La pseudo-révolution post-urbaine
Jean-Pierre Garnier
Je ne partage pas, comme beaucoup le savent, les «alternatives vertes» proposées dans différents domaines par ceux que j’appelle les escrologistes, soit les partisans, conscients ou non, involontaires ou non, d’un capitalisme «durable».
Dans une brochure récente, Le siècle vert1, Régis Debray, national-étatiste invétéré par ailleurs, a néanmoins pointé avec lucidité certaines des impasses où pouvaient mener les délires de la collapsologie, idéologie «transdisciplinaire» à prétention scientifique axée sur les risques d'effondrement civilisationnel et d’extinction de l’humanité2.
En guise d’introduction, R. Debray paraphrase ironiquement les deux premières phrases du Manifeste communiste : « Un spectre hante l’Occident : l’effondrement du système Terre. Toutes les puissances du monde ancien cherchent à contenir et conjurer l’inquiétude montante. ». Ensuite, il décrit avec entrain quelques unes des manifestations — au sens propre et figuré du terme — plus dérisoires les unes que les autres de cet « internationalisme de l’angoisse».
Partant du postulat en forme de constat selon lequel «la ville» et plus récemment «la métropole» seraient une Babylone mythifiée et, pour les anarchoïdes épris de radicalité, une hydre capitaliste qui ne pourrait que détruire le milieu environnant rural ou «naturel», ainsi que la vie quotidienne de «selzéceu» — écriture «inclusive» revisitée ! — qui l’habitent, des chercheurs tout de vert vêtus ont trouvé la planche de salut vers une société à la fois plus conviviale et plus respectueuse de la biosphère : la fuite vers des terres non ou peu urbanisées du territoire national. Supposément demeurées à l’écart de l’avancée dévastatrice d’un «capitalisme non régulé», elles seraient par essence propices à l’aménagement d’un mode de vie écologiquement responsable, solidaire et moins inégalitaire.
C’est à combattre cette vision urbanophobe, aussi irénique qu’illusoire, typique de l’imaginaire d’un bobotariat urbain à bout de souffle politique, que les lignes qui suivent sont consacrées.
Sorti en librairie en automne dernier, un Manifeste pour une société écologiste post-urbaine connaissait un succès appréciable parmi les membres de cette «classe moyenne éduquée» éprise de «radicalité verte»3. Selon l’auteur, un professeur de géographie, d’urbanisme et de sciences politiques, «la construction, dès maintenant d’une sociabilité neuve hors des grandes villes» serait «l’unique futur pour l’humanité et la planète». Autrement dit, pour résoudre le problème de la concentration urbaine excessive de la richesse et du pouvoir, il suffirait de laisser le capitalisme continuer à donner la priorité à la métropolisation, réservant, d’un côté, les quartiers centraux «rénovés» à la bourgeoisie transnationnale et aux professionnels de l’innovation technologique, de la culture et de la publicité — la fameuse «classe créative» — et, d’un autre côté, les ensembles de logements sociaux périphériques au prolétariat indispensable au fonctionnement de la métropole. Quant à l’exode urbain d’une partie des rebelles de confort diplômés vers les derniers territoires non ou peu urbanisés, ses promoteurs se gardent de parler de ses effets négatifs: envolée des prix des terrains et du bâti dans les zones rurales concernées, appropriation et touristification élitistes de territoires agrestes bien situés, nouvelles formes de ségrégation aux dépens des classes populaires originaires de ces lieux, dépendance obligée à l’automobile en dépit de l’usage intensif de l’internet qui permet à ces nouveaux néo-ruraux de maintenir leurs relations privilégiées… y de privilégiés avec leurs homologues grandes villes. Pour résumer, la «gentrification rurale» comme alternative à la métropolisation.
Généralement mais faussement attribué au journaliste et humoriste Alphonse Allais, l’axiome selon lequel «il faudrait construire les villes à la campagne, l'air y est plus sain»4, semble ainsi avoir trouvé une nouvelle actualité en France avec un courant idéologique en plein essor, bien qu’encore minoritaire, celui des promoteurs d’une «société écologique post-urbaine» comme alternative à la métropolisation capitaliste5. Au lieu de continuer à se laisser entasser dans des villes gigantesques de plus en plus denses à l’environnement interchangeable, artificiel et pollué, un nombre encore réduit mais en augmentation constante de jeunes résidents, le plus souvent diplômés, des grandes agglomérations ont suivi ou sont tentés de le faire les conseils d’un groupe de penseurs universitaires qui les incite à s’en évader pour s’établir dans des espaces non ou peu urbanisés où les relations tant avec la nature qu’entre eux-mêmes s’en trouveraient non seulement désaliénées mais même enrichies.
À leur façon cette nouvelle vague de néo-ruraux — néo-villageois, en fait — et les enseignants-chercheurs qui leur servent de mentors reprennent aussi la conception dialectique du rôle de l’habitat humain défendue par les architectes «constructivistes» russes au lendemain de la Révolution d’Octobre, en particulier les tenants du «désurbanisme», partisans d’un démantèlement des grandes agglomérations et d’une urbanisation dispersée dans les campagnes. Ceux-ci espéraient opérer par ce biais un dépassement de l’opposition séculaire entre celles-ci et les villes qui irait de avec celui de la division du travail en travail intellectuel et travail manuel. C’est pourquoi la majorité de la population russe devait quitter peu à peu la grande ville — Moscou et Saint-Pétersbourg, en l’occurrence — pour vivre dans le cadre d’une «nouvelle répartition territorial» qui faciliterait la «reconstruction du mode de vie», qu’il s’agisse du travail, des loisirs ou de la culture. Un «mode de vie» inédit qui accoucherait d’un «homme nouveau ». À leurs yeux, comme pour les autres courants du mouvement constructiviste, l’habitat construit, «reflet d’une société nouvelle, était aussi envisagé comme le moule dans lequel devait se forger cette société.6»
Mais, comme le soulignera Henri Lefebvre, ce mouvement des urbanistes anti-urbains ne pouvait qu’échouer. «La croissance des villes soviétiques en taille, en importance, en poids politique, n’a pas cessé. Autrement dit, malgré les efforts de gens très utopistes au moment où ils se croyaient très réalistes et rationnels, la révolution urbaine continue dans les pays dits socialistes, sans qu’il y ait pour autant une pensée urbanistique différente de celle qui sévit dans les pays capitalistes»7.
Une différence de taille sépare cependant les utopistes révolutionnaires soviétiques des adeptes français contemporains d’une «relocalisation pour une économie verte et solidaire»8: pour qu’advienne la «société écologique post-urbaine» chère à leur cœur, il n’est nul besoin d’un bouleversement des rapports de production capitalistes. Pas d’abolition du salariat, de destruction de l’État et d’autogestion généralisée à l’horizon, comme le préconisait le théoricien critique marxien qu’était Henri Lefebvre, donc de passage à une société socialiste ni, à plus forte raison, communiste9. À aucun moment, en effet, la question est posée d’une rupture avec le capitalisme. En lieu et place un modèle idéalisé de «comunalisme libertaire bioregionalisé10» où s’inventeraient, si l’on en croit les porte-voix de ce mouvement, d’autres manières de vivre et de subvertir l’ordre du monde, mais qui laisseront intact le règne du capital sur le reste du pays, pour ne rien dire de l’échelle internationale. L’émancipation d’une «vie en commun» s’effectuerait non plus à partir d’un affrontement brutal avec la bourgeoisie, ses alliés y son appareil répressif, mais au cours d’un processus pacifique décentralisé de désertion et de sécession spatiales en fragmentant le territoire. En somme, pour en finir non plus avec le mode de production capitaliste, mais avec les grandes villes, une seule solution: la «gentrification» de la «France périphérique», celles des zones rurales et des petites ville où les classes populaires constituent l’immense majorité de la population11. Tandis que bourgeois et prolétaires demeureraient, aux deux sens du terme, dans les aires métropolitaines avec, bien sûr, des statuts divers voire opposés en tant que citadins, les néo-petits bourgeois de la «classe moyenne éduquée» commenceraient à émigrer en masse vers des territoires à dominante rurale plus ou moins éloignés pour échapper à l’environnement de plus en plus délétère de la grande ville. Paradoxalement, ce serait là la voie royale qui, selon l’un des gourous déjà cité de la désurbanisation écologique, permettrait d’empêcher que se poursuive «l’œuvre coloniale de métropolisation du monde12». Sans s’apercevoir que débuterait alors la colonisation néo-petite bourgeoise du monde rural.
Un demi-siècle après les néo-ruraux français des années 70, à savoir les étudiants soixante-huitards revenus de leur rêves de «changer la société» et notamment la ville pour «changer la vie», voici donc venir une nouvelle génération de néo-villageois partis à la conquête de la «France périphérique», fuyant la métropolisation au lieu de lutter contre elle. Ce qui ne les empêche pas de se poser, comme nombre de va-t-en guerre de classe d’amphithéâtres universitaires, en adversaires résolus du capitalisme si l’on en juge par le vocabulaire et les références auxquels ils font appel. Guillaume Faburel, par exemple, appelle à «se montrer plus belliqueux pour saborder le navire» que serait «le vaisseau amiral métropolitain» et à «armer una action directe» pour hâter l’«avènement d’une société écologique post-urbaine».
Il faut croire cependant que les services de renseignement de l’État sont mal informés sur cette menace car on ne trouve pas trace dans ces régions en voie de colonisation «bobo»13-écolo d’un déploiement quelconque de «forces de l’ordre» bourgeois pour mettre fin à cette «subversive défense fertile »14. La fausse alerte de Tarnac15, quand les gouvernants se sentaient menacés par une insurrection qui ne venait pas16, les aurait-elle traumatisés et paralysés?
Il est vrai, si l’on en croit l’un des prophètes les plus influents de cette urbanisation reverdie, que «l’à-venir, celui de l’autonomie des vies et de leurs écologies, a déjà commencé à se déployer, très largement en dehors des radars des institutions et même des pensées actuelles de la gauche dite écologique»17. Une ex-députée de Europe écologie-Les Verts va jusqu’à comparer son repli avec son compagnon dans les confins de la Bretagne, où elle a pu quand même décocher un poste de directrice de musée et lui d’assistant en éducation, avec les «zones refuges» des indigènes zapatistes des Chiapas au Mexique ou des combattants kurdes du Rojava en Syrie, n’hésitant pas à se réclamer du sous-comandant Marcos pour attester l’existence dans l’hexagone de «poches de résistance» qu’il ne resterait plus qu’à multiplier et fédérer pour généraliser le mode de vie post-ubain dans l’ensemble du pays. Sans rire, tout ce petit monde de diplômés déclassés/reclassés au sein de la même classe néo-petite bourgeoise qui se font passer pour des «résistants au système», établit un lien d’équivalence entre société post-urbaine y société post-capitaliste. Car, qu’on se le dise: «le fameux monde d’après, qui a déjà fait couler tant d’encre durant la période si particulère de la pandémie et du confinement, est en fait déjà là, et bien là »18. Dès lors, la devise révolucionnaire qui s’impose va de soi, écriture «inclusive» inclue : «¡Aux champs, citadin-es! » «On ne peut pas sortir de la ville capitaliste sans sortir du capitalisme», avait pourtant coutume de rappeler le sociologue marxien Henri Lefebvre. Mais les néo-villageois de la pseudo-révolution post-urbaine ont découvert une alternative: s’établir à la campagne.
La description enchantée des «manières de vives différentes» qui fleuriraient sur le terreau de la néo-ruralité résultant de l’exode urbain correspond en tous points aux «nouveaux paradigmes sociétaux» qui font les délices des citadins néo-petits-bourgeois qui se sont entichés d’écologisme : sobriété, simplicité, durabilité, convivialité, entraide, partage, bienveillance, authenticité, autonomie… Aussi, faut-il relativiser la rupture qu’introduirait ce déménagement hors des grandes villes dans le mode de vie de ceux qui les ont quittées.
Tout d’abord, si «la catégorie “rurale” se voit aujourd’hui reconfigurée»19 par l’arrivée des néo-villageois, comme s’en félicitent les thuriféraires de la «désurbanisation», c’est souvent tout simplement sous l’effet de la transposition de pratiques typiques des habitants des quartiers «gentrifés» des grandes villes, qu’il s’agisse d’habitudes de travail ou d’activités de détente. Nombre de nouveaux venus, en effet, continuent de vivre professionnellement comme ils le faisaient en ville, comme c’est le cas des architectes, paysagistes, décorateurs ou plasticiens, ou encore les écrivains, ou autres artistes dont les revenus ne doivent rien aux ressources de leur nouveau lieu d’habitation. Il en va évidemment de même pour les enseignants–chercheurs en sciences humaines domiciliés hors des villes, sauf ceux en sciences dites «dures» qui doivent demeurer à une certaine proximité des laboratoires universitaires.
La «reconfiguration» de la catégorie rurale touche aussi l’artisanat et le commerce, notamment dans les «cités de caractère» et autres «Plus beaux Villages de France» à vocation de plus en plus voire exclusivement touristique. On n’y compte plus les boutiques, les étals de marché et les restaurants «bio» approvisionnés soit par des néo-ruraux mettant à profit le créneau de l’alimentation écologique non industrielle soit par des paysans du cru ayant reconverti leur production à cette fin. De même voit-on aussi se développer un artisanat destiné aux mêmes clientèles : touristes venus de loin ou visiteurs de villes voisines alléchés par l’achat de produits «typiques» ou «sains». Plus ou moins nombreux, «gîtes » et «résidences secondaires» aménagés dans un habitat ancien «réhabilité» achèvent de transplanter le phénomène de «gentrification» dans un espace dont on finira par se demander, si ces transformations se poursuivent, s’il est culturellement en voie de déruralisation ou de réurbanisation.
Dans les discours actuellement en vogue dans les milieux d’une gauche au radicalisme autoproclamé, désireuse de «faire sécession» avec l’urbanisation du capital voire avec l’État, le mode de vie en milieu rural métamorphosé par les siens se voit doté d’innombrables qualités. Cependant, ces discours font totalement abstraction non seulement, comme on l’a déjà signalé, de la poursuite de la métropolisation qui cesserait désormais d’être entravée — très modérément, il est vrai, par les «luttes urbaines» qu’elle avait suscitées au cours des décennies précédentes —20, mais aussi et surtout des nouvelles formes de ségrégation et d’appropriation privative qui se développent dans l’espace extra-métropolitain. Comme le «droit à la ville» dans les métropoles, le «droit à la campagne», si l’on peut dire, tend à devenir de plus en plus exclusif et excluant dans les zones encore à dominante rurale peu à peu peuplées de nouveaux arrivants important dans leurs nouveaux lieux de résidence et de travail l’entre soi qu’ils pratiquaient déjà en tant que citadins. Ainsi retrouve t-on au sein des villages ou des hameaux ou aux abords immédiats les mêmes types de «sociabilités marquées par une proximité socio-spatiale fondées sur le regroupement de personnes aux caractéristiques communes», celles propres aux quartiers gentrifiés de la métropole, qui «appartiennent à la même classe sociale et valorisent la même forme d’engagement dans la société civile»21. Des chercheurs anglais proposent pour cette raison, avec un certain sens de l’humour, de remplacer le terme de gentrification par celui de greentrification22.
Aussi diversifiés soient les profils socio-professionnels des néo-villageois, la composition sociale des microsociétés qu’ils constituent en milieu rural ou semi-urbain est à dominante néo-petite bourgeoise, avec nombre de salariés de l’État pourvus de diplômes universitaires et surtout de membres des professions non instituées de la culture et de la communication qui trouvent dans l’exil urbain le moyen de mettre plus facilement et plus agréablement à profit leurs solides capitaux scolaires, culturels et relationnels. Ce qui ne les empêche de garder des contacts étroits avec leurs homologues demeurés dans les aires métropolitaines. Adeptes du télétravail, branchés sur les réseaux dits sociaux, notamment sur les «sites alternatifs», fort prisés par les plus «contestataires» d’entre eux, qui ont proliféré aux cours des années récentes, la distance et l’éloignement physiques cessent d’être pour eux des obstacles aux échanges. Obstacles qui sont de surcroît faciles à surmonter pour des gens à qui des revenus assez confortables, des emplois du temps «élastiques» et des carnets d’adresses bien remplis offrent la possibilité d’effectuer des aller-retour fréquents entre le lieu campagnard de leur exil volontaire et les aires métropolitaines. La réciproque est également vraie à en juger par l’affluence des «bobos» des villes importantes en visite dans les lieux d’accueil aménagés par leurs pairs «ruralisés» pour des rencontres, débats, conférences, expositions, concerts, fêtes et autres festivals qui sont autant d’occasions de souder et renforcer une solidarité de classe fréquemment placée — engagement dans la «gauche radicale» oblige, pour beaucoup ! — sous le signe d’une «résistance» quand ce n’est pas d’une «émancipation», mots rendus vides de sens par l’abandon de toute perspective de transformation profonde des rapports sociaux capitalistes. «Porteurs de projets, pionniers, défricheurs, ces jeunes actifs inclassables sont très souvent des entrepreneurs dans l’âme23».
Un tel diagnostic peut apparaître paradoxal alors qu’un certain nombre d’entre eux s’affirment et s’affichent comme des ennemis irréductibles du néo-libéralisme, du marché et de la libre-entreprise, et pour les plus prétentieux, des militants fidèles à la tradition libertaire bien que totalement déconnectés du milieu ouvrier où celle-ci est née et s’était développée au cours des siècles précédents. Pourtant, il n’est pas rare de rencontrer d’anciens néo-villageois pourvus d’un bagage intellectuel qui leur a permis de mener des projets innovants d’ordre écologique dans le domaine de l’agriculture ou de l’élevage. Ainsi des enquêtes ont montré que les circuits courts de proximité (CCP) avaient la faveur des néo-petits bourgeois aussi bien du côté des producteurs que des consommateurs. Ces derniers sont surreprésentés parmi les actifs les plus qualifiés appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures. D'autre part, les agriculteurs et éleveurs en CCP sont également plus diplômés que la moyenne dans ces professions. Les uns et les autres appartiennent à une même classe au regard des capitaux et critères culturels, symboliques, économiques et sociaux : les performances économiques supérieures à la moyenne des exploitants pratiquant les CCP peuvent provenir d’une capacité des producteurs à entrer plus facilement en contact avec une clientèle disposée à s’approvisionner par ce biais. Parmi les néo-villageois, une minorité a choisi un tout autre chemin : investir leur capital intellectuel mais aussi mondain accumulé en ville dans le domaine que l’on peut qualifier de politico-idéologico-littéraire en convertissant le lieu où il se sont implantés, acquis avec leur économies et parfois la revente spéculative d’un logement situé dans le quartier gentrifié d’une grande ville, en foyer d’agitation médiatique institutionnalisée s’adressant à l’intelligentsia urbaine nationale, même si les gens attirés par ce genre d’initiative ne relèvent que des minorités habituellement concernées.
D’une manière générale, cette fuite vers des terres non urbanisées, outre que, répétons-le, elle ne met pas fin à la métropolisation, ne fait pas disparaître non plus les clivages socio-spatiaux, les reproduisant au contraire sous de nouvelles formes. Les logiques de domination et d’exclusion qui sous-tendent les inégalités d’accès au «droit à la ville» dans l’espace urbain ne disparaissent pas lorsque des petits bourgeois intellectuels abandonnent celui-ci pour «vivre autrement» dans un espace rural. Au contraire : les stratifications et les séparations sociales réapparaissent, mais cette fois-ci entre les «gens ordinaires» de la «France profonde» dont la situation est tributaire de leurs ancrages traditionnels dans le territoire local, et les «gentrifieurs ruraux, sorte de “gentlemen farmers” sans ferme, dont les activité professionnelles ressortissent au champ de l’économie générale»24. Depuis la parution en France de l’article le plus cité par les chercheurs spécialisés dans les études urbaines, qui dissipait l’illusion sur les bienfaits de la mixité sociale dans le peuplement des grands ensembles de logements sociaux25, c’est devenu un lieu commun que de rappeler que proximité physique n’impliquait pas échange social. Et cela vaut également pour la coexistence hors des grandes villes entre des groupes sociaux aussi distincts que les «bobos» néo-ruraux et les couches populaires présentes depuis des lustres sur le territoire qu’ils ont envahis. À titre d’exemple, on peut citer cette remarque d’un sociologue ayant étudié l’impact social des migrations urbaines en milieu rural sur ce milieu : «Comment un cultivateur ou un artisan traditionnel de village peut-il seulement s’imaginer que son voisin, qui passe sa journée à discuter au téléphone est en réalité un télé dépanneur pour enfants rencontrant des difficultés dans l’utilisation de leurs jeux électroniques, et qu’il puisse en vivre ?26 ».
Ce n’est pas pour rien, en effet, que les chercheurs commencent à parler de «gentrification rurale» à propos des transformations socio-spatiales des territoires extra-urbains sous l’effet de l’arrivée, temporaire, pour les touristes, durable voire définitive pour les nouveaux résidents, de gens qui appartiennent aux «classes moyennes éduquées» issues de grandes villes27. D’autres termes viennent également contredire la vision irénique, propagée par les promoteurs de la société post-urbaine, d’un retour à une sociabilité pacifiée et à la culture du partage propres aux communautés villageoises: colonisation, invasion, occupation, confiscation, domination, exclusion… De même, il est significatif que certains dans la recherche urbaine en arrivent à parler de «front écologique» pour ériger ce syntagme en concept scientifique à propos de l’arrivée de nouveaux occupants dans les territoires ruraux, source de rapports de forces, de tensions et de frictions avec la population locale préexistante28. Dans les zones où le paysage «naturel» ou/et le patrimoine architectural est le plus attractif, l’envol des prix des terrains ou des bâtiments exerce un effet dissuasif sur les couches sociales aux revenus limités qui désirent déménager hors de la grande ville. Dans le meilleur des cas, elles se trouveront reléguées dans les marges écologiquement et esthétiquement les moins attrayantes des zones rurales convoitées. Autrement dit, on retrouvera là à l’œuvre des processus de ségrégation socio-spatiale analogues, dans leur dynamique de classe, à ceux observés dans le péri-urbain métropolitain.
En fin de compte, si, par miracle, cette pseudo-révolution écologique post-urbaine advenait, on pourrait peut-être «habiter autrement la terre en consommant moins et mieux», «coopérer localement» sur la base de l’entraide et la réciprocité», «reconquérir une autonomie en autogérant autant que faire se peut ses propres moyens de répondre à ses besoins vitaux», tout cela ne pourrait se faire néanmoins qu’au prix d’un confinement élitiste entre pairs dans des lieux préservés et… réservés, à l’écart du reste de la population.
C’est pourquoi, il est parfaitement ridicule de proclamer que, grâce à«ce triptyque habiter/coopérer/auto-gérer, nous traçons les premiers sillons émancipateurs d’une ère non pas seulement post-métropolitaine, […] mais post-urbaine29».
Avec un goût pour l’autocritique peu partagé dans son milieu d’anarchoïdes30 néo-villageois, un activiste et idéologue en vue parmi ces derniers résume assez bien de façon ironique ce qu’il convient de penser de ce renoncement triomphaliste à la lutte anticapitaliste pour le droit à ville : «Plutôt que se sacrifier en attendant le grand soir, on s’aménage une petite niche d’autonomie économique»31.
Il est vrai que ce qui est attendu et, non plus souhaité mais redouté par des néo-petits bourgeois ralliés à la collapsologie, ce n’est plus «le grand soir» de la révolution mais «le trépas écologique auquel l’urbanisation totale de la Terre nous condamnerait32».
Une croyance logique de la part d’une classe parvenue au bout de ses possibilité historiques et qui a pris acte, consciemment ou non, de sa fonction structurelle d’«agent dominé de la domination» comme la définissait le sociologue Pierre Bourdieu, sans plus chercher désormais à s’en extirper politiquement pour se solidariser avec les dominés, selon l’idéal progressiste d’antan. Car «croire à l’effondrement, c’est faire l’économie d’une révolution sociale et politique»33.
À sa manière, caustique et désabusée, Régis Debray, décidément en verve, s’amuse ainsi d’«avoir vu en fondu enchaîné la transition d’une religion séculière de l’Histoire à un culte religieux de la nature» en passant d‘un siècle à l’autre34.
Jean-Pierre Garnier
1 Régis Debray, Le siècle vert Un changement de civilisation, 2020
2 Philippe Pelletier, Effondrement et capitalisme vert La collapsologie en question, nada éditions, 2020
3 Guillaume Faburel, Pour en finir avec les grandes villes Manifeste pour une société écologique post-urbaine, le passager clandestin, 2020.
4 On trouve cet axiome dans un ouvrage d’un autre journaliste et humoriste, Louis-Augsute Commerson, né un demi-siècle avant Alphonse Allais.
5 Guillaume Faburel, op.cit.
6 Anatole Kopp, Ville et révolution, éditions Anthropos, 1967
7 Henri Lefebvre, La révolution urbaine, collection Idées, Gallimard, 1970
8 Ce qui dépend de nous Relocalisation pour une économie verte et solidaire, Attac, Les liens qui libèrent, 2020
9 Henri Lefebvre, La révolution urbaine, op. cit.
10 Guillaume Faburel, op. cit.
11 Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014
12 Guillaume Faburel, op. cit..
13 «Bobo» : contraction de bourgeois-bohème. Cette appellation — scientifiquement non contrôlée et rejetés avec irritation par ceux à qui elle s’applique — se réfère à une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle qui réside en majorité dans d’anciens quartiers populaires «gentrifiés» par sa présence. Les «bobos» partagent des idées et un style de vie à à contrecourant par rapport au reste de la population et conformiste par rapport aux nouvelles modes, en particulier les thématiques et pratiques «écologistes».
14 Cette fertilité supposée renvoie au caractère postulé imaginatif, inventif et généreux des néo-villageois et de leurs activités.
15 Tarnac : nom d’un hameau du centre de la France où huit militants de la gauche radicale regroupés autour d’une épicerie-restaurant «alternative» furent arrêtés et emprisonnés en el 2008 sous une fausse accusation de sabotage d’une ligne de TGV, puis jugés et finalement mis en liberté,.
16 Référence à un petit ouvrage politique ultra-gauchiste, L’insurrection qui vient, écrit par un soi-disant Comité Invisible.
17 Guillaume Faburel, op. cit.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Jean-Pierre Garnier «La révolution post-urbaine Du grand récit de la métropolisation aux petits récits de la néo-urbanisation», MILITANT, n° 158, 1er semestre 2020
21 Flamina Paddeu, «Agriculture urbaine Entre réappropriation habitante et capitalisme vert», in Le capital dans la cité Une encyclopédie politique de la ville, dir. Mathieu Adam et Émeline Comby, Éditions Amsterdam, 2020.
22 Smith, Darren P., Phillips, Deborah A., 2001. « Socio-cultural representations of greentrified Pennine rurality », Journal of rural studies, 17(4), 2001
23 Yves Gilbert, « Migrations urbaines en milieu rural : diversification sociale et recomposition du politique, Espaces et Sociétés, n° 143, 2010
24 Ibid.
25 Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaire, «Proximité sociale et distance sociale», Revue française de sociologie, 1970.
26 Yves Gilbert, art. cit.
27 Greta Tommasi, «La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises», Géoconfluences, avril 2018
28 Sylvain Guyot y Frédéric Richard, « Les fronts écologiques - Une clef de lecture socio-territoriale des enjeux environnementaux ?», L’espace politique, 3/2009
29 Guillaume Faburel, op.cit.
30 Anarchoïde : du grec oïdos, qui a l’air de, qui ressemble à mais qui n’est pas. Mouvance idéologique confinée dans un entre soi élitiste se présentant comme anticapitaliste et antiétatique, mais dont les discours et les pratiques sont parfaitement compatibles avec la perdurance du capitalisme et de l’État.
31 Mathieu Burnel, entretien, Paris-Normandie, 20-9-2015.
32 Guillaume Faburel, op. cit.
33 Catherine Larrère et Raphaël Larrère, Le Pire n'est pas certain - Essai sur l'aveuglement catastrophiste, Premier Parallèle, 2020
34 Régis Debray, D’un siècle l’autre, Gallimard, 2020