Les candidats à la présidence démocrate, l'ancien maire de South Bend, le maire de l'Indiana Pete Buttigieg, le sénateur Bernie Sanders (I-VT) et l'ancien vice-président Joe Biden se saluent avant le début du débat présidentiel démocrate à la Sullivan Arena de St.Anselm College sur 07 février 2020 à Manchester, New Hampshire. Sept candidats se sont qualifiés pour le deuxième débat primaire démocrate présidentiel de 2020 qui se déroule quelques jours avant la primaire du New Hampshire le 11 février. (Photo: Joe Raedle / Getty Images)
Les revoilà !
Les Démocrates qui préfèrent Trump à Sanders
publié initialement sur le site common dreams
La question est de savoir jusqu’à quel point l’engagement de l’Establishment pour les institutions et les principes démocratiques est plus fort que son engagement pour la hiérarchie capitaliste. Nous le saurons sans doute bientôt.
Il y a de cela 24 ans, j’ai publié dans le Village Voice un article intitulé, « Mon mépris pour les libéraux » que Common Dreams a réimprimé en 2009, comme un vieux tube à redécouvrir.
Le titre est tiré d’une rengaine :
Les libéraux* et les mouches,
Plus je vois les libéraux, plus j’aime les mouches.
* NdE : Aux USA les libéraux désignent la "gauche" démocrate.
Ce que nous appellerions la "gauche de gouvernement".
Quand j’ai écrit cet article, j’étais dégoûté par les divers accords que Bill Clinton avait conclus en signant en 1996 la loi Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act. Cette loi, qui transforma profondément le système d’aide sociale, en finissait avec 6 ans de protection sociale des secteurs défavorisés. En même temps, elle marquait la défaite de la gauche au sein du parti démocrate et consolidait le consensus néolibéral dans lequel nous vivons encore. La « déforme » du système d’aide sociale, comme on l’appelait à l’époque, était le point culminant de l’année où Clinton profita de son discours sur l’état de l’Union pour déclarer que « le temps de l’intervention de l’État était révolu ». Tout comme le New Labour néolibéral Tony Blair, l’homme que Margaret Thatcher considérait comme son plus bel accomplissement, Bill Clinton faisait du reaganisme un principe hégémonique dans le champ politico-idéologique étasunien. C’est également avec Clinton que la politique néolibérale de redistribution des richesses vers le haut et de répression des pauvres pris une place incontestée, réduisant ainsi à néant toute tentative sur la scène politique de se défaire du consensus. Cet article me revient à l’esprit, aujourd’hui, justement, ce moment où tant de démocrates libéraux s’acharnent dans leur rejet de Bernie Sanders et dans leurs attaques contre sa campagne électorale, faisant tout ce qu’ils peuvent pour que le sénateur ne gagne pas la nomination du parti pour la présidence. Il semblerait donc que la suffisance, le pharisaïsme et les arguments arriérés qu’on entendait par le passé quand il s’agissait de sacrifier les pauvres— notamment l’idée que l’engagement au principe d’égalité entre tous était illusoire et naïf— soient de retour chez les démocrates.
Dans les années 1990, j’ai analysé la fréquence avec laquelle ce sont les libéraux eux-mêmes qui ont permis, voire encouragé, l’ascension de forces réactionnaires en négociant avec elles, en les justifiant, en les rendant légitimes, en faisant la sourde oreille aux dangers que leur programme d’action présentait. Dans le sud des Etats-Unis à la fin du XIXème siècle, les lois Jim Crow qui privaient les Noirs du droit de vote effectif était en violation des 14e et 15e Amendements. Rappelons par exemple la « loi des huit urnes » d’après laquelle un bureau de vote devait avoir huit différentes urnes, chacune d’elle correspondant à l’une des huit fonctions présentées par l’élection. Pour qu’un bulletin puisse compté, il fallait le déposer dans l’urne qui lui correspondait, mais sans que chaque fonction soit clairement identifiée sur chaque urne ni que le président du bureau de vote soit obligé d’indiquer à l’électeur l’urne dans laquelle il devait déposer son bulletin. Il y avait aussi le « test du niveau d’alphabétisation » auquel un électeur pouvait se soustraire par simple garantie du bon caractère du dit électeur. Ou encore, la « clause du grand-père » d’après laquelle toute personne dont le grand-père avait eu le droit de vote avant 1867 pouvait à son tour voter, excluant de ce fait les Noirs descendants d’esclaves—cette loi fut déclarée inconstitutionnelle en 1915. Dernier exemple : le droit de vote subordonné à une taxe électorale. Toutes ces manœuvres électorales ont permis aux républicains du nord de pousser plus avant le démantèlement des droits civiques des Noirs sans s’inquiéter des potentielles accusations de ségrégation raciale puisque ces exclusions ne faisaient pas explicitement mention de race. La plupart des démocrates du sud des États-Unis ont eux aussi fait usage de ces subterfuges. Les « primaires blanches », auxquelles seuls les blancs avait le droit de participer, demandaient d’ailleurs un effort supplémentaire pour rester dans le déni.
Plus tard dans l’histoire de notre pays, l’anticommunisme proto-fasciste de la guerre froide reçut lui aussi l’accord des libéraux, qui, en se tordant de désespoir, fronçant les sourcils et s’offusquant des soi-disant « excès », ont absous les persécutions. Face aux dangers de « subversion », il fallait prendre des mesures. De là, la violation des droits civiques, la criminalisation des idées, la chasse aux sorcières. Americans for Democratic Action, depuis longtemps un avatar du libéralisme démocrate, avait été créé spécifiquement pour attaquer la gauche pendant la guerre froide. Ajoutons que les organismes intellectuels libéraux, tels que l’American Association of University Professors (AAUP), American Civil Liberties Union (ACLU) et les intellectuels libéraux les plus influents baissèrent les armes et rationalisèrent l’anticommunisme et son inquisition. Comme justification de ces persécutions, ils avançaient l’idée que la « subversion » subreptice menaçait la république. Avec l’effondrement de l’URSS et la fin symbolique de la guerre froide, mais plus récemment dans le monde de l’après-11 septembre, la « subversion » s’est vue donner un autre visage, « le terrorisme ». Avec ce glissement discursif les préoccupations des libéraux se transformèrent elles aussi : d’une semblance d’ordre mondial, raisonné, pertinent et plein de sagesse, à la soi-disant analyse critique de préoccupations, telles que l’occupation humanitaire d’un territoire étranger, la distinction entre « interrogatoire agressif » et « torture », le seuil au-delà duquel le meurtre de civils ne serait plus acceptable, etc.
Mais la complicité la plus flagrante des libéraux, c’est sans doute leur soutien inconditionnel de l’impérialisme étasunien et leur déni de la souveraineté des autres états nations—surtout quand il s’agit d’intervention militaire en territoire étranger—nonobstant les tours de passe laissant croire que soutenir l’intervention militaire c’est s’y opposer. Même avant la guerre génocide du Vietnam, les libéraux soutenaient et rationalisaient l’interventionnisme des États-Unis, ainsi que la perpétuation de coups d’état partout dans le monde, en Iraq, au Guatemala, et ailleurs. Tout ceci, bien avant que le terme « changement de régime » n’entre dans le vocabulaire impérialiste. [Pour en savoir plus, tapez ICI et ICI]. Les libéraux jouèrent certainement un rôle important dans la création et la dissémination du discours politique à l’intérieur duquel l’idée d’intervention « humanitaire » devint, de façon perverse, un oxymore, la représentation d’actes belliqueux, tels que le bombardement « pour leur bien » des civils.
Pour les libéraux conventionnels, le critère principal permettant de décider d’une intervention militaire, c’est de savoir si les objectifs recherchés peuvent ou non être atteints bien proprement et avec le minimum de victimes, côté États-Unis. Que ce soit Bill Clinton, George W. Bush, Barack Obama, ou Donald Trump, ils ont tous soutenu et rationalisé « l’aventurisme » militaire et, entre autres horreurs, le meurtre extrajudiciaire de non-combattants au Moyen-Orient et ailleurs. Pour ce qui est des affaires intérieures, les dirigeants démocrates libéraux de l’après-11 septembre disséminèrent une fiction : les coups d’état réalisés ou fomentés avec le soutien et l’aide des États-Unis au Honduras et au Venezuela étaient le fruit de soulèvements populaires ; les changements de régime constitutionnel par coup d’état—la prise de pouvoir de conspirateurs réactionnaires qui revendiquent une autorité constitutionnelle fallacieuse et portent des accusations complètement fausses—au Brésil et en Bolivie étaient elles aussi l’expression du bon vouloir du peuple. Les dirigeants libéraux accueillirent à bras ouverts et peaufinèrent les discours fallacieux des putschistes, leurs accusations contre des gouvernements de gauche parfaitement légitimes, sans aucune hésitation, sans la moindre honte.
L’histoire du soutien des libéraux pour l’autoritarisme et la dictature est révélateur, surtout à notre époque, où une vague de néolibéralisme autoritaire se répand à travers le monde : Orbán en Hongrie, Erdogan en Turkie, Modi en Inde, Bolsonaro au Brésil, Salvini en Italie, Poroshenko en Ukraine, et Boris Johnson en Grande Bretagne. Tous montrent que la démocratie pour et par le peuple n’avance en rien le programme néolibéral de transfert régressif [le transfert des ressources fédérales, des secteurs socio-économiques les plus défavorisés vers les agents des secteurs économiques, politiques et institutionnels les plus puissants]. Bien au contraire, depuis Reagan et Thatcher, l’idée que le peuple puisse critiquer les formes de régime néolibéral gêne profondément. Très souvent, ceux qui cherchent à occulter ces critiques prennent soin de se dissocier du processus de légitimation démocratique en prenant pour couverture les commissions spéciales et d’autres organismes privés, ceux qui ne sont pas élus.
J’ai vu Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des Représentants, applaudir et se faire prendre en photo pendant et après le discours de Trump sur l’état de l’Union en février 2020 avec Juan Guaidó, le clown de troisième calibre qui fomenta un coup d’état au Venezuela. Je me souviens du mensonge de Pelosi et d’autres démocrates libéraux : Nicolás Maduro est un horrible dictateur. Je me souviens également de les entendre rabâcher partout que Guaidó, jusqu’alors parfaitement inconnu au Venezuela, était le « président intérim » légitime, titre nouvellement revendiqué—en particulier par l’usurpatrice Jeanine Áñez Chávez en Bolivie—et témoignage du fait que ces démocrates libéraux n’éprouvent rien d’autre que du mépris pour la démocratie, pour la souveraineté du peuple.
Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui deviennent livides à la pensée de ce qu’ils voient comme le défi irresponsable du parti tiers de Ralph Nader en 2000, alors que les démocrates avaient choisi Al Gore, républicain de fait, et son homologue Joe Lieberman. Non, Nader n’est pas responsable de la défaite des démocrates à ces élections : le vice-président ne voulait pas se battre pour la Floride parce qu’il ne voulait être identifié aux militants qui lui demandaient désespérément de le faire, tout en sachant parfaitement que, s’il gagnait le Tennessee—son propre état—la Floride importait peu. Mais ce qui est encore plus révélateur dans cette indignation des démocrates envers Nader, c’est l’incroyable arrogance sur laquelle elle reposait, le sentiment que tout leur est dû, un sentiment qui, d’ailleurs, est profondément anti-démocratique. Tout aussi révélateur, c’est de croire fermement qu’ils ont le contrôle total, incontesté et incontestable de tous les votes de la gauche, sans jamais avoir à faire quoi que ce soit pour les obtenir ou les conserver. Leur indignation peut se résumer en ces deux questions : « Mais pour qui se prend-il celui-la ? Qui est-il pour croire qu’il peut nous voler nos votes ? ». Et ce, sans jamais admettre qu’en choisissant Al Gore et Joe Lieberman, le duo le plus conservateur depuis Woodrow Wilson, ce sont les démocrates eux-mêmes qui auraient poussé Nader à se présenter. Quoi qu’il en soit, à cette époque, l’élite démocrate était déjà résolue à laisser la classe ouvrière se débrouiller toute seule. L’un de mes camarades l’avait bien tourné : c’est comme si cette élite disait aux travailleurs, « Ne vous inquiétez pas. On reviendra s’occuper de vous dès qu’on aura réglé nos problèmes avec les entrepreneurs capitalistes. De toute manière, qu’est-ce que vous pouvez faire d’autre ? Vous n’allez tout de même pas choisir l’autre gars, n’est-ce pas ? Il est vraiment trop horrible ! » Hillary Clinton et ses compatriotes du Comité National Démocrate ont fait preuve de la même suffisance, du même mépris totalement anti-démocratique en 2016.
Il faut se remettre en mémoire ces pages de notre histoire pour comprendre la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, une situation qui se perpétuera jusqu’en novembre et bien au-delà. Depuis quelques semaines, les attaques hystériques et sans relâche des médias institutionnels et de l’élite du parti démocrate contre la campagne électorale de Bernie Sanders pour que celui-ci ne remporte pas la nomination à la présidence sont de plus en plus virulentes. Rien de surprenant. En tout cas, cela ne devrait pas nous surprendre. En effet, il est clair que, depuis 2016, la plupart des dirigeants démocrates et derrière eux, les rouages de leur machine de propagande—MSNBC en tête de ligne—s’inquiètent plus d’une victoire de la gauche que de la réélection de Trump. La campagne électorale de Sanders et le mouvement populaire qui le soutient ne cessant de progresser, les attaques corrosives ont atteint la démesure. Beaucoup en appellent même au ralliement, comme si l’objectif principal était maintenant d’empêcher coûte que coûte que Sanders gagne la nomination démocrate. Les copains du parti démocrate—Chris Mattews, Chuck Todd et autres—délirent complètement et vocifèrent des divagations paranoïaques à la John Birch. Par exemple, Mattews déclara que le projet d’assurance maladie pour tous allait provoquer des exécutions en masse à Central Park. Ou encore, Maria Teresa Kumar qui met le doigt sur le dilemme des démocrates néolibéraux en affirmant qu’attaquer les milliardaires va se retourner contre le parti démocrate s’il s’aligne sur Sanders, car « il n’y a pas un seul Américain qui ne se lève le matin sans se dire, « Tous les matins, je me lève pour devenir riche ou pour que mon gosse le devienne ». ».
Le problème pour Kumar, Todd et ceux dont ils servent les intérêts, c’est que personne ne dit plus ça—pour peu que quelqu’un de véritablement adulte l’ait jamais dit—car la pensée hégémonique néolibérale n’a plus d’emprise sur la classe ouvrière. Après 40 ans de fausses promesses, de boucs émissaires et de subterfuges, la morale qui accompagne ce système économique a perdu du souffle et satisfait de moins en moins de personnes, ce qui, tout compte fait, était le but de la manœuvre. Les platitudes de l’idéologie utopienne du libre marché sonnent de plus en plus creuses, car on se rend maintenant compte que, dans l’économie à la demande, le genre d’esprit d’entreprise qu’on nous vend avec des « tout est possible » et des « vous pouvez devenir riche » se traduit par la précarité de l’emploi, le manque d’aides sociales, de régimes de retraite et d’autres prestations. Même histoire avec les promesses d’amélioration de la qualité des services publics (l’éducation, l’approvisionnement en eau, l’assainissement, etc.). On nous parle de « choix », mais en réalité, on met tout notre secteur public dans des boîtes à profit pour le seul bénéfice d’un petit nombre de firmes privées et bien sûr, au détriment du bien public. Les gens se rendent également compte que le système de santé sert bien plus à engraisser les assurances et les entreprises pharmaceutiques qu’à garantir la santé et le bien-être de la plupart d’entre nous.
Il se peut qu’on en vienne rapidement à ne plus avoir que deux choix électoraux possibles : le populisme de gauche que représentent la « marée rose » en Amérique latine, Jeremy Corbyn au Royaume Uni, et Bernie Sanders aux Etats-Unis ou alors, l’autoritarisme néolibéral. Ces deux courants ont vu le jour et gagnent du terrain car ils se posent en alternatives au fiasco du néolibéralisme traditionnel, dans la théorie tout autant que dans la pratique. On peut comprendre que les démocrates et la classe libérale des entrepreneurs capitalistes se battent pour préserver l’ordre tels qu’ils le conçoivent, armés de leurs boniments et de leurs slogans démodés, avec, à l’appui, les mythes véhiculés par les divers groupes de politiques identitaires, ceux-là mêmes qui firent de l’ascension sociale individualiste l’équivalent de la sécurité collective. Hillary Clinton était une candidate horrible, certes, mais la victoire de Trump à laquelle il faut ajouter les terribles avancés des néolibéraux autoritaristes ailleurs dans le monde annoncent quelque chose d’autre, quelque chose de bien plus sinistre.
Après les élections de 2016, j’ai repensé à ce que le chef syndical Anthony Mazzocchi avait prédit il y a plus de vingt ans : les démocrates néolibéraux n’auront rien à offrir à ceux qui ont peur de se faire écraser par des années d’attaques capitalistes des conditions de travail et des modes de vie. Mazzocchi nous avait prévenus : si la gauche et les syndicats n’arrivent pas à toucher les personnes qui souffrent—et leur nombre augmente—s’ils n’arrivent pas à leur offrir des explications crédibles quant à l’origine de leur malheureuse condition et des plans d’action pour la contre-attaque, d’autres discours, néfastes et dangereux, les remplaceront. Et voilà, nous y sommes : Trump et le Trumpisme électrisent les franges de la société les plus réactionnaires et dangereuses. Il faut les battre aux élections. Sinon, les choses pourraient tourner bien plus mal dans notre pays.
Aucun doute dans mon esprit : les démocrates libéraux qui ont peur que Sanders soit « inéligible » le croient sincèrement. Mais ils veulent aussi et ont besoin que Sanders soit inéligible car, pour eux, les véritables clivages de la société ne doivent pas être entre les classes économiques. Comme le disait Kumar, « il y a plein de milliardaires qui s’accordent dans leur vision de ce que l’Amérique devrait être ». Par là, elle entendait un pays dans lequel n’importe qui peut s’enrichir sans avoir à appartenir à un groupe identitaire particulier. Todd continua dans le même ordre de pensée en suggérant que l’opposition à la classe des milliardaires allait nuire aux démocrates quand il s’agirait de gagner les voix des Afro-Américains et des Latinx, qui, d’après Todd, n’aspirent tous qu’à une chose : devenir riche. La faculté des démocrates néolibéraux à recourir au ventriloquisme pour leur donner la parole est parfaitement déroutante. Et souvent complètement ridicule. Du point de vue de ces libéraux, tout emberlificotés qu’ils sont dans les intérêts des entrepreneurs capitalistes, une victoire de Trump en 2020, même si cela présentait un risque sérieux d’autoritarisme, serait moins dérangeante que le remaniement de gauche auquel une victoire de Sanders ouvrirait la porte. Tout comme les architectes libéraux de la réforme du travail dans l’administration de Clinton rejetérent les critiques de la gauche, les accusant d’être tendancieuses et naïves—jusqu’au moment où ces critiques se sont avérées être justes—l’acharnement des libéraux à dire que Sanders ne peut pas gagner devance, en tout cas pour l’instant, les questions que l’on se pose déjà au sujet de ce qu’ils feraient si Sanders gagnait la nomination. Lui offriraient-il leur soutien ? Suivraient-ils Bloomberg ou quelqu’un d’autre dans un parti tiers ?
« Du point de vue de ces libéraux, tout emberlificotés qu’ils sont dans les intérêts des entrepreneurs capitalistes, une victoire de Trump en 2020, même si cela devait présenter un risque sérieux d’autoritarisme, serait moins dérangeante que le remaniement de gauche auquel une victoire de Sanders ouvrirait la porte. »
Nous n’avons pas les réponses à ces questions. Mais je me suis fait mon idée là-dessus. Il est fort possible que certains démocrates néolibéraux essaient de faire tomber la candidature de Sanders en l’accusant de les avoir forcés à le faire, c’est-à-dire de les avoir forcés à adopter le programme de la classe ouvrière, alors qu’ils savent d’ors et déjà parfaitement bien que ce programme n’a aucune chance de voir le jour. Je pense néanmoins que Sanders est le démocrate qui a les meilleures chances de battre Trump en novembre. Entre autres raisons, plusieurs millions des personnes qui votèrent pour Trump en 2016 avaient auparavant voté pour Sanders aux primaires et pour Obama—sous l’influence des mêmes genres de subterfuges qui les firent voter pour Trump—au moins une fois. Voter Sanders, c’était très clairement leur réponse aux inquiétudes et aux préoccupations de la classe ouvrière.
Au bout du compte, on en vient à ceci : jusqu’à quel point l’engagement des démocrates libéraux pour les institutions et les principes démocratiques est-il plus fort que son engagement pour la hiérarchie capitaliste ? C’est ce que nous verrons d’ici au mois de novembre. La réponse à cette question permettra sans doute de voir comment seront la politique étasunienne et la gauche de demain. Nous vivons peut-être un événement politique dans lequel l’un ou l’autre de ces engagements doit prévaloir. Les libéraux ont tendance à tenir pour chers les beaux idéaux de constitutionalisme, de procédure équitable, de tolérance et de « règle de la loi », dont ils parlent beaucoup ces derniers temps.
Cependant, nous savons également que, lorsqu’ils voient les intérêts de leur classe menacés, ils trouvent toujours les moyens de justifier que la règle de la loi et les procédures équitables soient suspendues et de tolérer les escadrons de la mort. On verra.
Adolph Reed Jr.
Traduit par Alix Mazuet
Adolph Reed Jr. est professeur émérite de Science Politique à l'University of Pennsylvania. Il publia en 2014 dans Harper's magazine, he wrote, "Nothing Left: The Long, Slow Surrender of American Liberals." autres publications : "Class Notes: Posing As Politics and Other Thoughts on the American Scene," et, avec Julian Bond, "Stirrings in the Jug: Black Politics in the Post-Segregation Era."