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Histoire du langage cinématographique :
La notion de Totalité
Dossier pédagogique
Nous avons développé lors d'une brève conversation "propagandiste", sur la base de notre petit montage « résumant » la prisonnière du désert, le point selon nous important, qui fait référence aux commentaires de Xavier Kieft dans la vidéo de sa communication sur « l’image mouvement » de Deleuze : Xavier Kieft - Le discours indirect libre de Descartes en Deleuze : visage-gros plan, admiration et désir
Point « nodal » : La totalité résulte d’une totalisation (donc un processus, une action dans une durée , ayant pour objet une production dont résulte une … totalité ). Voir et écouter à partir de la 17ème minute la conférence de Kieft , notamment lorsqu’il explique le plan comme « un tout » et non « un ensemble » selon Deleuze - qui comme tant d’autres de ses pairs avait une conception du « tout » sans totalisation, tandis que Sartre, aux antipodes de Deleuze, voyait bien le « processus » de totalisation mais pas la totalité qui pouvait en résulter (cf. le « groupe en fusion » ).
Tandis qu’un ensemble est une représentation abstraite (censément logique) désignant a posteriori une collection d’objets discrets. Chez Deleuze, dans sa conception de « l’image en mouvement », on s’aperçoit que son « tout » est en réalité un ensemble, assez hétéroclite et confus, un « fourre-tout sensitif » fait de l’accumulation chaotique des différentes sollicitations sensorielles dont il se « sent » comme l’objet quand il est face à elle… en tant que sujet (ce qu’il voit, entend, imagine). On voit bien que pour Deleuze le « plan » s’unifie comme un « tout » dans la conscience (du spectateur de cinéma) selon « l’intention » que ce dernier lui prête – associée par Deleuze à « l’admiration » définie par Descartes dans son « Traité des Passions ». On est dans la posture idéaliste/positiviste typique : la confusion analytique déterminant le sujet dans l’objet (et réciproquement).
Inversement, « L’œuvre » comme totalité (et sa totalisation comme processus dialectique de production), au sens hegeliano-marxiste, est une notion décisive de toute approche de critique esthétique non pas « marxiste » mais simplement matérialiste et dialectique …
C’est un des points fondamentaux sur lesquels Marx « corrige » Hegel : celui de « l’universel concret ». On ne trouvera nulle trace d’un « homme total » ( relevant typiquement de la mystique idéaliste hégélienne ) chez Marx, sinon comme descriptif ( dans les manuscrits de « jeunesse ») de la seule ontologie qui vaille pour Marx. L’ontologie, la science ou connaissance de l’Être comme celle de « l’être social » … qui n’a pour Marx de « valeur universelle » que pour « l’homme » en tant que totalité, c’est à dire comme résultat concret de la totalisation de l’activité humaine. De là sa conception de la Philosophie « au service de l’Histoire » : l’histoire du « développement des forces productives » nécessaires à l’existence même de l’Homme, telle que son histoire nous permet d’en comprendre la logique, c’est à dire les « Lois », au sens de la mécanique : les lois du mouvement qui anime cette histoire et fait qu’il y en a une.
Quiconque a une idée bien informée de ce qu’est le marxisme comprend que ça n’a aucun sens de parler « d’esthétique » de la critique de l’économie politique ou de la valeur, etc. et que « l’anatomie de nos formation sociale », comme la compréhension logique de leur développement historique ne relève nullement d’une esthétique , « transcendantale » ou autre - sinon … chez Kant et les kantiens, néo-kantiens post-kantiens ou assimilés (où c’est la forme « avancée » de leur idéalisme positiviste), pas chez Marx !
Inversement, une approche (marxiste) matérialiste et dialectique relève de la conception dualiste de la phénoménologie cartésienne (dualisme sujet/objet , pensée/étendue) et du principe de logique dialectique fondamental « en la matière » (et repris de Hegel par Marx) : concevoir tout phénomène comme processus, animé par des contradictions.
Partant de ce principe phénoménologique, le jugement de « valeur » sur l’œuvre portera donc
- sur «l’effectivité » et la qualité « fonctionnelle » (y compris symbolique) de l’objet résultant de cette totalisation
- visant à exprimer ( c.a.d. représenter symboliquement en vu de le partager) un imaginaire « dramatologique » (le tragique), en le communiquant de manière intelligible donc partageable « par tous » - et non pas évalué ou « déconstruit » selon « l’effet que ça me fait ».
C’est à dire : considérant l’œuvre comme production totalisée d’une représentation « objective » ; et non pas comme « proposition » (comme disent les critiques « d’art contemporain ») , simplement soumise à l’arbitre « émancipé » de la subjectivité « libre »1qui l’a sollicitée (ou, comme disent les juges « sans intention de la donner »).
L’objet filmique, selon l’approche « positiviste » de la critique esthétique n’est pas pris comme une totalité objective, déterminée par un « procès de production », mais comme un « ensemble » à « déconstruire » selon une logique « intentionnelle », posée a priori et comme induite par ses effets ressentis. (cf. mon texte pour propagande sur le positivisme2, mais aussi mes commentaires sur McLuhan dans LVLC).
Le spectateur est le sujet du phénomène associant la projection/reproduction/circulation de l’objet filmique autrement dit sa consommation, mais pas celui de sa production. Le sujet du phénomène productif/créatif cinématographique n’est pas le « spectateur » mais collectivement tous ceux et toutes celles qui ont participé à sa production (qui en est l’objet).
Inversement l’approche positiviste de McLuhan (ou de Debord qui s’en inspire fortement) considère le phénomène du « spectacle » - chez McLuhan : ce sont les « médias » sous l’angle de « l’inventaire de leurs effets »).
Alors en effet le spectateur (métonymie de l’individu «social» passif : le consommateur) est sujet de la représentation/consommation dont le film est l’objet, consommé dans le moment de la réalisation de sa valeur … d’usage.
C’est seulement dans ce « cadre de cinéma », si j’ose dire, qu’une telle critique « cognitive » est féconde, car, en réalité elle y nie ses propres pré-supposés positivistes : le sujet est bien distingué du « medium » dans l’analyse critique du « message » dont les « effets » ( homologues des affects ) sont véhiculés au fil du processus de « communication » (et non d’information).
Dans ce positivisme « baroque » ( je veux dire : où l’extériorité est intériorisée, comme dans une œuvre baroque) les effets ont pris la place des faits, et le sujet « éprouvant » ces effets est donc nécessairement distingué de l’objet « en soi » qui les produits « pour soi ». L’objet se produit lui-même comme sujet, en somme « auto-suggéré », selon le principe d’induction, cher aux positivistes « logiques ».
D’un point de vue de l’esthétique formelle et de l’économie du récit ( restitué/représenté selon la grammaire cinématographique commune) la séquence d’ouverture de « The Searchers » est explicitement marquée par des éléments stylistiques et rhétoriques décisivement « signifiants ».
En forçant le contraste, du noir total ( « intérieur jour » dans le jargon du découpage) on ouvre sur la lumière ( « extérieur jour ») , dans un mouvement continué (travelling avant) qui découvre le décor et les principaux personnages, en une seule action : un cavalier sort du paysage comme décor monumental ; et on vient à sa rencontre, pratiquement pas de dialogue, sinon le nom du personnage principal : « Ethan ? », qui vient dans le plan suivants, sous intonation interrogative.
Si on a vu le film dans sa continuité (2 heures ), le plan séquence final apparaît clairement comme une totalisation du tragique « signifié » du « film entier », et les diverses actions incluses (successives ou simultanées mais dans le même « plan ») en font un plan séquence :
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tous les principaux personnages sont là, certains ont disparu de manière contingente mais d’autres, découverts au fil de l’intrigue, les ont remplacés de manière homologue (d’un point de vue structural ils ont « pris leur place » : i.e les parents « biologiques » ont été remplacés par des « parents » symboliques),
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suivant Ethan, des cavaliers arrivent d’un paysage analogue mais « distinct » de celui du plan inaugural, sous le même angle (ou « point de vue »),
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quelques uns repartent (« hors champ »3 diront nos critiques ignorants) , deux restent,
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une jeune femme court accueillir le plus jeune qu’elle étreint,
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Ethan descend de cheval avec une jeune indienne dans ses bras,
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on se précipite vers eux, pour accueillir la jeune indienne,
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on accompagne la jeune femme/indienne, avec émotion, à l’intérieur du local
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ils sortent du champ (du plan) en entrant par une porte selon un angle, une focale, une échelle de plan et une lumière identiques à ceux du plan d’ouverture du film,
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mais parcourus de face et en sens inverse, ils disparaissent (s’effacent) dans la pièce « obscure »,
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enfin Ethan se retourne et s’avance dans le paysage sur lequel se referme symboliquement la porte (clôture/conclusion/FIN « polysémique ») …
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pas un mot n’est audible de toute la séquence/plan qui totalise toutes ces « actions ».
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mais ainsi ...Tout est dit ( c’est à dire dénoté4, y compris très classiquement par la reprise du « thème » musical )5.
De mon point de vue, dans la logique de l’économie « totalisatrice» du récit, de simplicité complexe de son élaboration, dans la concision épurée et la maîtrise « classique » de sa réalisation, c’est un des plans/séquences les plus « effectifs » ( c.a.d. « universellement concrets ») de l’histoire du cinéma américain.
Du point de vue analytique et théorique en général, sous le rapport à l’esthétique et/donc au langage cinématographique et son usage (productif), je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit d’instructif ou enrichissant (en théorie ou en pratique) à s’intéresser aux banalités creuses, sempiternellement ressassées par nos « critiques de cinéma » et nos « critiques critiques » philosophes (et ciné-experts de circonstance), telles l’expression des visages, la direction du regard, le « hors-champ », etc. Tout ça relève d’une « dramatologie »6 ( fondamentalement la théâtralité subjectivée de la représentation passant pour son « esthétisation » ) parfaitement distincte de la « lingua franca » cinématographique, de sa pratique, de la grammaire, comme de la sémantique qu’elle requiert, et qui vont permettre de distinguer un style.
De même les considérations « matérialistes » instructives , y compris sur les moyens techniques mis en œuvre, ne sont intéressantes que sous le rapport de cette mise en œuvre, donc du processus collectif de production de cette « totalisation » qu’est une œuvre cinématographe de ce genre par … ses ouvriers.
Quant aux « effets » sur le spectateur, on en revient à la confusion/projection/induction … du sujet dans l’objet ( et inversement ) .
Cette « manière de parler » de cinéma prend un tour particulièrement auto-caricatural chez Deleuze - mais aussi bien dans la quasi totalité des élucubrations des « philosophes » qui se sont lancé dans le commentaire « esthétique » appliqué à l’art populaire et spectaculaire « par excellence » depuis le début du 20 ème siècle : le cinéma.
À l’instar de ses pairs, Deleuze ne parle pas de l’oeuvre (d’art cinématographique ou autre) en tant que telle (ouvrage) il ne s’intéresse pas à l’objet. Il ignore le « processus » créatif, imaginaire ou concret de sa production et de sa conception, en tant que « faire » quelque chose, et la logique qui ordonnance les déterminations de cet agir ; il ne fait que commenter son résultat, tel que subjectivement « perçu » : pour soi : « l’effet que ça me fait ».
En quoi il ne fait pas un effort de connaissance, critique ou autre, mais « satisfait une demande ». C’est la fonction sociale élective des sophistes dans son genre ( idem Foucault, etc.) : donner du grain à moudre aux proto-artistes de classe moyenne, une « orientation » qui leur « parle » en ceci qu’elle est dans « l’air du temps » dans lequel ils existent et cherchent à prospérer « dans leur être ».
Pour cela nul n’est besoin d’un savoir quelconque, donc d’une transmission et d’un apprentissage pratique de ce savoir et moins encore d’un « savoir faire »7 - « l’histoire commence avec moi » sera une des proclamations décisives des maîtres ignorants de la période mitterandienne, puisqu’ils venaient de « changer la vie » .
Ce qui va permettre aux nouveaux « créateurs » - d’abord d’eux-mêmes, car c’est là leur mission primordiale de « développement personnel » - de « s’orienter dans la pensée » . cette « bildung »8 de classe moyenne post-modernisées, ce sera l’apprentissage des codes « symboliques » ; les voies et moyens codifiés de leur auto-promotion sociale, au sein de la classe moyenne. ; les recettes « trendy » pour accommoder le « goût moyen » flattant le plus largement le narcissisme conformiste de la classe auquel ils s’adressent et dont ils aspirent à être les « hérauts ».
C’est en somme la forme de matérialisme bourgeois « idéalisé », appliqué au plan de carrière de tous ces Rastignac de Rubempré, et qui va s’appuyer sur leurs capacités de « développement personnel » (via cooptation, réseautage et copinage, « statut », « horizontalités » diverses, etc. ) plutôt que celles d’agent positif du développement effectif des forces productives.
1Cf. les ratiocinations insipides de Rancière dans son « spectateur émancipé » où il n’a pas même l’honnêteté ou la simple dignité de nommer Debord.
2La première partie a été publiée dans le n°3 de propagande.
3Le « hors champ » n’a de portée sémantique « signifiante », dans la syntaxe du cinéma, que s’il reste de facto présent dans le « cadre », soit le « champ du plan » ( dénoté par la bande son, ou un jeu de regard ou de mouvement dans le champ audible et visible, etc.). Le hors-champ est donc partie intégrante du plan et du « sens » de la « proposition grammaticale » cinématographique dès lors qu’il en est un des « signifiants ». À ce titre c’est une des « figures » exploitables dans le langage cinématographique, inhérentes à la « grammaire du plan ». NB : les effets sonores relevant de cette figure constituent une des deux évolutions majeures que la syntaxe cinématographique doit à l’avènement du « parlant » (l’autre étant la règle des 180 degrés).
4Et non « connoté » car c’est ici une reprise explicite de tout ce qui a été « déjà vu » et « entendu ».
5Sans « gros plan » de visage ou autre ...
6Néologisme de mon cru, mais qui me semble bien « exprimer » la vrai nature de cette forme de critique.
7La maxime fondatrice et conceptuelle de l’art dit contemporain fut de revendiquer n’avoir aucun « savoir faire »mais plutôt de savoir faire faire … par d’autres, du moins quand il y autre chose à produire qu’un « concept ».
8Bildung : en allemand « éducation », « formation » de soi, fait référence à la tradition allemande de l'auto-culture (associée aux notions de création, image, forme), dans laquelle la philosophie et l'éducation sont liées dans un processus de maturation à la fois personnelle et culturelle. Cette maturation est une harmonisation de l'esprit et du cœur de l'individu et une unification de l'individualité et de l'identité au sein de la société au sens large, comme en témoigne la tradition littéraire du "Bildungsroman". Le roman d'apprentissage sur le modèle de "Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister" de Goethe. (voir « L’odéologie allemande » de Louis Dumont )