Les petits soldats de la nouvelle guerre froide
en Asie orientale
Alain Brossat
Taipei Times
ou
le tournant schmittien de la démocratie libérale
Je ne pense pas du tout, comme affectent de le croire les libéraux académiques taïwanais que je côtoie tous les jours, que le Taipei Times, désormais unique quotidien papier en langue anglaise de l’île, soit le repaire d’un lobby minoritaire, marginal et excentré dans la vie politique et dans le spectre idéologique local. Je ne pense pas du tout qu’il soit l’expression négligeable d’un parti pris anti-chinois aligné sur les positions les plus outrancières des « faucons » de l’Administration états-unienne, simple curiosité idéologique à ce titre, ne méritant guère d’être pris au sérieux.
Je considère au contraire qu’un examen attentif des lignes de forces de la politique actuelle du parti actuellement au pouvoir à Taiwan et des orientations promues par ce journal le fait apparaître comme une sorte de pointe avancée, de laboratoire, de banc d’essai de toutes sortes d’énoncés, de notions, d’éléments de langage, de propositions politiques propres à dessiner des orientations et dire noir sur blanc ce qui, pour des raisons bien évidentes, ne saurait encore se trouver dans la bouche des élites gouvernantes. Le Taipei Times, c’est une fabrique de discours et une bourse aux idées où sont mises en circulation les notions soutenant le programme actuellement en gestation aussi bien du côté des gouvernants de l’île que des forces politiques et idéologiques qui sont en phase avec elles aux États-Unis et, plus généralement en Occident : imposer le fait accompli de l’indépendance de l’île garantie par les États-Unis et reconnue à terme par les puissances occidentales et leurs tributaires, faire de Taiwan un bastion légitimé de la démocratie occidentale face à la Chine « communiste ».
Le fait même que le Taipei Times soit un organe anglophone en fait la parfaite courroie de transmission entre les élites taïwanaises indépendantistes et les activistes du parti anti-chinois aux États-Unis et en Occident. S’y côtoient les agents d’influence stipendiés des officines spécialisées dans l’agitation anti-chinoise aux États-Unis, anciens militaires, agents du renseignement à la retraite, pseudo-universitaires en battle-dress et autres publicistes aux titres nébuleux, et leurs équivalents taïwanais ou sino-américains agités du bocal indépendantiste alignés sur les positions les plus outrancières des boutefeux de la nouvelle guerre froide aux États-Unis, parés eux aussi de titres tout aussi douteux1.
Le Taipei Times, c’est la version un peu hard, un peu pousse-au-crime et vaguement exaltée de la politique en acte et anticipée de ceux/celles qui gouvernent présentement ce pays – version en anglais, précisément, comme pour rendre tout à fait manifeste la situation subalterne de ces élites, dans leur rapport de dépendance et soumission à leur protecteur et maître d’outre-Pacifique… Le Taipei Times, c’est la façon dont se présente officieusement au monde non sinophone, en premier lieu au monde occidental, la nouvelle génération de gens de l’État, à Taïwan, celle qui aspire à graver son nom sur le marbre de l’Histoire comme ayant définitivement tranché le lien rattachant l’île à la Chine continentale.
À ce titre, ce quotidien subventionné à mort, paraissant tous les jours que Dieu fait et vendu à un prix dérisoire (15 dollars taïwanais, même pas 50 centimes d’euro) se présente moins comme un journal d’information que comme un organe de propagande. Les informations politiques locales y sont orientées de manière caricaturale, la rubrique internationale est composée de dépêches d’agences et la page qui importe est celle où se trouvent concentrés les messages propagandistes et l’agitation du jour – l’éditorial et les pensums en forme de chroniques ou « libres opinions » des mercenaires qui y vont de leurs mantras à tour de rôle et dont les noms reviennent en boucle avec une régularité d’horloge.
Il s’agira donc de s’intéresser à la façon dont cet organe de presse fonctionne comme une fabrique de discours destinés à formater une opinion favorable à ce double objectif – faire avancer la cause de l’indépendance de Taïwan, faire de Taiwan une base avancée de la reconquête états-unienne aux portes de la Chine désignée comme l’ennemi. Dans les notes prises au jour le jour qui composent LTI – Lingua Tertii Imperii, le philologue judéo-allemand Victor Klemperer présente la langue comme un enjeu de pouvoir majeur dans la colonisation des esprits par les nazis avant et après l’arrivée au pouvoir de Hitler (janvier 1933). L’emprise totalitaire se manifeste notamment par les inflexions qu’elle fait subir à la langue, pas seulement le langage de la politique, mais, tout aussi bien, la langue de tous les jours. La mise en condition de la population passe par la violence exercée sur la langue comme forme particulière de la violence du pouvoir. Cette opération déployée dans la durée ne se réduit pas à la fabrication d’une langue de bois, popularisée par Orwell sous le nom de novlangue. Certes, la production de ce jargon est l’un des traits les plus marquants de l’exercice du pouvoir dans les systèmes totalitaires, mais l’enjeu premier du « travail » sur la langue qu’effectuent ceux-ci est bien de transformer non pas seulement les habitudes linguistiques mais les manières de penser de la population. Il ne s’agit pas seulement d’imposer par des procédés d’intimidation, de propagande ou de terreur l’emploi de termes et d’expressions réglementaires, mais surtout de faire en sorte que les subjectivités soient colonisées par les schèmes de pensée totalitaires.
Ainsi, Klemperer montre bien (il est aux premières loges pour le faire, en tant que juif ayant vécu toute la période nazie dans la condition d’un paria susceptible d’être déporté dans un camp de concentration à tout instant) comment l’invention de toute une hiérarchie peuplée de catégories plus ou moins discriminées et distinguées par un certain nombre de signes visibles a pour vocation d’habituer la population à voir le monde social comme constitué d’espèces humaines distinctes et hiérarchisées en supérieures et inférieures.
L’analytique des discours promue par Foucault rencontre les observations de Klemperer sur la production de la langue du IIIème Reich. Elle attire l’attention sur cette propriété des discours qui est de mettre en relief ce facteur essentiel : les enjeux linguistiques ne se séparent pas des façons de penser ni des conduites et des pratiques qui s’y rattachent. En ce sens, la façon dont nous formons nos énoncés ou nous approprions des énoncés, nous y immergeons – ceci constitue un enjeu éminemment politique. Il existe toujours un horizon politique de la langue, lequel se manifeste en tout premier à propos de la formation des énoncés, bien au-delà donc des simples questions de vocabulaire (opérer le partage entre les termes réglementaires et ceux qui ne le sont pas ou plus). La langue, dans sa dimension politique, apparaît comme un champ d’inclusion (ou un diagramme) soumis à un régime particulier : le partage entre le vrai et le faux, c’est-à-dire entre les manières de dire acceptables et celles qui ne le sont pas est un enjeu infiniment sensible, ceci d’autant plus que les règles présidant à ce partage sont instables et constamment exposées à l’évolution ou aux transformations des conditions générales. Les énoncés, dans leur dimension politique, sont un champ de bataille perpétuel. On se bat pour perpétuer la validité de ceux qui sont en place, on se bat pour en imposer de nouveaux dotés d’une plus forte autorité, l’obsolescence est leur condition générale – plus ils « servent » et plus l’usure les menace.
Les journaux sont, d’une façon générale, et le Taipei Times tout particulièrement en tant qu’il est une feuille de propagande avant tout, des bancs d’essai d’énoncés dont ceux qui les mettent en circulation tentent d’imposer la validité et la légitimité – d’en faire des énoncés « vrais », au sens où ils tendent à définir la façon « correcte » et si possible réglementaire de nommer et de décrire. Nous verrons comment, dans différents domaines clés qu’il est assez facile de répertorier, ce journal conduit avec obstination cette bataille pour imposer certains énoncés tout en refoulant d’autres, une bataille agencée autour de mots, de noms, de syntagmes, de motifs, de ritournelles qu’il s’agit de reprendre inlassablement soit dans la même forme réglementaire soit avec d’infimes variations – ceci dans l’espoir de les faire accéder durablement au statut de parole vraie ou, si l’on veut, de « nom de la chose » se tenant au plus près du réel et propre à récuser à ce titre un autre vocable, un autre syntagme, un autre agencement de la description d’un phénomène donné. Ce procédé de la répétition lancinante, du martèlement sans fin des mêmes énoncés ou mots-clés est typique de toutes les propagandes, il porte ici bien au-delà de la quête des fameux « éléments de langage » destinés à conduire les gouvernés à faire leurs les « narratifs » forgés par les gouvernants et, ce faisant, à se rendre gouvernables. Les procédés de propagande employés par le Taipei Times sont assez proches de ceux de la propagande classique de la première moitié du XXème siècle, celle des mouvements et des États totalitaires notamment, ou bien encore de la propagande de guerre en vogue au cours de la Seconde guerre mondiale, notamment dans le contexte de la guerre du Pacifique. À ce titre, ils sont d’une teinture souvent distinctement « orwellienne » – nous en donnerons quelques exemples.
C’est le paradigme de l’arroseur arrosé : l’un des mantras de la propagande diffusée par ce journal consiste en effet à désigner le pouvoir chinois et les médias chinois comme la quintessence de l’orwellisme contemporain.
Cette étude se concentre pour l’essentiel autour des années 2019 et 2020, années riches en événements constituant pour le Taipei Times autant d’occasions de se lancer à corps perdu (en sa qualité, si l’on peut dire, de bouche à feu du « monde libre » en Asie orientale) dans la bataille des énoncés et des discours. Le premier motif qui s’impose ici et auquel se rattachent tous les suivants est celui du tournant dans la relation entre les États-Unis et la Chine, tournant impulsé par Trump ; ce tournant est perçu, non sans raison, par le Taipei Times comme marquant un changement d’époque favorable au redéploiement de Taiwan sur la scène internationale (et dans l’ombre des États-Unis) et permettant d’augurer un changement de son statut (une reconnaissance internationale de sa souveraineté). La tournure pratique prise dans les colonnes du journal par ce motif, c’est la nouvelle guerre froide recentrée autour de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, nouvelle configuration dans laquelle le journal adopte résolument la position la plus extrême, soutenant sans réserve la guerre commerciale déclenchée par Trump et se faisant l’écho de toutes les surenchères destinées à envenimer les conflits à propos de toutes les questions en litige – les tensions en mer de Chine du Sud, Hong Kong, le Xinjiang, la pandémie apparue à Wuhan.
À ces chapitres, le journal ajoute régulièrement deux enjeux liées à la politique intérieure taïwanaise – la réécriture de l’histoire de l’île, dans ses relations avec le continent ; mais aussi la question de la supposée « infiltration » chinoise et des restrictions des libertés publiques qui y trouvent leur prétexte.
Le motif premier à partir duquel se donne libre cours la rhétorique guerrière du Taipei Times est celui de la menace permanente, supposément toujours plus pressante, imminente d’invasion militaire de l’île par la Chine continentale. C’est la mise en scène hyperbolique et répétée de cette menace (dont tous les observateurs sérieux s’accordent pour dire qu’elle ne correspond à aucun des scénarios envisagés par la direction chinoise dans le présent) qui ouvre la porte à la surenchère perpétuelle consistant à inciter les États-Unis à pousser les feux de la nouvelle Guerre froide contre la Chine. Les auteurs de ces articles sont de véritables pousse-au-crime, ils sont en état de guerre idéologique ouverte contre la Chine, insistant inlassablement sur ce motif de l’ennemi électif, l’ennemi du jour entendu comme ennemi de toujours, ennemi héréditaire – la Chine aujourd’hui, comme l’était l’Union soviétique de Staline ou Brejnev pour leurs prédécesseurs. La guerre idéologique est ici ce qui appelle de ses vœux le passage à l’acte et l’état de belligérance active – qui vise à en préparer les conditions.
Voici quelques exemples d’énoncés s’inscrivant dans cette veine :
« It is time for a new presidential clarification [by Trump, AB] to remove any doubt from the minds of Xi and his colleagues: Washington will intervene on Taiwan’s side against any form of Chinese communist aggression. Otherwise, US strategic ambiguity seems certain to lead to Chinese strategic miscalculation » (Joseph Bosco, 2/01/2019)2.
Comme dans toute rhétorique guerrière de type totalitaire, le vague de la formule « any form of Chinese aggression » est destiné à ouvrir un crédit illimité de violence préventive à la puissance ici définie comme naturellement légitime pour défendre les droits de l’île menacée (et de tous ceux que menacerait l’« expansionnisme » chinois) – les États-Unis d’Amérique. Le droit de conquête ou de re-conquête que s’arrogent de tout temps les puissances impériales et conquérantes occidentales se travestit couramment en droit de légitime défense – de la colonisation de l’Algérie par la France à l’invasion de la Pologne par Hitler en passant par la conquête du Texas et du Nouveau Mexique par les États-Unis. On voit bien ici l’utilité stratégique de l’enjeu taïwanais pour ceux qui se font les porte-parole de la reconquête états-unienne en Asie orientale et visent à terme, la disparition du régime issu de la Révolution chinoise : il est ce qui permet en permanence de réactiver l’argument de la « menace chinoise », de faire monter les enchères en présentant celle-ci comme vitale (« existentielle ») car mettant en péril ce fleuron de la démocratie globale que serait Taïwan.
À ce titre, la mise en scène de ce danger permanent autant que redoutable se destine à le présenter comme une menace directe sur les États-Unis eux-mêmes, pour leur intégrité – en tant que Taïwan serait leur ombre projetée sur le théâtre est-asiatique et sur cette région du Pacifique. Les puissances impériales et les hégémonistes aiment à s’arroger des devoirs autant que des droits – en l’occurrence, ici, celui de « protéger Taïwan d’une invasion chinoise » et de se porter garant de la souveraineté de facto de l’île.
Or, il n’existe aucun traité internationalement reconnu impliquant de telles clauses, ni d’alliance militaire déclarée entre ces deux puissances.
Les États-Unis « protègent » Taïwan en tant que l’île est un relais essentiel dans le maintien du « grand espace » qu’ils se sont arrogés dans cette région du monde après la défaite du Japon. C’est la raison pour laquelle, dans un contexte où le développement de la puissance chinoise place ce « grand espace » sous pression, la fraction ultra du « make America great again », en version néo-hégémoniste et expansionniste, agite avec une ardeur redoublée la marionnette de « l’invasion chinoise de Taïwan ». Le nom de « Taïwan » devient ici, davantage que celui d’un pays, d’un peuple, d’une entité politique, un pur et simple intensificateur de guerre froide.
D’où l’importance, dans la rhétorique guerrière du Taipei Times, des perpétuelles recommandations adressées notamment à l’Administration états-unienne, tout un registre d’injonctions faites de « must » et de « should » – « Trump must bolster his credibility » (17/02/2019)3.
D’où l’importance d’entretenir un climat d’urgence, de placer les litiges et problèmes actuels sous le signe du tout ou rien – la ritournelle de l’« existential threat » représentée par la Chine : « Taiwan is at risk of being taken over by China at any given moment [je souligne, AB]. They need support just like Black Lives Matter in America needs support from its allies »4 (une autre spécialité de ce journal: les comparaisons davantage qu’abusives, grotesques ou obscènes – la malheureuse petite île prise à la gorge et étouffée par la brute chinoise, tout comme George Floyd étouffé par la brute policière…).
Ce que revendique de manière transparente et avec une insistance croissante le Taipei Times, en dépit de quelques euphémismes de pure forme, c’est une bonne petite guerre préventive rondement menée par les États-Unis contre une Chine de plus en plus sûre d’elle, et destinée à remettre cette dernière à sa place – que ce soit à propos du développement des installations militaires chinoises sur des îlots disputés en mer de Chine du sud ou bien à propos de Taïwan (Hong Kong présente de bien moindres avantages, son rattachement à la souveraineté chinoise ne pouvant guère être contesté). « US could (lisez : should) go to war to fix China »5, intime un certain Paul Lin se définissant comme « political commentator » – exposant qu’une guerre-éclair et limitée contre la Chine présenterait les plus grands avantages et ouvrirait les perspectives les plus favorables, tant à court qu’à long terme : « Winning that war and removing an ennemy of democratic nations and a danger to humanity [je souligne, AB] would make the US even mighter and guarantee Trump’s re-election while President Tsai Ing-Wen – with whom the US is very comfortable – is in power in Taiwan and the KMT is forced to choose sides »6.
La désignation, dans ce texte comme dans d’autres, du régime chinois et de ses dirigeants comme ennemis du genre humain répond à un dessein tout à fait distinct : elle justifie par avance l’emploi de tous les moyens et l’usage de moyens de violence illimités en vue de le renverser. On voit bien ici comment le discours de promotion de la démocratie, lorsqu’il prend cette tournure expansionniste et adopte ces tons martiaux, devient entièrement indistinct du discours schmittien selon lequel la distinction de l’ami et de l’ennemi est l’alpha et l’omega de toute politique, notamment internationale et qui, dans sa version radicalisée, fasciste entre autres, s’intensifie dans la production de la figure de l’ennemi absolu. Les croisés de la démocratie occidentale qui sévissent dans le Taipei Times font sans relâche du Carl Schmitt sans le savoir7 (leurs références en matière de philosophie politique sont à peu près égales à zéro) en se faisant les promoteurs de cette figure de l’ennemi entendu comme nuisible à éliminer dans un contexte d’un conflit global ressemblant à s’y méprendre à celui de la « guerre civile mondiale » évoquée par Schmitt.
La démocratie qui s’exporte à la pointe des fusils, telle que s’en font les promoteurs ces warmongers sans scrupules et nihilistes, est quintessentiellement schmittienne. Elle ne se présente comme la terre d’élection des libertés, des droits de l’homme, du pluralisme politique que pour mieux cerner et épingler l’ennemi qu’elle désigne comme celui qui foule au pied toutes ces « valeurs » et « principes » essentiels. L’ennemi absolu, l’ennemi des peuples et des nations, elle ne le rencontre pas par hasard sur le chemin accidenté du progrès, elle le fabrique car il est, en vérité, le facteur clé de son dispositif de légitimation. La démocratie libérale étant toujours en échec et en souffrance en tant qu’elle s’assigne le rôle de vecteur de la civilisation à l’échelle globale, son mode d’être le plus ordinaire et exposé à tous les regards étant « la crise » d’une part, la renégation de l’autre, la figure de l’ennemi absolu lui est un recours constant et vital.
Les incarnations de celui-ci sont infiniment variables, la Chine est aujourd’hui, pour des raisons évidentes, celle sur (contre) laquelle se concentrent les énergies propagandistes des mercenaires idéologiques qui sévissent dans le Taipei Times et ailleurs ; mais pas la seule – comme le dit le tâcheron de service Paul Lin, « Trump is very experienced in dealing with rogue states »8 – ce qui, en langue claire, veut dire : plus l’institution politique dirigeante états-unienne est emportée par la spirale d’une fatale dégénérescence, plus Trump apparaît distinctement comme l’incarnation d’une variété inédite de « fascisme démocratique », plus ce nouveau genre de « démo-facho » a un besoin vital de « rogue states » – d’ennemis absolus de cette Amérique-là, lesquels il s’entend en effet à multiplier comme des petits pains – Corée du Nord, Chine, Iran, Venezuela…
L’ennemi absolu du monde libre et de la démocratie, c’est ce qui permet aux démocraties occidentales et assimilées guidées par la puissance états-unienne en perte d’hégémonie de s’établir dans le rôle de gendarme du monde et d’arbitre de toutes les querelles locales et autres points de contention – Hong Kong, par exemple, à propos de quoi il est particulièrement plaisant d’entendre Chris Patten, le dernier représentant de la puissance coloniale britannique sur ce territoire, énoncer les inaltérables principes au nom desquels les aspirations d’une certaine jeunesse hong-kongaise à se séparer de la Chine se doivent d’être défendues et respectées9.
C’est ici donc que le grand bazar des comparaisons historiques fantaisistes prend toute son importance : la criminalisation du régime chinois passe par son assimilation aux régimes du XXème siècle qui, dans la mémoire collective des peuples, sont inséparables des crimes inexpiables dont ils se sont rendus coupables. Mais cette opération est sélective : à Taïwan, ancienne colonie japonaise, on pourrait s’attendre à ce que le nom du régime criminel qui s’impose soit celui du régime impérial militariste et expansionniste qui mit l’Asie orientale et du Sud-Est à feu et à sang… Mais précisément, l’absence totale de cette référence dans la rhétorique comparative du Taipei Times en manifeste aussi bien la futilité que la pure et simple condition de succursale de la propagande occidentale et états-unienne en particulier : c’est qu’en effet l’un des articles de foi les plus inébranlables de cette doxa politique est celui-ci : le Japon héritier de cette tradition nationaliste (celui de Abe, ses prédécesseurs et son successeur) doit être ménagé ; mieux, son soutien à la cause indépendantiste et anti-chinoise doit être recherché en toutes circonstances. On ira donc jusqu’à citer comme des autorités académiques des figures notoires du négationnisme historique et de l’ultra-nationalisme chauvin au Japon10. Et lorsque l’on entonnera le refrain du régime criminel, on détournera le regard vers la lointaine Europe et l’on se mettra à la remorque du récit occidentalo-centrique des désastres et crimes d’État du XXème siècle. On voit bien à cet exemple à quel point le régime discursif sous lequel sont placés les énoncés de ce journal est plaqué sur la réalité locale et régionale et surdéterminé par sa dépendance à l’endroit du « grand frère » états-unien – un récit « client »…
Manifestement, les scribes qui, de manière lancinante, reprennent la rengaine « Chinazi » (à l’instar des mouvements de Hong Kong et des agités qui, à Taïwan, peuplaient les « Lennon Walls » d’imprécations de même teinture) ignorent à peu près tout de l’histoire du nazisme et de ses caractéristiques propres, de ses crimes de masse – le nazisme comme singularité historique – ce nom est pour eux un pur et simple élément de langage, un flatus vocis destiné à chauffer à blanc le discours de l’ennemi et à donner vie à une tératologie politique – le régime chinois comme figure du monstre. Ce qui, inversement, leur permet de désintriquer, d’émanciper leur approche des problèmes géo-politiques du présent en Asie orientale de toute perspective historique régionale – tout particulièrement d’inscrire dans un large angle mort tout ce qui concerne la généalogie coloniale de l’histoire de Taïwan (la condition de colonie japonaise qui fut celle de l’île pendant un demi-siècle), dans ses rapports à la montée en puissance du nationalisme et de l’expansionnisme de l’État japonais au XXème siècle (une autre variété de fascisme et de criminalité d’État) et qui déboucha sur l’ouverture du second front, asiatique, de la Seconde Guerre mondiale – après Pearl Harbor.
Les rapprochements totalement indus opérés, dans le Taipei Times et ailleurs, entre le régime chinois d’aujourd’hui et le régime nazi sont un signal – celui d’une perte de toute prise sur le réel historique et d’une fuite dans l’imaginaire s’opérant sous l’impulsion de contraintes idéologiques. Le résultat, c’est ce type d’énoncé qui fleurit aussi bien dans les éditoriaux que dans les « libres opinions » mercenaires de ce journal : « The CCP [Chinese Communist Party, AB] has followed the Nazi playbook since the founding of the People’s Republic of China (PRC) much as the Soviet Union did with its gulag system »11 – une formule d’agitation vulgaire se situant au degré zéro de l’analyse historique autant que politique ; une formule qui, à l’instar de celles qui prospérèrent sous la plume des « nouveaux philosophes » au temps de Reagan et Thatcher, nous rappelle cette vérité bien établie : si l’anticommunisme, depuis la Révolution russe, s’est avéré sans interruption jusqu’au présent le plus immédiat une machine discursive inépuisable, il n’en est pas moins, d’une manière tout aussi constante, le lieu le plus déserté par la pensée qui soit. Comme le remarquait Gilles Deleuze, à propos des « nouveaux philosophes », ce qui accable à leur propos, c’est moins le contenu ou l’orientation de leurs affirmations ou de leur positions, que le niveau – le culte des généralités flottantes, des fausses idéalités, de l’universel de supermarché, des concepts en forme de « dents creuses », disait-il. Le Taipei Times, c’est, sans le vernis philosophique, la caricature de cette nullité de l’analyse historique, de cette indigence des tournures rhétoriques et du vocabulaire de l’agitation.
Ce dont cette fuite dans l’imaginaire et ces proliférations discursives fondées sur le redéploiement de la figure archaïque de la politique du monstre (voir sur ce point les caricatures publiées dans la page du journal consacrée aux éditos et aux opinions mercenaires) énonce la promesse est distinct : c’est bien évidemment le tour de vis en politique intérieure, la répression des opinions et positions s’opposant à cette politique de l’ennemi et à sa criminalisation. Et donc, puisque tout se fait dans ce monde-là sur un mode servilement mimétique, à la mode « américaine », un nouveau maccarthysme à la mode taïwanaise. Voici la manière délicate dont la chose s’annonce, sous le titre « Calling out the pro-Chinese media » (20/06/2019) : « On Sunday there will be a march in Taipei calling for the government to take action to rein in the pro-China media. Nobody wants to return to Martial law-era restrictions on the fourth estate, but it is of paramount importance that the public is made aware of what is happening »12.
Admirable « but » ! Il apparaît on ne peut plus distinctement que le Taipei Times n’est pas ici dans la position d’un groupe d’excités marginaux conduisant leur agitation dans leur coin, mais bien d’un groupe de pression dont la vocation est d’accompagner et tenter de radicaliser les orientations politiques générales du gouvernement en place. En appelant distinctement à l’adoption de mesures allant dans le sens de la restriction de la liberté de la presse, de la liberté d’expression du tout venant et des libertés publiques en général (ceci au nom de la lutte contre la propagande ennemie et de ses moyens d’influence, de sa cinquième colonne médiatique et idéologique), le Taipei Times ne se contente pas de réactiver les plus courants des procédés de guerre sur le front intérieur – les agents de l’ennemi sont parmi nous, prêts à tout pour développer leurs actions de diversion, sabotage et désinformation… Il met par la même occasion le doigt dans un engrenage redoutable : celui d’un appel au retour du régime autoritaire et de ses procédés – celui sur le rejet duquel s’est très précisément édifiée la légitimité des élites au pouvoir aujourd’hui, et c’est ici que la boucle se boucle…
C’est pour s’efforcer de desserrer ce noeud coulant que les faucons taïwanais de la nouvelle guerre froide qui officient dans cette feuille de chou doivent tenter de se mettre à couvert derrière cet admirable « but » – que l’on ne vienne surtout pas nous soupçonner de vouloir rétablir les formes autoritaires de l’« ancien régime » !, et surtout pas quand nous opinons en faveur de massives restrictions des libertés publiques et de la répression des opinions et positions contraires aux nôtres !
Ici encore, il apparaît que le nom de la démocratie, le signifiant vide démocratie, est de plus en plus ouvertement, de plus en plus régulièrement le recours et l’argument passe-partout de toutes les tentations autoritaires, policières, néo-impériales. La promotion de la démocratie (Taïwan « phare » et bastion avancé de l’universalisme démocratique en Asie orientale) et sa défense (Taïwan proie fragile convoitée par l’orgre chinois) apparaît comme le décor vaporeux dont s’enveloppe une politique offensive dont l’objectif ultime est la chute du régime chinois, un régime décrié comme fondamentalement illégitime, et aussi, tout autant, l’« effacement » de la révolution chinoise des tablettes de l’Histoire telle qu’elle se doit d’être racontée.
Le tracé historique qui se dessine ici apparaît toujours plus clairement : il ne s’agit pas de créer les conditions pour que la singularité culturelle et historique de ce qui, officiellement, porte encore le nom de République de Chine (Republic of China) puisse s’affirmer sous celui de Taïwan ; il s’agit bel et bien de faire de ce nom courant de l’île, dans son apparente tonalité neutre, vaguement exotique et sympathique, un leurre destiné à masquer le processus fondamental mis en oeuvre par les actuelles élites gouvernantes, et à un rythme accéléré depuis l’arrivée de Trump et sa bande aux affaires (Pence, Pompeo et les autres, régulièrement célébrés dans le Taipei Times) : la « re-Formosition » de l’île – son retour à l’état de base avancée dans le grand espace états-unien en Asie orientale et en mer de Chine.
Le retour à ce que fut Formose au temps où la première guerre froide battait son plein se manifeste de multiples façons : le renforcement des liens politiques et militaires entre les États-Unis et Taïwan que prône sans relâche le Taipei Times est en phase avec l’action du gouvernement en place et parfois un pas en avant de celui-ci (lorsque par exemple le faucon de permanence réclame le retour de troupes « américaines » dans l’île de façon à ce que celle-ci devienne un second Okinawa).
Il ne s’agit pas tant de renforcer les engagements des États-Unis comme puissance garante de l’indépendance de fait de l’île face aux revendications de la Chine continentale. Il s’agit bien davantage de l’intégrer aussi étroitement que possible au dispositif stratégique destiné à affronter la puissance chinoise qui se met en place à l’échelle régionale, dans la condition non seulement de protectorat des États-Unis mais surtout de base avancée de ce dispositif de reconquête et de refoulement (contain and roll back) de la Chine continentale. Il s’agit d’engager Taïwan (via des livraisons de systèmes d’armements toujours plus performants et à vocation offensive autant que défensive) aussi étroitement et irréversiblement que possible dans la mise en place de ce dispositif – par exemple lorsqu’émerge, au détour d’un article sur des contrats portant sur des achats par l’État taïwanais d’équipements militaires à la firme Lockheed l’intéressante proposition de « turn Taïwan into a maintainance hub for F-16 [les chasseurs fabriqués par la firme Lockheed aux États-Unis] »13.
Il s’agit en somme de faire de Taïwan non pas tant un allié qu’un prestataire de services et un État-mercenaire dans la perspective de conflits à venir dans la région, opposant les États-Unis à la Chine, comme cela fut le cas déjà au temps de la guerre de Corée et de celle du Vietnam – une base arrière, un porte-avion amarré à demeure en mer de Chine. La feuille de route dessinant cette orientation générale destinée à faire de cette Taïwan du XXIème siècle un Formose bis se dessine clairement dans nombre d’interventions prospectives publiées dans le journal. Ainsi, un certain Michael Lin, présenté comme « retired diplomat [taïwanais] who served in the US » dessine les lignes de force suivantes de cette orientation : « If Washington wants to prevent the grave consequences of a PRC-controlled Taiwan, its only option is to take advantage of the Xi regime’s present instability and use it to amend its ‘one China’ policy »14. Ce qui devrait commencer par la signature d’un « pacte de défense mutuelle » avec Taïwan « and once again station troops there to deter Beijing from making any rash moves »15. Ensuite, combinant les manoeuvres diplomatiques avec la remilitarisation à outrance de l’île, « encourage other nations such as Japan to amend their own ‘one China’ policies and formally recognize Taiwan »16 – en d’autres termes, créer autant de faits accomplis que possible en forme de provocations ouvertes destinées à faire sortir les dirigeants chinois de leurs gonds et donc une situation propice au déclenchement d’une guerre punitive des États-Unis contre la Chine.
Enfin, utiliser tous les leviers idéologiques possibles pour entraîner les dirigeants des États-Unis sur le sentier de la guerre – le modèle de référence inavoué étant ici le lobbying des faucons israéliens et de leurs relais aux États-Unis en faveur du soutien « américain » à l’annexion des territoires palestiniens convoités et d’une guerre préventive contre l’Iran : « The Ministry of Foreign Affairs should enlist the help of influential US think tanks such as the Heritage Foundation, the National Business Association and Rand Corp to produce an in-depth that could influence policy within the White House [je souligne, AB] and bring about a change to the ‘one China’ policy »17.
Toute cette propagande est au fond soutenue par une « rêverie », un motif subliminaire – faire de Taïwan un sanctuaire de l’hégémonisme états-unien en Asie orientale et en mer de Chine, comme Israël en est un au Moyen-Orient. La chose ne saurait s’énoncer aussi clairement, mais elle est dans toutes ces têtes mercenaires, taïwanaises comme états-uniennes…
Alain Brossat
initialement publié sur acta.zone
- On exagérerait à peine en disant que les tâcherons qui, jour après jour, déposent dans les colonnes du Taipei Times les éléments de langage propres à faire monter les tensions en mer de Chine sont les équivalents idéologiques de ces officines de mercenaires que sont, aux États-Unis, Blackwater ou leurs discrets équivalents israéliens. La guerre sale est leur métier, au même titre qu’elle est ou fut celui de ces officines en Irak, en Afghanistan, etc.
- « Il est temps que le Président [Trump] mette à nouveau les choses au clair de façon à ce que Xi et ses collègues sachent exactement à quoi s’en tenir : Washington interviendra du côté de Taïwan contre toute forme d’agression communiste chinoise. Faute de quoi la persistance de l’ambiguïté stratégique dans la position des États-Unis ne manquera pas de conduire la Chine à agir elle-même en se fondant sur un faux-calcul stratégique ».
- « Trump doit renforcer (donner un coup de fouet à) sa crédibilité ».
- « Taiwan est exposée au risque que la Chine s’en empare à tout moment. Elle a besoin d’être soutenue (par ses alliés) exactement comme Black Lives Matter a besoin d’être soutenu en Amérique ».
- « Les Etats-Unis pourraient se lancer dans une guerre destinée à remettre la Chine à sa place ».
- « Gagner cette guerre et éliminer un ennemi des nations démocratiques et un danger pour l’humanité, cela renforcerait encore la puissance des Etats-Unis et cela garantirait la réélection de Trump tandis que la Présidente [de Taïwan, AB] Tsai Ing-Wen avec laquelle les Etats-Unis s’entendent très bien est au pouvoir à Taiwan et que le KMT (Kuomintang) est (serait) contraint de choisir son camp ».
- Exceptionnellement en le sachant : Jérome Keating : « Carl Schmitt and Taiwan’s future » (Taipei Times, 18/07/2020). L’auteur, défini comme « a writer based in Taipei » (encore un « auteur » en battle-dress et rangers) argumente dans cet article que les dirigeants chinois faisant de la distinction schmittienne entre l’ami et l’ennemi le fondement de toute politique, il est temps que les démocrates globaux qui s’opposent à eux fassent de même : « Xi has read Carl Schmitt and used his ideas – it is time for others to do the same ». En un mot : pour lutter contre les communistes schmittiens, soyons d’intransigeants démocrates schmittiens. On a là, formulé à hauteur de caniche, tout un paradigme qui se construit – la démocratie globale et l’universalisme impérialiste seront schmittiens ou ils succomberont face à ceux qui menacent leur hégémonie.
- « Trump dispose d’une riche expérience en matière d’États voyous », il est un expert en matière d’États voyous.
- Chris Patten : « China’s leaders cannot be trusted », Taipei Times, 3/10/2020. On peut en revanche faire toute confiance à Chris Patten – fidèle à jamais à l’Empire colonial britannique et à l’arrogance qui va avec.
- Taipei Times du 15/12/2019 en appelle à l’autorité d’un prétendu « universitaire japonais » nommé Jikiolo Aeba – le dirigeant d’une secte négationniste s’activant à la réécriture de l’histoire à propos du massacre de Nankin (décembre 1937), partisan de l’armement nucléaire du Japon et réclamant l’expulsion de la Chine des Nations Unies…
- « Le Parti communiste chinois s’est aligné sur les recettes fournies par les nazis depuis la fondation de la République populaire de Chine, de la même façon que le fil l’Union soviétique avec le système du goulag ».
- « Dimanche aura lieu à Taipei une marche pour exiger que le gouvernement prenne des mesures pour brider les médias pro-Chine. Personne ne veut d’un retour aux restrictions imposées au temps de la loi martiale [prévalant sous Tchang Kai Chek, AB), mais il est de première importance que l’opinion soit avertie de ce qui est en train de se passer ».
- Taipei Times, 18/12/2019 : « Transformer Taiwan en plateforme pour l’entretien des F16. »
- « Si Washington veut empêcher la République populaire de Chine de prendre le contrôle de Taïwan avec les graves conséquences qui en découleraient, la seule option envisageable est qu’il tire parti de l’actuelle instabilité du régime de Xi pour amender sa propre doctrine politique fondée sur le principe d’une seule Chine ».
- Allant dans le même sens, un autre contributeur s’exprimant dans le Taipei Times ès qualités, Grant Newsham, « Asia-based retired US Marine Corps officer », s’indigne de ce que des représentants de l’Armée populaire de libération, l’armée chinoise, soient invités en qualité d’observateurs à des manoeuvres de la Marine des États-Unis aux environs de Hawaï, plutôt que des militaires de Taïwan : « Instead of inviting the PLA to Hawai for exercices, why not invite Taiwan’s navy and its marines ? » (« US Army should choose Taiwan » – 26/11/2019). L’idée est toujours la même: celle d’une intégration toujours plus étroite des forces militaires taïwanaises dans le dispositif hégémonique des États-Unis dans la zone Asie orientale-Pacifique.
- « Encourager d’autres nations telles que le Japon à amender leur propre politique fondée sur le principe d’une seule Chine et à reconnaître formellement Taïwan ».
- Le Ministère des Affaires étrangères [taïwanais] devrait s’assurer les services de think tanks jouissant d’une forte influence aux États-Unis, tels que The Heritage Foundation, the National Business Association et Rand Corp afin qu’ils agissent en profondeur et infléchissent la politique de la Maison Blanche ».
Présentation prévue à la librairie Tropiques :
Hong kong : le somnambulisme des mouvementistes
Hong Kong et son « mouvement » sont un petit rouage dans le dispositif actuel de la nouvelle guerre froide et ce dispositif a besoin plus que jamais de mots puissants qui soient aussi creux que puissants dans l’usage qu’en font ceux qui, un peu partout, poussent les feux de l’affrontement entre l’Occident en perte d’hégémonie et ce qui se cristallise aujourd’hui autour du signifiant « la Chine » – totalitarisme, démocratie, liberté, droits de l’homme… Le fait même de transfigurer Hong Kong (qui est quand même avant tout une oasis du mercantilisme d’une part, un microcosme mafieux de l’autre, une société divisée en patriciens et plébéiens enfin) en vitrine de la démocratie dans ses habits du dimanche – cela demande quand même un peu d’imagination et, aussi bien, cela donne une idée assez suggestive de la valeur que ceux qui se livrent à cette opération accordent à ce mot puissant – démocratie. Dans son endurance, dans sa virulence même, ce mouvement s’est aujourd’hui totalement enferré dans les contraintes géo-politiques qui pèsent sur lui, il s’est lui-même livré en otage à la guerre larvée et de plus en plus ouverte qui fait rage entre les États-Unis (et, plus généralement, l’Occident global) et la Chine. La première leçon qui se tire de ce mouvement, c’est que la référence obsessionnelle au signifiant vide « la démocratie », c’est, dans un contexte comme celui-ci, le raccourci le plus direct qui conduit à la contre-révolution trumpienne.
ALAIN BROSSAT est né en 1946. Après avoir enseigné la philosophie à l’Université Paris VIII Saint-Denis, il est actuellement professeur invité à l’Université nationale Chiao-Tung, à Taïwan.