Bien qu'en cette période de distanciation sociale la gauche radicale et la résilience française semblent être entrées en clandestinité médiatique et conceptuelle, nous avons quand même pu en avoir des nouvelles par notre envoyé spécial sur le front des luttes confinées à l'ultra gogoche. Il semble - hélas pour elle - que cette mouvance écolo-bobotariale, ordinairement assez prolifique en nouveaux paradigmes innovants et créatifs, se trouve actuellement quelque peu inhibée par la virose qui s'y est répandue avec toute l'horizontalité requise.
Un peu atterrés dans un premier temps, nos somnambules deboutistes ont été contraints par le confinement à reporter leur jamboree soutenable.
Ils n'en collapsèrent pas tous mais toutes et tous en furent atteints. Toutes et tous se sont donc mis à développer les capacités de gysmnastique intellectuelle confinée à quoi les prédisposent leur solipsisme spontané. Il en résulte une grande frénésie de sur place conceptuel durable.
Ne reculant devant rien et ne ménageant pas ses efforts J-P.Garnier a lu pour nous la livraison de mai de l'Immonde diplomatique et quelques autres gazettes rebelles ...
Quand le Diplo se met au vert.
À la remorque de la « gogôche » verdâtre, Le Monde diplomatique poursuit sa cure de verdissement. En témoigne le numéro de mai. On y trouve deux articles inspirés par un écologisme plein pot. L’un, sur deux pleine pages, est co-signé par l’« économiste atterré » (atterrant, surtout) Cédric Durand — un « bobo » pur jus qui avait déclaré qu’il ne pouvait « se passer du Lieu dit », café-restau menacé de faillite à l’époque dans quartier parisien « gentrifié » où il aime débattre et s’ébattre avec ses pareils —, et Razmig Keucheyan, politologue autoproclamé « éco-marxiste », le Greta Thunberg du citoyennisme altercapitalsiste. L’intitulé en résume le propos : « L’heure de la planification écologique ». La phrase conclusive aussi : « Leur écologie ou la nôtre : la grande bataille du XXIe siècle ». L’horizon ? La « transition écologique ». Vers quoi ?
L’autre papier devrait nous renseigner. Il est en effet de Chantal Mouffe, la reine de l’esbroufe « indignée », qui s’en prend sur une page entière au sociologue réformateur Pierre Rosanvallon, l’un des maîtres à penser de la deuxième droite, qui ne « comprend pas » qu’il existe un « populisme de gauche ». La « théoricienne réputée [sic] de ce courant » que serait la Mouffe, selon le Diplo, se doit donc d’expliquer en quoi celui-ci consiste : « Une stratégie visant à construire une volonté collective autour d’un Green new deal (“nouvelle donne écologique") qui peut aussi faire de cette crise [sanitaire] une occasion de démocratiser en profondeur l’ordre socio-économique existant et de créer les conditions d’une transition écologique ».
« Transition écologique » vers quoi, encore une fois ?
On n’en saura pas plus, mais il est aisé de le deviner : un capitalisme reverdi, bien entendu, à qui le mobilisation générale pour « sauver la planète » apportera une nouvelle sève et de nouveaux profits. Et au Diplo, de nouveaux lecteurs.
Jean-Pierre Garnier
Non assistance à peuple en danger
Jean-Pierre Garnier
En réaction à l’impéritie des gouvernants français face au corona virus, les critiques pleuvent et les dépôts de plaintes se multiplient. Depuis que la pandémie a été officiellement reconnue comme telle, il n’est pas de jour où de nouvelles accusations surgissent contre les représentants de l’État : irresponsabilité, incapacité, imprévoyance, aveuglement, explications contradictoires, mensonges éhontés, silences complices, amnésie simulée, statistiques truquées, destruction programmée des services publics de santé, inféodation aux cliniques et aux laboratoires privés… Avec le refus des soi-disant «autorités» françaises d’appliquer un médicament, sous prétexte qu’il n’est pas homologué par un «conseil scientifique» suspecté de complaisance voire de docilité à l’égard d’un pouvoir politique lui-même soumis à big pharma, l’obligation imposée aux soignants, de manière plus ou mois implicite mais de plus en plus évidente, de faire le tri entre les malades à sauver et ceux considérés comme perdus, suscite une indignation accrue de la part d’une «opinion publique» qui s’en laisse de moins en moins conter par les médias dominants.
«Personne n’aimerait être à sa place» |
Un plébiscite paradoxal alors que les Français expriment une profonde défiance à l'égard de leurs dirigeants. L'ex-bras droit d'Alain Juppé s'offre même le luxe de devancer Emmanuel Macron, ce qui, pointe un conseiller ministériel, « crispe l'entourage du président ». Et qui a aussi contribué à nourrir la petite musique des dernières semaines sur les frictions au sein du couple exécutif. Petite musique entretenue par tous les chefs de l'opposition − Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), Olivier Faure (PS), Christian Jacob (LR), et, ce jeudi 14 mai, Marine Le Pen (RN) − qui tressent des louanges au chef du gouvernement… pour mieux étriller le chef de l'Etat. |
Voilà bien ce qui devrait inciter à écourter au plus vite un mandat présidentiel qui n’a que déjà que trop duré : celui d’Émmanuel Macron. Encore faudrait-il toutefois que ce que l’on appelle «l’opposition», de gauche notamment, cesse de se complaire, comme elle l’a fait jusqu’ici, en critiques dont la virulence n’a d’égal que l’innocuité pratique.
Hélas, on en est loin.
Bréviaire de l’altercapitalisme citoyenniste, Le Monde diplomatique n’a pas dérogé à la ligne idéologique qui est la sienne : dans le dossier qu’il se devait de confectionner sur un événement dont les pouvoirs en place s’autorisent pour boucler chez elle, faute de mieux, la majeure partie de la population qui, par leur faute, survit tant bien que mal à la pandémie, on chercherait en vain trace d’une quelconque incitation, fût-elle euphémisée dans le langage diplomatique qui convient, à la sédition populaire. Si l’on en croit l’éditorial pondu à cette occasion sous le titre martial, Dès maintenant !, par Serge Halimi, le directeur de rédaction, cette catastrophe planétaire devrait rendre urgente la formation d’«une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture»1. On sait pourtant, aux vu des précédents, qu’il ne ferait, une fois de plus, qu’obéir au précepte qui assure depuis des lustres au capitalisme sa pérennité: le changement dans la continuité2.
Plus à gauche, si l’on peut dire, Lundi matin, n’est pas en reste. Bible des adeptes de ce que l’un de ses inspirateurs, l’ex-situ Raoul Vanneighem appelle sans rire le «pacifisme insurrectionnel», oxymore de son cru qui condense de manière cocasse l’impasse contradictoire où aime batifoler depuis un demi- siècle la rebellitude de confort, l’un des contributeurs du site régale ses lecteurs d’une alternative innovante : «L’économie ou la vie». Ponctuée elle aussi d’un «Maintenant» viril, sans point d’exclamation mais asséné et répété avec l’énergie factice dont les anarchoïdes aiment à faire montre dans leurs proclamations sans lendemains qui chantent, elle est censée renvoyer à un passé irrémédiablement dépassé celle posée par Rosa Luxembourg depuis la prison où son refus de la guerre l’avait conduite : «Socialisme ou barbarie ?»3.
En guise d’alternative, non pas au capitalisme qui risque de sortir une fois encore indemne de la «crise» avec de pareils opposants, mais au communisme, décrété d’un autre âge, notre gogôche écologisée et, osons le dire, egologisée jusqu’à la moelle, nous offre le retour au «commun», aux «communaux» voire à la «commune» — dépouillée bien sûr des réminiscences sanglantes laissées par son écrasement au printemps 1871 —, aménagés dans les espaces interstitiels sous le signe du «partage» et de la «coopération», que la classe dirigeante, dans sa bienveillance, c’est-à-dire pour avoir la paix, aura abandonnés aux bons soins de ceux qui ne lui reprochent finalement que de régner sans partage.
C’est ainsi, parmi d’autres exemples que l’on pourrait multiplier, qu’un contributeur occasionnel du Diplo, chercheur en anthropologie politique de son état… et d’État, convié lui aussi à tirer les leçons de la pandémie et de sa gestion calamiteuse, croit discerner «la société du futur vivable» comme «organisée par des entités petites et conviviales […]»4. Une autre contributrice au même mensuel, régulière celle-là, n’y va pas par quatre chemins en empruntant celui, allant dans le même sens, tracé par un autre anthropologue dans la forêt mexicaine des Chiapas pour y puiser son modèle d’«espaces libérés» chez les Indiens zapatistes — en omettant fortuitement qu’ils l’ont été les armes à la main5. Pour «réinventer l’humanité…», intitulé pour le moins ambitieux de cette contribution, «c’est bien sûr [sic] d’abord au local, dans de petites communautés, que peut s’élaborer ainsi, “de manière balbutiante”, un autre mode du vivre ensemble, convergence entre la capacité coopérative et l’épanouissement des singularités»6. En réalité, c’est à réinventer le fil à couper un beurre devenu rance qu’est consacré cet article, celui des «espaces infinis qui s’ouvrent à l’autonomie», en fait des enclaves exigües autogérées, qu’avaient cru découvrir il y a un demi siècle Gilles Deleuze et Félix Guattari, deux des mentors en vue de la mouvance anarcho-désirante issue du reflux de la «contestation» soixante-huitarde, ancêtre de la nouvelle vague anarchoïde contemporaine.
Découvrant sur le tard le caractère avant tout destructeur du mo-de de production capitaliste, tout ce petit monde lettré qui se dit «degôche», très représentatif de la «classe moyenne éduquée» c’est-à-dire d’une petite bourgeoisie intellectuelle velléitaire à bout de souffle historique, ne trouve ainsi rien de mieux à faire, plutôt que de chercher à en finir avec le capital en commençant par appeler à évincer sans préavis ses fondés de pouvoir à la faveur d’une «crise sanitaire» que ceux-ci n’ont fait qu’aggraver, que d’ériger prudemment sa petitesse en mesure du monde au moment où la mondialisation capitaliste, presque parachevée, produit ses effets les plus délétères. Et cela en recyclant en douce le vieux slogan small is beautiful pour habiller de neuf et valoriser sous le signe d’une «émancipation heureuse»7 un anticapitalisme de pacotille.
Dans ce numéro printanier du Diplo décidément riche en inepties politico-idéologiques, figure un autre article, inspiré de part en part par un citoyennisme exacerbé. Sous la double signature d’un «constituant» invétéré et d’un pilier féminin du journal, experte en démocratie représentative, il en ressort que «le rapport de forces idéologique et les luttes populaires doivent trouver leur expression dans les nouvelles institutions sous peine de les voir surgir sous d’autres formes»8. Des formes violentes véritablement effrayantes dont «les attaques de domiciles des élus de la majorité durant l’été 2019 et l’hiver 2019-2020 constituent le symbole» ou, horresco referens, les «guillotines de carton» construites par des gilets jaunes en furie. Pour prévenir de tels «excès» et d’autres plus terribles encore, rien de tel qu’un «changement d’institutions» qui s’appuierait sur «une reconstruction du peuple républicain, c’est-à-dire une réappropriation de la chose publique par les citoyens».
Comment ? «En construisant le rapport de forces, le mouvement social» qui «doit, comme toujours [sic], faire évoluer le droit», et non, au grand jamais, mettre un terme définitif au règne de la bourgeoisie. «La Ve République en coma politique», tel est l’intitulé de ce papier soporifique. Mais que dire alors de cette gauche bien pensante dont les duettistes assoupis du Diplo qui l’ont signé sont de parfaits représentants ! Rappelons-nous à cette occasion le couplet final du Mariage de Figaro de Beaumarchais :
"Or, Messieurs la comédie
Que l’on juge en cet instant,
Sauf erreur, nous peint la vie
Du bon peuple qui l’entend.
Qu’on l’opprime, il peste, il crie,
Il s’agite en cent façons,
Tout finit par des chansons..."
Au Diplo, tout doit finir — sauf, bien sûr, le capitalisme — par des élections qui accoucheront d’une nouvelle constitution.
Jean-Pierre Garnier
1 Serge Halimi, «Dès maintenant !», Le Monde diplomatique, avril 2020
2 Les gens qui n’ont pas la mémoire aussi courte que la vue, se souviendront peut-être de la célèbre proclamation d’une fripouille politicienne rescapée de la IVe République, François Mitterrand, lors du congrès fondateur du PS à Épinay en 1971 :« Celui qui n'accepte pas la rupture avec l'ordre établi, avec la société capitaliste. Celui-là, je le dis, ne peut pas être adhérent du Parti socialiste.» À cet égard, Halimou se montre fidèle à la tradition de ce qui deviendra la deuxième droite.
3 Le NPA, dont on se demande toujours en quoi consiste la nouveauté dont il se réclame en matière d’anticapitalisme, mis à part l’électoralisme et le goût pour les plateaux de télévision de ses deux leaders, semble infirmer ce jugement. «Encore et toujours, socialisme ou barbarie», pouvait-lire récemment en une de son site. Suivaient quelques extraits de la prose de Rosa qui «résonnent toujours en cette période de coronavirus». Le hic est que la virulence des propos cités de la révolutionnaire allemande contre la bourgeoisie de l’époque contraste singulièrement avec la fadeur, sur le fond comme dans la forme, de la prose lâchée par les falots héritiers hexagonaux de Trotski contre le «macronisme».
4 Denis Duclos, «Viralité et confinement», Le Monde diplomatique, avril 2020
5 Jérôme Baschet, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde, Divergences, 2019.
6 Evelyne Pieiller, «Réinventer le monde…», Le Monde diplomatique, avril 2020
7 Ibid.
8 André Bellan et Anne-Cécile Robert, «La Ve République en coma politique», Le Monde diplomatique, avril 2020