1er juin 2020
Cher camarade Dominique,
Pandémie, ignorance, et nouveaux lieux collectifs
Alain Badiou
La pandémie actuelle est suspendue à la fois à une cause naturelle : l’existence du virus, et ses modes de transmission et de subsistance, de la chauve-souris à l’homme ; et à une cause « sociale » : le volume et la vitesse, tous deux considérables, des déplacements humains, qui font que le virus circule en quelques semaines de la Chine à l’Europe et aux Amériques sans rien qui puisse l’arrêter, sinon l’arrêt de presque tout ce tumulte humain, l’arrêt nommé « confinement ».
Du côté des Etats bourgeois (il n’en existe aujourd’hui, hélas, aucun autre), que se passe-t-il ? Ils sont contraints de prendre des mesures qui outrepassent leur stricte logique de classe. Il faut, vaille que vaille, que le système hospitalier fonctionne ; il faut pouvoir réquisitionner des chambres d’hôtel pour y confiner des malades ; il faut aussi limiter aux frontières les mouvements de populations charriant le virus avec elles, etc. Mais à travers tout ça, les Etats doivent impérativement protéger l’avenir de la structure propre de la société toute entière, à savoir sa nature de classe. Gouverner devient un exercice plus difficile que dans des circonstances moins originales. Heureusement pour les Etats en place, l’ennemi véritable de nos types de société, qui n’est pas le virus mais le communisme, est si faible aujourd’hui qu’ils se tireront d’affaire, au moins à court terme, sans trop de mal.
On vitupère Macron ? Le régime parlementaire, qui est le régime politique naturel du capitalisme développé, et qui reste en France encensé sous le double nom fétiche de « démocratie » et de « notre République », en a vu d’autres ! S’il faut débarquer Macron, les maîtres du jeu le feront eux-mêmes, sous les applaudissements des mécontents de tout genre qui, depuis deux ans, pensent que ce Macron est la cause de tous leurs maux. Alors que, pour tout dire, depuis deux siècles, nos maux proviennent du couplage, en ce moment il est vrai particulièrement tendu, entre la propriété privée (qu’on peut vanter et promettre à tous) et la « loi d’airain » de la concentration du Capital (qui fait que dans ce qu’elle a décisif, la propriété privée ne profite qu’à très peu).
Ce qui me semble périlleux, dans cette conjoncture, et favoriser toutes les formes de réaction, c’est l’ignorance de ces évidences, et le peu de crédit accordé aux raisonnements concluants et aux énoncés scientifiquement établis. Les vraies sciences constituent un des rares secteurs de l’activité humaine qui mérite la confiance, un des principaux trésors communs de l’humanité, de la mathématique à la biologie en passant par la physique et la chimie, comme par les études marxistes quant à la société et à la politique, sans oublier les découvertes psychanalytiques quant aux troubles de la subjectivité. Le vrai problème est que la confiance en la rationalité est très souvent ignorante et aveugle, et que, du coup, comme on le voit aujourd’hui, bien des gens, peut-être la majorité, ont aussi confiance en des fausses sciences, des miracles absurdes, des vieilleries et des imposteurs. Cela rend la situation tout à fait obscure, et génère des prophéties inconsistantes concernant « le jour d’après ». C’est du reste pourquoi les dirigeants révolutionnaires de toutes les époques savaient que sans préparation idéologique de l’opinion, l’action politique est très difficile.
Le cœur du bilan de la crise pandémique, et d’ailleurs de toutes les « crises », devrait donc être la constitution, par tous les militants volontaires, d’un vaste réseau d’écoles où l’ensemble de ce qui doit être connu pour vivre, agir et créer dans nos sociétés serait enseigné à tous ceux qui le désirent.
Il faudrait faire une enquête internationale sur tout ce qui peut déjà exister dans cette direction. Enquête d’autant plus nécessaire et délicate que fourmillent en la matière les faux semblants, associatifs ou officiels, qui ne sont que, charitables et faussement humanistes, parce qu’au service, non de l’humanité réelle, mais d’une intégration à l’ordre existant et à ses inégalités constitutives.
Partant de mon expérience propre, je peux dire que L’Ecole des Actes, créée à Aubervilliers avec le soutien du Théâtre de la Commune, me semble, elle, proposer un lieu bien orienté pour les tâches de transmission et d’invention qui s’imposent aujourd’hui. Avant même l’épidémie, on y apprenait simultanément, à partir des expériences et questions du public populaire, avec en son cœur les prolétaires nomades (les mal nommés « migrants »), bien des choses qui, dans les diverses formes de la rationalité, sont nécessaires pour survivre, pour parler, pour lire, pour penser.
Des Ecoles de ce type pourraient organiser également, -- l’Ecole des Actes en tente l’expérience -- des aides matérielles et administratives à ceux qui en ont besoin, comme une cantine pour des repas chauds, un dispensaire pour les premiers soins médicaux, une réflexion concrète sur l’habitat, des conseillers pour l’obtention des droits, ceux qui existent et ceux qui devraient exister en vertu des lois de la vie des gens. Et bien d’autres choses auxquelles je ne pense pas, et qu’elles inventeront.
Sur son versant plus « politique », au sens large et ouvert qui s’impose aujourd’hui, l’Ecole des Actes organise toutes les semaines -- j’y ai parfois assisté -- une assemblée générale, ou quiconque qui a quelque chose à dire ou une question à poser, ou une critique, ou une proposition nouvelle, peut intervenir. Les interventions sont traduites dans les langues parlées dans l’Ecole. J’ai vu qu’on traduisait en anglais (pour les gens originaires du Bangladesh), en soninké, en peul et en arabe. C’est là également une piste internationaliste très nécessaire.
Peut-être pourrait-on demander à cette Ecole, et à toute autre du même genre, où qu’elle soit, qu’elles organisent de temps à autres des assemblées ouvertes, où on discuterait du principe même, de la nécessité et de l’avenir, de ce genre d’institution. Certes, la politique exige le contrôle du temps et le sang froid qui protège des emballements utopiques comme des prophéties de fin du monde. Cependant, combinant une vue de la situation générale et les leçons tirées de l’exemple concret dont je parle, je crois qu’on peut raisonnablement dire que, dans un avenir accessible à la pensée, une sorte de fédération internationale des Ecoles serait ensuite une étape importante pour que se dégage, au moins quelques éléments essentiels, quelques lignes de force, d’un programme politique nouveau, situé au-delà et de nos fausses « démocraties » et de l’échec des communismes d’Etat.
Si par bonheur une discussion neuve s’ouvre à partir de ce type de proposition, la pandémie aura une chance de ne pas avoir été à la fois biologiquement mortifère, intellectuellement misérable et politiquement stérile.
Alain Badiou
Bonjour Alain,
je te réponds un peu tardivement mais cela ne témoigne d'aucune réserve ou embarras bien au contraire, et je te suis encore une fois énormément reconnaissant de l'intérêt que tu témoignes à ma petite entreprise. Simplement j'étais encore hier comme ces derniers jours libraire "de garde" comme jadis mon père pharmacien ( à Abidjan !) . J'étais simplement sincère dans ma réponse à Alain Brossat évoquant ta "voix de la raison" si isolée dans le vacarme paranoïaque, au fil d'une conversation qui nous ramène à ta première visite à la librairie, il y déjà 12 ans...
Un très bon souvenir je crois pour toutes celles et tous ceux qui y ont assisté et je crois également pour A.Brossat. Seul trotskyste fréquentable que j'ai connu jusqu'ici, en dehors évidemment du regretté Daniel Bensaïd.
Je te remercie pour ta tribune Libé. Je souhaiterai la publier sur le site Tropiques, si tu m'y autorises et quand cela sera possible. Comme tu dis, on aura tout vu en effet, en cette période de grand bouleversement subjectif. Mais je retiens surtout qu'on peut y voir un rationaliste communiste, publié par un organe notoirement réactionnaire, et non moins notoirement petit-bourgeois sur le mode "libéral-libertaire" que précisément tu dénonces dans le refrain de la musique que Libé (devenu celui de Joffrin !!!) en arrive pourtant à diffuser.
J'en tire la conclusion ( indécrottablement optimiste, comme tu sais) que le désarroi de ce "massage-medium", de ses rédacteurs et de sa "cible" est à la mesure de ce qu'ils veulent voir comme paradoxe (gage de leur largesse d'esprit) , mais que nous connaissons comme contradiction. J'y vois aussi l'expression propre de la conscience malheureuse qui est précisément ... le refoulement ( ce qu'ils appellent aujourd'hui la "résilience" ) et donc de vouloir surtout ne pas savoir qu'elle est malheureuse ... ce serait trop "lourd".
Anticipant sur une conversation que j'espère prochaine en vue d'en discuter plus avant, je reviens très sommairement sur les deux points de divergence que tu évoques. Il me semble en effet que si il y a des divergences entre nous et nos/mes amis communistes "rationalistes réfractaires" ( je leur transmettrai cette réponse sans joindre ton texte) sur les deux points que tu évoques, elles sont dissipées par la manière dont tu les présentes.
A vrai dire je n'ai rien à objecter à ce que tu m'écris sinon que nous sommes au fond d'accord sur tout ça... et je pense qu'il en est ainsi de tous nos amis.
J'en conclue que, comme disait ce bon René, "la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses". Reste donc à considérer ces voies et ces choses, pour mieux fédérer nos pensées communistes, afin qu'elles nous conduisent plus surement vers ce à quoi nous savons que nous aspirons, d'un commun accord.
Fraternelles amitiés communistes
Dominique