Séminaire
du lundi 17 octobre 2022

Alain Badiou


 

      Je vais commencer ce séminaire par une lecture lente, paisible, de son considérable titre. Voici :

      Comment parvenir à proposer, en temps de désorientation mondiale, une orientation politique, en pensée et en actes, qui ne soit ni interne aux règles dominantes aujourd’hui, comme par exemple les élections, ni réduite à des actions localisées de type « colère collective ». Une orientation, en somme, dont la valeur soit stratégique, bien que totalement opposée au Capitalisme mondialisé, bien sûr. Mais aussi bien opposée à l’idéologie entièrement fallacieuse qui prétend lire le monde à travers l’opposition entre la bonne démocratie occidentale et le mauvais totalitarisme. Opposition qui n’est qu’une préparation idéologique de la prochaine guerre mondiale, dont nous vivons en ce moment les prémisses.

      Je pourrais commenter ce titre, de façon brève, en disant : que sommes nous en État aujourd’hui d’affirmer et de réaliser, au lieu de seulement nier et combattre ? Ou encore : dans la désorientation actuelle, est-il possible d’indiquer le chemin orienté d’une transformation du monde ? Une réponse positive à cette question s’oppose à un État de chose essentiellement négatif, où les masses populaires comme les militants, ou bien sont inertes, ou bien sont mus exclusivement par une colère négative justifiée, mais impuissante.

      Avant de revenir à l’État du monde et aux possibilités politiques, je vais faire un important détour par une sorte de logique générale. En fait un détour par la question : comment envisager, aujourd’hui, la question de la négativité dialectique ? Comment penser, en définitive, la capacité créatrice de la négativité ? Comme vous le savez, Hegel a constitué la forme moderne de cette question au niveau très abstrait de l’ontologie dans sa Logique, et au niveau de l’histoire universelle des civilisations dans sa Phénoménologie de l’Esprit. Marx et Engels l’ont approprié à l’Histoire et à la politique via la notion cruciale de lutte des classes, centralement dans Le Capital. Via Lénine et la première révolution victorieuse située dans ce contexte, le communisme du XXe siècle a fait de la négativité une notion centrale. Cette notion se rapporte historiquement au lien qui existe entre l’organisation politique qu’est le Parti, qui s’oppose à la domination du Capital, et le nouvel État issu des révolutions, qui se déclare en charge de l’avènement d’une société égalitaire.

      Autrement dit, la question s’est présentée dans la forme suivante : le type d’organisation politique en charge d’une critique radicale de l’État bourgeois, en charge de sa destruction, peut-il être approprié à la construction d’une société communiste ? Une réponse positive à cette question exige, abstraitement, qu’on pense une continuité possible, voire une identité historique, entre la négativité et l’affirmation créatrice. Une réponse négative exige qu’on rejette radicalement l’héritage historique, qui est celui d’un Parti Communiste révolutionnaire capable de devenir le centre d’un État de type nouveau.

      Je partirai d’un épisode secondaire, et bien oublié, de l’histoire de la question du négatif dans le mouvement communiste officiel. Il s’agit d’une vive polémique, au fil des années cinquante et soixante du siècle dernier, entre le Parti communiste russe et le parti communiste chinois.

Je rappelle que cette polémique a été en fait le prélude à la scission du mouvement communiste mondial officiel. Scission qui, a opposé d’abord, de façon verbalement très violente, le parti communiste soviétique et le parti communiste chinois. Scission qui a été le prélude de la quasi-totale disparition, à échelle mondiale, du mouvement communiste officiel. Ce mouvement était en fait incarné par de puissants Partis devenus États, par en somme des États-Partis, mouvement encore considérable à la veille des années soixante. Au fond, nous avions là, sous les espèces du Parti-État, une négativité transformée en affirmation, un instrument critique devenu l’opérateur d’une affirmation sévèrement dogmatique.

Citons ici Xi Jinping, dernier chef du dernier grand parti prénommé « communiste » qui soit comme tel au pouvoir d’un immense pays. Il a tout récemment tenu à dire, Xi Jinping, que, je le cite, « Le Parti décide de tout ». Le Parti, et non l’État. C’est du reste le congrès du Parti communiste chinois qui va réélire à sa tête le nommé Xi Jinping. Et c’est par voie de conséquence que le même Xi Jinping va être maintenu à la tête de l’État. C’est là un exemple parfait d’une transitivité entre le symbole, très fatigué de l’action révolutionnaire qu’est le Parti communiste chinois, et l’instrument d’une possible conquête de l’hégémonie sur le marché mondial capitaliste qu’est l’État chinois. Entre parenthèse, c’est là encore un fort symptôme de désorientation…

Mais revenons aux années cinquante du siècle dernier, quand Russes et Chinois se déchiraient dans l’arène subsistante du mouvement communiste international. Ils n’étaient même plus d’accord sur ce que veut dire le mot « dialectique ».

Les soviétiques soutenaient que le moment fondamental d’un processus dialectique est quand « Deux fusionnent en Un ». Autrement dit, soit quand existe une capacité fusionnelle entre deux termes conçus d’abord comme opposés, soit quand un des termes fait disparaître l’autre, l’anéantit. L’essence de la dialectique était pour eux soit du côté de la fusion, soit du côté de la disparition. Dans les deux cas, un des deux termes initiaux sortait intact de la contradiction, soit qu’il se soit arrangé avec l’autre, soit qu’il l’ait anéanti.

Les officiels chinois considéraient cette position comme conservatrice, donc révisionniste et capitularde. Pour eux, l’essence de la dialectique était quand « Un se divise en Deux ». Ce qui voulait dire que la dynamique du processus se présente dans la modalité d’une contradiction nouvelle, dont l’issue dépend de facteurs nouveaux, puisqu’aucun des deux termes n’est identique au point de départ, au « Un » initial, qui s’est, comme tel, divisé.

A l’arrière-plan, on voyait bien que Mao et ceux qui le suivaient voulaient indiquer que le Parti communiste était réellement divisé : Le fondamental « Un » du Parti était et devait être divisé en deux. Il fallait un processus révolutionnaire tout nouveau, engageant les masses, et portant sur cette division, processus qui fut appelé « Révolution culturelle ». Tandis que les communistes russes de l’époque Brejnev affirmaient une solide continuité formelle du Parti, à l’intérieur même des changements nécessaires au niveau de l’État.

Cet exemple indique que, en politique, spécialement en politique se réclamant de l’héritage marxiste, il importe d’examiner où l’on en est quant à la relation entre négativité et affirmation du nouveau. Et ce point est d’autant plus complexe que ce qui constituait le pivot classique de la question, à savoir le Parti, est aujourd’hui une notion en totale déshérence.

La question générale, historique, devient alors : comment la négativité des révoltes peut-elle se transformer en une capacité politique stable, alors même que la question du Parti est devenue obscure, vu la double faillite, russo-chinoise, de ce qui en a été pendant cinquante ans le totem, à savoir la transformation des partis communistes révolutionnaires en Partis-États conservateurs, finalement devenus les maîtres d’un capitalisme monopoliste d’État ?

Je tente ici de procéder par une approche moins historique que logique. Après tout, les formes possibles de la négation et de sa possible transformation en création affirmative, est une question générale. Voyez par exemple la création artistique : toute nouveauté importante y prend la forme d’une négation plus ou secrète, plus au moins visible, des modèles établis. Entre la fin du XIX siècle et le début du XXe, la peinture a nié le protocole d’imitation ou de représentation au profit de la stylisation abstraite. La musique est passée de l’ordre tonal à l’ordre sériel, ou à d’autres maniements de la temporalité sonore. Mais la science elle-même n’a pas échappé à ce type de transformation systémique. L’algèbre, par exemple, est passée du côté d’un examen général des formes possibles de la connexion opératoire, et la théorie des ensembles a diversifié à l’infini la pensée des multiplicités quelconques.

Alors, voyons ce qui se passe du côté de la négativité politique.

La thèse que je propose ici est la suivante : il n’y a à proprement parler « politique » que quand une négativité contestataire, disons une figure de la révolte contre des formes de l’ordre établi, s’inscrit dans une affirmation stratégique concernant un ordre nouveau tel que la négation révoltée y soit une évidence constructive.
 

Si l’on revient vers la controverse russo-chinoise d’il y a soixante ans, on dira que finalement, ni l’axiome réformiste soviétique « Deux fusionnent en Un », ni à vrai dire l’axiome chinois « L’Un se divise en Deux » ne sont réellement satisfaisants. La pratique historique, en un sens, le démontre : l’axiome russe conduit à une fusion formelle du Parti et de l’État au seul bénéfice d’un État désormais dépourvu de toute vertu socialiste ou communiste, et en fait lancé dans de très classiques guerres territoriales. L’axiome chinois conduit à une rivalité planétaire entre le capitalisme d’État chinois et le capitalisme libéral dont les États-Unis sont l’archétype. Cette lutte a pour enjeu une position dominante sur le marché mondial. Dans tout cela, la singularité qui était prétendument celle des États socialistes au fil des années cinquante/soixante du dernier siècle disparaît en fait des deux côtés de la controverse sur la dialectique : dans les deux cas, ce qui a triomphé est l’absence, dans l’équation, du devenir réel du communisme. Cette absence impliquait la corruption capitaliste d’une révolution qui se voulait communiste : faute de ce terme et de sa présence explicite dans les décisions dirigeantes, tout a fusionné, dans l’URSS Étatisée, vers un ordre capitaliste camouflé, et dans la Chine « communiste », vers un État despotique au service de ses maîtres et clients.

Tout le point me semble être que l’on ne peut penser dialectiquement la politique révolutionnaire qu’en introduisant explicitement non pas seulement le 1 et le 2, mais le 3, soit un troisième terme, que je nommerai la constante idéologique, ou représentative. Cette constante indique qu’à tout moment, le but final doit être impliqué, convoqué, par les décisions prises tant dans l’ordre de l’État que dans l’ordre de l’action organisée, lesquelles ne doivent jamais contredire ce but, mais au contraire en être explicitement dépendantes.

Appelons alors R l’action révoltée ou révolutionnaire, C l’ordre capitaliste, neg la négation, I la constante idéologique marxisante, Ec l’État communiste, et nous aurons les cinq axiomes que voici :

Ax1 : (R et I) implique neg(C). Axiome de l’action anticapitaliste complète.

Ax2 : (R et neg(I)) implique C. Axiome de l’échec inévitable des révoltes, même de caractère anticapitaliste, si la cohérence idéologique fait défaut.

Ax3 : neg(C) implique Ec. Axiome de l’État communiste transitoire dirigeant, après la révolution, la fin du capitalisme, quel qu’en soit la nature (capitalisme libéral ou capitalisme d’État).

Ax4 : (Ec et neg(I)) implique C. Axiome de la corruption capitaliste de l’État communiste par déficience idéologique

Ax5 : (Ec et I) implique neg (Ec). Axiome de la disparition, à terme, de l’État communiste au profit d’une société sans État (axiome, en somme, du dépérissement de l’État).

On peut situer les avatars du communisme au XXe siècle, et plus généralement la faiblesse des révoltes, dès lors qu’un quelconque de ces axiomes n’a pas été opératoire.

Ainsi, dans l’époque récente, d’importants soulèvements, disons les Gilets Jaunes en France, ou plus encore les levées de masse contre le pouvoir militaire en Algérie, ont totalement échoué en vertu de leur ignorance de l’axiome 1, ce qui veut dire de l’idéologie communiste, et par voie de conséquence, de l’effet total de l’axiome 2. L’axiome 3 rappelle que, par exemple en Chine avant Mao et la deuxième guerre mondiale, la longue impossibilité d’établir un État explicitement communiste a été rendue visible par la permanence sur le territoire de secteurs livrés à l’ordre ancien. L’axiome 4 est vérifié de façon cruciale en Russie. L’axiome 5 est stratégique : on doit savoir que « État communiste », Ec, veut dire « État qui doit disparaitre », et que s’il n’est pas ainsi conçu, c’est qu’il n’est pas Ec, et donc deviendra visiblement, à terme, un État capitaliste.

A regarder de près les axiomes, on comprend aisément que la moindre décision politique efficace se donne comme un mélange, selon les circonstances, entre la négation et l’affirmation. On remarque du reste que le signe « neg » apparaît dans tous les axiomes, et s’applique, selon les circonstances auxquelles ces axiomes sont liés, aussi bien à C, le capitalisme, à I, l’idéologie marxiste, ou encore à Ec, le transitoire État communiste. Mais on voit, aussi, qu’aucune de ces occurrences de la négation n’est axiomatiquement séparable de la présence d’une ou deux affirmations, portant sur R (les levées populaires), sur c (l’adjectif « communiste »), ou encore sur I (l’idéologie marxiste). C’est dire que l’évaluation d’une situation ne peut se faire qu’en liant, dans une dialectique à chaque fois ajustée, l’affirmation et la négation. En matière de politique révolutionnaire, la séparation du négatif et du positif est toujours une impasse.

C’est la raison pour laquelle on voit tant de superbes révoltes rester finalement stériles, tant dans les faits que dans les mémoires, faute d’avoir immergé leur réel pratique dans une Idée affirmative. Faute, en somme, d’avoir nourri mentalement leurs actions, souvent saisissantes, dans une Idée qui puisse être résolument hétérogène à la situation, au terrain, au contexte, et même à l’ordre de marche de la bataille, toutes choses le plus souvent dictées par leurs adversaires immédiats. Une idée qui projette l’action en avant d’elle-même, une idée qui utilise l’action menée comme une poussée vers les actions à venir. Une idée qui est bien sûr sous la loi d’une vision d’ensemble du présent, une idée qui concerne au présent de larges masses populaires, mais qui est aussi sous la loi d’un futur total.

J’ai déjà parlé et écrit sur la désorientation contemporaine. Cette désorientation peut en définitive être définie comme une variante de ce qui a été, tout au long de l’histoire humaine, la principale difficulté des soulèvements et mouvements populaires, à savoir ne pas tomber dans le piège d’une séparation entre le négatif et le positif. Cette séparation est aussi, souvent, ce qu’on appelle la colère. « Je suis en colère », cela veut toujours dire que quelque chose dans le réel m’est insupportable, mais que je n’ai rien à en dire d’autre que cet insupportable lui-même, tel que j’en rends responsable telle ou telle autorité, tel ou tel président, tel ou tel parti. Alors que tout le point est de proposer une idée affirmative de ce qui éliminerait, entre autres choses, la possibilité même de ce dont je me plains. Ce qui change la stérile colère en une affirmation contagieuse, si on sait la présenter dans sa plus vaste audience possible.

On pourrait dire au passage qu’il s’agit aussi bien là de la différence entre syndicalisme et politique. Le syndicat est là pour collecter les misères du travail et formuler ce qu’il appelle des « revendications ». Il est là pour être le bouche-trou des plaintes. Et il est utile à sa place. Mais comme il prend bien soin de ne pas se mêler de politique, surtout de manière trop visible, il est finalement un opérateur de réduction de la condition ouvrière ou populaire à l’espace limité de la revendication, généralement salariale, parfois, au mieux, portant sur certains aspects de l’organisation du travail. Et son point-de-départ est le recueil des plaintes. C’est un travail, je le redis, qui doit être fait. Mais on ne doit pas s’étonner de ce que, par exemple, Lénine ait tenu à séparer la figure du syndicaliste de celle du militant communiste, et plus généralement de distinguer ce qu’il appelait le trade-unionisme, et ce qui était pour lui l’action communiste véritable. La fusion des deux, le trade-unionisme négativement revendicateur érigé en modèle de l’action socialiste, c’était, selon lui, une déviation typiquement anglaise, qui éclairait du reste le peu de réalité du marxisme en Angleterre.

Il est clair que cette déviation n’était au final que celle qu’engendre la réduction du rapport politique à la revendication particulière, à la négation restreinte, que le syndicalisme entretient entre les ouvriers et le Capital. Le trade unionisme, c’est la suppression, dans nos cinq axiomes, du terme noté I, c’est à dire de l’idéologie dans l’espace de laquelle une négation particulière peut s’élever à son sens général et porter avec elle une affirmation, un avenir, à valeur universelle. La désorientation contemporaine réside largement dans la quasi-disparition d’une théorie positive et générale des contradictions qui caractérisent notre monde. On parle de « crise », de « désordres », de « confusion », on se hausse jusqu’à mettre en cause les milliardaires de la planète, on mélange tout ça avec les irrégularités climatiques…Mais comme par ailleurs on vante nos « libertés », on apprécie notre cher Occident, et mieux encore notre Europe civilisée ; que on stigmatise les rustres russes et les sordides méfaits de l’État chinois. Qu’on se vautre dans une guerre largement commanditée par l’OTAN et par les ambitions américaines, comme si les massacres commis par les USA en Irak et leur déconfiture en Afghanistan n’étaient en revanche que de petites bavures. Comme rien qui ressemble, dans le discours dominant, à une vision de l’avenir extirpée de tout ce cahot sanglant, c’est la négativité qui ravage les consciences, au point de leur faire chercher un coupable, et de se laisser convaincre que ce coupable, peut-être bien, est l’immigré, qu’il soit marocain, malien, indien, en tout cas noir ou jaune ou musulman, en tout cas pas de chez nous. D’où résulte, autre façon de faire triompher l’absurdité à laquelle peut parvenir le négatif, ici le vote pour Madame Le Pen, aux États-Unis pour Trump, en Italie pour une nostalgique de Mussolini, en Angleterre pour une folle de Thatcher, et dans la si vantée gauche socialiste que fut la Suède, pour une toquée de l’extrême droite. Il faut quand même se demander, au vu de tout cela, si le recouvrement parlementaire de la politique d’État par de petits fascisants n’est pas tout simplement, lui aussi, la perte de tout repère selon lequel organiser ce qui déplait et opprime à partir de ce que, positivement, pourrait et devrait être une société soustraite à la tyrannie du Capital. Après tout, les fascismes des années trente du siècle dernier, en Allemagne, en Italie, en Espagne, ont aussi eu pour cause le mélange entre des crises locales du capitalisme et un rapport défensif ou hostile au communisme. C’était le fruit abject d’une tyrannie du négatif…En somme, la désorientation du monde peut aujourd’hui se comparer à un univers mathématique dont on connaitrait les règles de déduction, mais dont on ignorerait tous les axiomes. On ferait à vide d’interminable raisonnements et ronchonnements sur le papier, sans parvenir à rien qu’à des écrits sans autre signification que celle de leur désordre. La politique, aujourd’hui, ressemble à un réseau d’accusations et de déplorations contre cela même dont on est responsable, interminablement.

Pour sortir de la confusion du présent, il faut donc d’abord en finir avec l’enveloppement de l’affirmation nécessaire par des négations incohérentes, voire pernicieuses. On peut et on doit d’abord le faire au niveau des catégories idéologico-politiques les plus globales.

Je donne quelques exemples simples : la plainte est générale, en vrac, quant aux gouvernements successifs, à Macron et sa troupe, aux médias achetés, aux incohérences des déclarations officielles, aux impôts irrationnels, au désordre financier, et ainsi de suite. Mais dans le même temps, la catégorie fondamentale de l’idéologie dominante, à savoir la liberté de l’individu, reste très majoritairement installée ; on se rallie aux chorales officielles contre les totalitarismes ; on est instinctivement pour la supposée démocratique et européenne Ukraine contre le dictateur post-communiste Poutine. L’engagement des militaires français en Afghanistan ou au Mali ne donne lieu à aucun mouvement ; à peu près personne ne conteste la valeur suprême qu’est la démocratie électorale, alors même que déjà Marx, contemporain de sa mise en place générale en Europe, l’avait définie comme étant une manière très rusée de faire choisir par le peuple ceux qui vont en exploiter le travail. Pour Marx, je le rappelle, les élections étaient une cérémonie qui servait à choisir ce qu’il appelait des « fondés de pouvoir du Capital ». C’est à mon avis encore plus vrai, encore plus visible aujourd’hui. Je justifierai plus tard ici même le mot d’ordre d’abstention générale active : soit l’organisation, à chaque échéance électorale, d’un vaste courant de boycott du rituel faussement démocratique qu’est le fétichisme du vote et de son fétide Isoloir. Mais pour le moment, si même la participation au rituel du bulletin de vote est en baisse, il n’existe aucune contestation explicite et organisée de sa signification exclusivement conservatrice.

Au fond, aujourd’hui, nous avons une variante typique de la négativité impuissante, faute d’une affirmation globale constituée et agissante : les critiques contre les manières de faire de l’État et le protocole de ses décisions sont innombrables, mais une critique fondamentale de l’État lui-même, en tant que machine ordonnée à la maintenance à peu de frais de la dictature du Capital, est presque inexistante. Encore moins envisage-t-on ce que devrait être le futur protocole d’un État qui travaillerait, comme l’exige le marxisme réel, à son propre dépérissement.

Au fond, le malheur des temps est que l’idée commune de la « démocratie » est une aliénation qui permet, comme nous le verrons un peu plus tard, la maintenance de la dictature du Capital. Dans ces conditions, la grande presse, directement financée par quelques milliardaires, se définit comme l’organe qui propage, illustre, nourrit d’anecdotes, la fable selon laquelle la division mentale et Étatique du monde contemporain oppose les démocraties, essentiellement occidentales, et les dictatures, renommées « totalitarismes », essentiellement orientales, africaines, ou sud-américaines. C’est là l’exemple type d’une falsification portant sur l’affirmation globale supposée devoir envelopper les négativités locales.

Dans le réel, nous y reviendrons longuement, ce qui divise le monde est fait de l’enchevêtrement de deux contradictions : La première, cruciale pour la classe dominante occidentale, est celle qui oppose le capitalisme à toutes les formes possibles de théorie, d’action organisée ou de désir, voire – mais aujourd’hui presque plus -- à des États, qui méritent réellement le nom de communistes. La seconde est celle qui oppose entre eux les groupes capitalistes enracinés dans certaines nations, et donc liés à des États nationaux, opposition qui a pour enjeu une certaine maitrise sur le marché mondial.

Idéologiquement, la première opposition est traduite, par la domination bourgeoise contemporaine, comme étant celle, non du Capitalisme et du Communisme, mais de la démocratie et du totalitarisme. La seconde opposition est en général travestie, ou masquée, dans le registre des prétentions nationales, voire dans des formes Étatiques d’extrême-droite, qui revendiquent pour les nations des origines naturelles, du genre, chez nous, du « français de souche », ailleurs du blanc contre le noir, ou encore d’autres simagrées racistes. Nous étudierons, dans l’histoire des États bourgeois, la fréquente complicité capitaliste, apparemment paradoxale, entre le baratin démocratique et la tentation fascisante. Nous nous demanderons d’ù vient que cette complicité, qui a mené à la deuxième guerre mondiale, réapparait aujourd’hui.

Tout cela, il ne faut pas le perdre de vue, dispose en fait des exemples de la menace que constitue, aujourd’hui, l’enfermement des colères négatives locales, si justifiées qu’elles puissent être, dans l’absence d’une vision générale absolument opposée à toutes celles, démocratico-nationales, imposées partout par la dictature universelle du Capital.

Je voudrais terminer cette introduction par une lecture stimulante et tout à fait appropriée d’un passage bien oublié du livre fondamental de Marx, à avoir le Manifeste Communiste. Il s’agit du passage fort bien titré, par référence à quelque chose dont nous avons une solide expérience. Le titre est en effet : « Le socialisme conservateur ou bourgeois ».

Je vous en lis deux moments vraiment délicieux, et parfaitement en accord avec la présente entreprise. Je choisis la traduction de Maximilien Rubel, qui est celle qu’on trouve dans l’édition de La Pléiade des œuvres de Marx.

Premier texte :

Une partie de la bourgeoisie actuelle cherche à pallier les tares sociales, afin de préserver la société bourgeoise. On peut ranger dans cette catégorie : économistes, philanthropes, humanitaires, améliorateurs du sort de la classe ouvrière, organisateurs de la bienfaisance, protecteurs des animaux, fondateurs de sociétés de tempérance réformateurs marrons de tout poil. Et on n’a pas hésité à ériger en système ce socialisme bourgeois.

Je ne fais que remarquer au passage, dans cette liste dont il serait très utile de donner des exemples contemporains, la place accordée dans cette lise aux protecteurs des animaux.

Deuxième texte, qui est une liste de mots d’ordre du socialisme bourgeois :

Libre-échange ! dans l’intérêt de la classe laborieuse ; tarifs douaniers ! dans l’intérêt de la classe laborieuses ; prisons cellulaires ! dans l’intérêt de la classe laborieuse ; voici le dernier mot, le fin mot du socialisme bourgeois. Au vrai, le socialisme de la bourgeoisie tient tout entier dans l’affirmation que voici : Les bourgeois sont des bourgeois dans l’intérêt de la classe ouvrière.

C’est bien là ce qui nous a retenus aujourd’hui : la bourgeoisie propose ses propres inventions là où les révoltes locales sans visée générale, le négatif sans localisation affirmative, caractérisent la situation des dominés.

C’est la situation contemporaine, dont il importe de sortir…

Tag(s) : #Alain Badiou, #philosophie
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