelle.

Après la charge spectaculaire (et il faut entendre ou lire les propos de ces gens-là pour mesurer toute l’ignominie de la soi-disant diplomatie européenne) de la cavalerie légère en début d’année, à savoir les mises-en-garde proférées par des émissaires européens slovéno-slovaques, au nom de leurs instances respectives (Parlement européen, Conseil de l’Europe, Commission de l’Union européenne), les Américains ont repris les choses en main en recourant à la « shuttle diplomacy » à haute dose ; tantôt à Belgrade, tantôt à Priština, tantôt à Sarajevo, tantôt à Skopje, avec Vučić, avec Kurti, avec Dačić, avec Osmani, avec Izetbegović etc. A la faveur d’un activisme donnant le tournis, ils ont, selon l’avis des commentateurs et autres analystes, empêché au dernier moment que n’éclate le conflit armé annoncé et attendu. Ils ont ensuite, toujours selon les mêmes, su calmer Kurti afin qu’il obtempère sur ses exigences et enfin ont-ils obtenu de leurs partenaires européens qu’ils abandonnent leurs plans par trop ouvertement belliqueux.

 

« L’intérêt national » américain versus Drang nach Ost germanique.

 

Phases de l'expansion allemande

Mais quand en est-il en réalité de ces mouvements sommes toutes assez sommaires, mécaniques et lourdement triviaux ?

Chacun sent en effet très bien que derrière ce théâtre d’ombres où les marionnettes, qu’elles soient européennes (slovènes et slovaques principalement, ajoutant de la sorte de l’insignifiance à la pantalonnade) ou locales, albanaises, c’est-à-dire Kurti et son groupe (tout aussi ridicule), apparaissent, disparaissent, il y a l’action de forces infiniment plus puissantes. Du coup, mettant de côté les aspects adventices pour considérer les éléments fonciers de la crise du Kosovo, il apparaît essentiel de repérer le mouvement de la diplomatie occidentale, avant tout et surtout états-unienne. Or sur ce plan des bougés ont lieu, des déplacements importants sont semble-t-il en cours ; il est admis en effet à présent que la formation de la communauté des communes serbes du Kosovo, prévue par l’accord de Bruxelles de 2016, soit le préalable à la poursuite des négociations. Il s’agit, s’il venait à être confirmé, d’un changement considérable, jusqu’à présent en effet la reconnaissance mutuelle de Belgrade et Priština, comme en témoigne le tout récent plan Scholz-Macron, représentait le pivot de l’activité diplomatique occidentale. Dans ce sens, la formation de la Communauté en tant que préalable à la poursuite des négociations constitue non seulement une modification de l’approche occidentale mais également un grand succès de la diplomatie serbe, d’autant plus remarquable que le contexte général ne lui est guère favorable.

D’où vient ce possible basculement ? Difficile de répondre. Peut-être faut-il y voir le résultat de contradictions entre alliés occidentaux, en premier lieu entre Américains et Allemands ? Ces derniers, comme cela a été rappelé plus haut, partisans d’une politique agressive vis-à-vis de la Serbie, envisagent y compris sa disparition, la réalisation en quelque sorte de leur fameux Drang nach Ost alors que « l’intérêt national » américain, moins précis et de ce fait ouvert à de multiples interprétations, est compatible avec la pérennité de la Serbie. Le Drang nach Öst germanique est-il soluble dans « l’intérêt national » américain ?

Aussi, incidemment, scrutant la scène diplomatique, on ne peut se soustraire à l’étonnement que suscite l’engouement des européens, petits (Slovènes, Slovaques) et grands (Français), à servir comme un seul homme la Grosse Deutschland dans la réalisation de ses projets. Mais aussi, dans le même temps, on demeure stupéfait du peu de cas que font les Américains, seuls véritables maîtres à bord, des avis des uns et des autres qu’ils soient grands ou petits européens. Du coup, si contradiction entre alliés occidentaux il y a, on conviendra que celle-ci ressort à la dialectique du maître et de l’esclave. Étrange !

 

La communauté des communes serbes du Kosovo.

Dans le but de régulariser, ou plutôt de normaliser un tant soit peu leurs relations sur le terrain, le gouvernement serbe et les représentants des institutions albanaises de Priština, de l‘état fantoche du Kosovo, ont signé en septembre 2015 un accord à Bruxelles portant sur la création de la Communauté des communes serbes de la province. Selon la lettre de l’accord, il en va d’une entité administrative instituant le plein contrôle juridique dans les domaines de l’économie, de l’éducation, de la santé de la planification urbaine ainsi que toute autre question importante pour la communauté serbe. Dotée de pouvoirs constitutifs – point décisif puisque impliquant l’indépendance vis-à-vis de Priština -, la Communauté est censée assurer, avec le soutien du gouvernement central à Belgrade, les moyens nécessaires aux populations serbes de la province de demeurer sur leurs terres ancestrales.

La constitution de la Communauté ne règle certes pas tous les problèmes mais crée néanmoins des conditions plus favorables pour la survie des Serbes au Kosovo. Ainsi, si l’état fantoche de Priština n’est pas parvenu par la violence et les pressions de toutes sortes, avec le soutien plus ou moins actifs des puissances occidentales, à briser la résistance serbe alors que les Serbes ne disposaient d’aucun moyen pour se défendre, à présent, comment réussirait-il avec la Communauté regroupant les dix communes dotée de pouvoir clairement définis par l’accord de Bruxelles ? Pour Milorad Dodik, ex-président de la Republika srpska et actuel membre de la présidence de la Bosnie et Herzégovine, la Communauté des communes est au Kosovo ce que la Republika est à la Bosnie et Herzégovine. La comparaison est certainement excessive, elle indique néanmoins qu’au-delà de son importance pratique pour la vie des populations serbes du Kosovo, la Communauté représente un réel acquit juridique pouvant s’avérer déterminant par la suite. D’ailleurs, à sa façon, Veton Surroi confirme le point-de-vue de Dodik dans un article de Koha Ditore où il met en avant une faute de traduction du document original rédigé en anglais justifiant le refus des responsables de Priština.

Ceci explique l’opposition si résolue, si fanatiquement têtue de Kurti.

Mais, les choses étant ce qu’elles sont, dans les Balkans comme ailleurs – du moins pour l’instant -, le dernier mot revient à l’envoyé spécial américain, le remplaçant de l’adjoint du sous-secrétaire d’état, Gabriel Escobar, déclarant en substance : « La Communauté des communes serbes va être formée avec ou sans Aljbin Kurti ». Et les observateurs et analystes politiques de découvrir à cette occasion un fait passablement méconnu, voire négligé, à savoir que les Américains disposent pour chacun de leurs affidés balkanique, ou plus largement européens, de matériaux compromettants en sorte qu’ils sont à même à tout instant d’éliminer le récalcitrant ou le désobéissant de la scène publique. C’est ainsi qu’immédiatement à la suite de la remarque d’Escobar « avec ou sans Kurti » on a vu surgir l’affaire du financement de la campagne électorale du parti « Autodétermination » de Kurti, campagne électorale illégalement financée par les Slovènes avec le concours du premier ministre Robert Golob en personne (coupable, de son côté, de propos ambigus sur l’Ukraine). Affaire d’y faire d’une pierre deux coups, on y ajoutait « l’ambassadeur du Kosovo » en Croatie, Martin Berisha.

De plus, remarquons en passant comment le remplaçant de l’adjoint du sous-secrétaire d’état américain, par une simple déclaration, contredit et le président français et le chancelier allemand, auteurs du plan Macron-Scholz pour le Kosovo préconisant l’établissement d’un projet d’adhésion à l’Union européenne en échange de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par la Serbie. Si des ambiguïtés subsistaient encore sur la hiérarchie, les rudes paroles de Gabriel Escobar ont le mérite de mettre les pendules à l’heure … de Washington. Elles sont un retour au réel en quelque sorte.

De la sorte, tout semble indiquer, puisque les Américains sont à la manœuvre, que les gesticulations désespérées de Kurti n’ont guère de chance d’influencer le cours des événements à moins que ne survienne, par les temps d’incertitudes présents où tout est possible, un incident inattendu. Pour le moment, ce qui importe pour la Serbie c’est que la Communauté voit le jour en application stricte de l’accord de Bruxelles et non pas suivant « la constitution de Kosovo ».

 

Vers un rapprochement entre la Serbie et les États-Unis ?

Outre le remplaçant de l’adjoint du sous-secrétaire d’état, Gabriel Escobar, envoyé spécial états-uniens en Serbie, c’est surtout Christopher Hill, ambassadeur à Belgrade, qui exprime publiquement les positions du gouvernement US autant sur la question du Kosovo que sur des problèmes moins saillants mais importants comme la tenue de l’Europride dans la capitale serbe. Très connu du public serbe puisque officiant au sein de l’administration Clinton sous Madeleine Albright, il éprouve, mauvais souvenirs du côté serbe obligent, des difficultés à faire entendre ses bons sentiments à l’égard des Serbes qui désormais l’habitent. Cependant, habile et expérimenté diplomate connaissant bien les Balkans pour y avoir séjourné à plusieurs reprises tant à Skopje qu’à Sarajevo, pratiquant le Serbo-croate et le Macédonien, Christopher Hill est assurément un acteur important au service de la politique US et non seulement dans la région. En fait, on serait disposé à voir dans sa présence belgradoise un retour vers la grande et ambitieuse politique américaine du temps de Kennedy quand George Kennan officiait dans la capitale yougoslave.

Quel dessein sert Christopher Hill ? Vise-t-il non pas à détourner la Serbie de la Russie car cela est impossible (80% population serbe soutient « l’opération spéciale » en Ukraine) mais, plus modestement, à renouer avec la tradition remontant à Roosevelt quand la politique américaine considérait les Serbes comme ses principaux interlocuteurs dans les Balkans ? Sans doute que du côté serbe on est disposé au dialogue, d’ailleurs le président Aleksandar Vučić, lui-même, se plaît à rappeler l’accord signé avec les représentants du Kosovo à Washington sous le président Trump en septembre 2021, quand bien même il ne cesse d’en appeler à la prudence vis-à-vis des Occidentaux. Mais, pour le moment : wait and see !

Quoi qu’il en soit, le jeu diplomatique entre Washington et Belgrade est semble-t-il bel et bien engagé, en bonne route même. Car, à la déclaration passablement surprenante d’Escobar viennent s’ajouter d’autres émanant d’officiels serbes. Ainsi, Marko Djurić, ambassadeur de Serbie à Washington vient de confier à un quotidien belgradois que d’importantes possibilités pour la collaboration américano-serbe sont en train de se faire jour alors que dans le même moment, de retour de Washington, Ivica Dačić, ministre serbe des affaires étrangères, annonce « de bonnes nouvelles pour la Serbie » en précisant qu’aux Etats-Unis on comprend mieux les positions serbes car, ajoute Dačić, « à Washington comme à Bruxelles on connaît désormais les lignes rouges serbes ».

 

Que dire ?

S’il est évident que la Serbie, petit pays balkanique, souhaite avoir de bonnes relations avec les Etats-Unis d’Amérique et les autres grandes puissances, il est tout aussi évident que cela dépend en premier lieu de celles-ci et que « les lignes rouges » serbes sont d’un bien faible poids sur la balance de la guerre et la paix régionale comme plus largement continentale. Mais, si « les nouvelles relations » que conçoit l’administration et diplomatie américaine devaient s’avérer être une « nouvelle » tromperie, le public serbe, peu enclin à oublier les bombardements du printemps 1999, ne sera guère surpris.

Une fois encore : wait and see !

La tradition d'action humanitaire française ... en ex-Yougoslavie

Et la France ?

Membre apparemment important de « la Communauté internationale » puisque participant du Groupe des cinq (le Quinté) autoproclamé en charge du Kosovo, la France n’est en réalité dans les faits qu’un acteur « junior ». Pourquoi ? Très simplement parce qu’elle n’a pas de projet ou plutôt parce qu’elle a renoncé à ses acquis dans la région, fruits de ses engagements passés, notamment durant la Première guerre.

Alors sa présence, désarrimée de ses intérêts au bénéfice d’une soi-disant Europe, est quasiment sans objet, flottante, désœuvrée. De coup, disponible, elle est mise au service de la politique balkanique de l’Allemagne. Caution en quelque sorte de l’Allemagne, la France sert à dissimuler les ambitions berlinoises qui sinon risqueraient d’apparaître comme un projet de retour sur les lieux du crime (durant la Seconde guerre l’armée allemande – la Wehrmacht – s’est rendue coupable d’assassinats de masse de civils dans plusieurs villes en Serbie sans commune mesure avec les exactions commises ailleurs en Europe occupée), comme une tentative de poursuivre le travail interrompu par la défaite du nazisme. Ainsi, le plan Macron-Scholz n’est autre chose qu’un acte de soumission de la France, voire pis une déclaration de guerre à un pays allié, ce qui est un comble.

Dans les Balkans, vis-à-vis de la Serbie, son alliée traditionnelle, le statut actuel de la France se dévoile dramatiquement. Ce n’est pas beau à voir.

 

Conclusion.

Depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours quand on pense à l’Allemagne et à l’Angleterre, dérangeante, la Serbie est en ligne de mire et son président Aleksandar Vučić sont désormais directement menacés. Profitant de la crise ukrainienne, les Etats-Unis et l’Union européenne pour le compte de l’Allemagne tentent de lever l’hypothèque serbe ; pour les uns – l’Union européenne – en retirant par la force, y compris militaire, Kosovo à la Serbie ils engageraient un processus de démantèlement aboutissant à la disparition pure et simple du corps national serbe, pour les autres – les Etats-Unis – la démarche apparait paradoxalement beaucoup moins déterminée au point que la question se pose de savoir si à Washington on ne souhaite qu’un replacement à la tête de l’état serbe, en l’occurrence le remplacement d’Aleksandar Vučić par Ivica Dačić, en maintenant la Serbie sur l’intégralité de son territoire, mais en confectionnant une Serbie à leur mesure, domestiquée, définitivement européenne. De ce point de vue, le choix d’Ivica Dačić, comme le souligne l’hebdomadaire belgradois Pečat, est logique. D’abord parce qu’il a déjà servi il y a quinze ans à remplacer le « nationaliste » Koštunica, puis, parce que socialiste, il est proche du Parti démocrate via l’Internationale socialiste et que, par conséquent, il a tout du « right man on the right place ».

La guerre en Ukraine est une rude épreuve pour la Serbie.

Va-t-elle survivre libre et indépendante ? Va-t-elle basculer dans l’esclavage américain ? Va-t-elle disparaitre ?

La réponse est entre les mains du peuple serbe et de ses amis dont nous sommes.

De toute façon, comme le dit la sentence populaire serbe : « Biju Srbi ali biju i Turci ! » (Les Serbes frappent mais les Turcs frappent aussi !). L’issue de la bataille est incertaine, l’ennemi est puissant mais, nous aussi, nous frappons, disent en l’occurrence les Serbes.

A.J. le 16 février 2023

 

Post Scriptum 1 (20 février)

De retour à Belgrade, après avoir assisté à la conférence sur la sécurité, accompagnateur du président de la république, Ivica Dačić, ministre des affaires étrangères, s’est adressé aux journalistes lors d’une brève conférence de presse. Ainsi, le public a pu apprendre que le président serbe, lors de son séjour münichois, avait rencontré nombre de dirigeants occidentaux, notamment le président français et le chancelier allemand, c’est-à-dire les deux rédacteurs du « projet européen pour résoudre le problème du Kosovo ». Les entrevues ont donné lieu à des échanges urbains contrairement à la discussion qui a suivi avec Josep Borell, le Haut représentant européen en politique étrangère, qui, elle, s’est déroulée dans une ambiance franchement détestable, selon le ministre serbe.

 

Post Scriptum 2 (22 février)

A l’approche du premier anniversaire de « l’opération spéciale » mais aussi au lendemain de Munich, le président serbe, Aleksandar Vučić, s’est confié à des journalistes lors d’un entretien impromptu. Des évolutions dangereuses dans les jours prochains sont possibles, selon le président serbe. En Ukraine ? Au Kosovo ? Aleksandar Vučić n’en a pas dit plus.

 

Post Scriptum 3 (26 février)

Ce jour les bureaux de la présidence serbe annoncent qu’ils ont reçu une lettre signée de la présidente du conseil italien, Meloni, du président français, Macron et du chancelier Allemand, Scholz. Le contenu de la missive n’est pas dévoilé, on se contente simplement d’indiquer qu’elle a un rapport avec la prochaine réunion avec Aljbin Kurti à Bruxelles où, selon toute vraisemblance, la discussion portera sur le plan Macron-Scholz. Mais, comme l’a fait savoir, Ivica Dačić, la Serbie entend en premier lieu, au préalable, obtenir l’application de l’accord de Bruxelles 2015, signé par ce même Dačić et Hassim Thaci, responsable albanais du Kosovo, incarcéré à Scheveningen en Hollande, accusé de crimes de guerres. La question, « the question », est plus que jamais : le verrou de la formation de la communauté des communes serbes du Kosovo va-t-il résister à la poussée, désormais tripartite puisque l’Italie a rejoint le couple franco-allemand ?

 

Alain Jejcic

 

1 Ici, incidemment, on remarquera que le potentiel stratégique de la côte Dalmate, s’il est inscrit dans la géographie, n’en est pas moins d’origine française, elle est même une invention française. C’est en effet Napoléon qui, après avoir aboli la République de Venise, jusqu’alors souveraine sur ces terres arides de peu de rendement, en concevant les Provinces illyriennes sur ces mêmes territoires a donné au littoral dalmate une importance continentale. L’histoire a retenu ce parti-pris génial, il n’a cessé de retentir que ce soit sous l’Autriche-Hongrie, sous la Yougoslavie durant la Seconde guerre puis, une fois cette dernière disparue, dans le cadre d’état croate indépendant comme en témoigne, selon notre avis, le président croate. De fait, dans les déclarations récentes de Zoran Milanović, en mettant de côté les agréments dus à une possible filiation napoléonienne, il importe de considérer l’ampleur de la vista qui, en dépassant les contingences, s’inscrit très au-delà des limites où se déroulent les événements actuels.

2 A l’automne dernier, alors que les nominations d’envoyés spéciaux pleuvaient de toutes parts, Milorad Dodik, à l’époque président de la Republika srpska, avait annoncé, manière de suivre le mouvement, la nomination d’un envoyé spécial bosniaque en Grande Bretagne. Bientôt après, Dodik avait indiqué qu’il renonçait. Mais l’annonce avait produit son effet, la « Communauté » s’est retrouvée passablement ridicule, en particulier le Royaume uni qui avait dépêché en grande pompe « dans les vertes montagnes bosniaques » le général Pitch, le plus haut gradé de Royal Army.

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