MARX AU XXIe SIÈCLE
OU
LA RÉVOLUTION AUX CALENDES GRECQUES
(se faire des amis avec)
Jean-Pierre Garnier
Dans le cadre d’un séminaire tenu rituellement à la Sorbonne où l’on disserte sur ce qu’il en serait ou devrait en être de la pensée de Marx au XXIe siècle, est annoncée la venue en octobre d’un vieux routier du marxisme académique, Jacques Bidet, philosophe émérite co-fondateur de la revue Actuel Marx. Thème de sa prestation : «Pour une politique du commun du peuple». Je ne reviendrai pas, pour en avoir déjà traité dans une chronique précédente, sur la promotion du «commun» en lieu et place du communisme, qui, à la différence du premier, ne fait nullement figure de «spectre» aux yeux des bourgeois et des petits-bourgeois d’aujourd’hui1.
En septembre 1995 se déroulait dans les Universités de Paris I et Paris X le 1er Congrès Marx International. À ce raout révolutionnaire participaient nombre de pointures du marxisme de la chaire. On y retrouvait entre autres des ex-staliniens recentrés (Étienne Balibar, Lucien Sève, Yvon Quiniou), des trotskistes à la dérive (Jean-Marie Vincent, Daniel Bensaid) ou reconvertis en éco-socialiste citoyennistes (Catherine Samary, Michael Loewy), des féministes matérialistes (Christine Delphy, Geneviève Fraisse), des écologistes passés du rouge au vert (Alain Lipiez), des orphelins du tiers-mondisme (Samir Amin), des stars du campus radicalism (Frederic Jameson, David Harvey), le tout cornaqué par deux chantres de la compatibilité postulée entre socialisme et marché, les philosophes Jacques Bidet — déjà ! — et Jacques Texier. L’événement mérite d’être rappelé car on peut l’interpréter comme le coup d’envoi donné à ce que l’on va appeler par la suite le «retour de Marx» en tant que référence majeure parmi une petite partie de l’intelligentsia de gauche en France après une longue éclipse marquée par le discrédit. Un discrédit dont les origines sont connues : le ralliement des «contestataires» soixante-huitards à l’ordre social qu’ils avaient voué aux gémonies durant quelques années, la mise sur orbite idéologique de la soi-disant nouvelle philosophie, l’arrivée au pouvoir d’une «deuxième gauche» sociale–démocrate qui va rapidement s’avérer être une deuxième droite plutôt social-libérale voire, escrologisme et néo-féminisme aidant, sociétal-libérale, la chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes du socialisme réellement inexistant, la désagrégation du mouvement ouvrier et la déliquescence du parti qui le représentait, le tout avec pour arrière-fond l’offensive néo-libérale d’un capitalisme transnationalisé. L’objet du congrès était rien moins de que tirer le «bilan de 100 ans de marxisme» et de l’inscrire dans une «prospective» des transformations sociales à venir.
On sait ce qu’il en est advenu : les transformations survenues depuis lors ont toutes été dans sens d’un renforcement accru de la domination du capital conjointement à une débandade des forces sociales qui auraient pu s’y opposer. Mais cela était largement prévisible pour peu que l’on refusât de suivre la ligne adoptée pour ce colloque abusivement qualifié de «congrès», sans doute pour bénéficier de l’aura associée à ceux qui avaient jalonné l’histoire du mouvement ouvrier. Cette ligne consistait à s’interroger sur le sort calamiteux qu’avaient connu les idéaux communistes à la lumière d’un «marxisme actualisé», c’est-à-dire de nouvelles falsifications qui ne feraient que s’ajouter à celles dont la pensée de Marx avait été l’objet depuis des lustres de la part des idéologues, des leaders et les apparatchiks ou des compagnons de route des régimes ou des partis qui se réclamaient de lui. À cela s’ajoutait, sur le plan pratique, la propension de la plupart des membres des cénacles réunis dans les deux enceintes universitaires parisiennes précitées à céder sans faillir à un irrémédiable crétinisme parlementaire — présidentiel également dans le cas français — qui les incitait à tirer des plans sur la comète électorale. Ce qui, en matière «prospective révolutionnaire», ne pouvait les mener bien loin.
Pour marquer le coup, comme on dit, en montrant publiquement que nous n’étions pas dupes de la réapparition en fanfare de ce que, dans un petit ouvrage publié à la fin des années 70 et republié récemment, j’avais défini comme un «marxisme lénifiant»3, l’auteur anarcho-marxien Louis Janover et moi-même décidâmes de le faire directement savoir aux initiateurs du colloque et à leurs plus proches collaborateurs. À cette fin, nous rédigeâmes un quatre pages» qui figure ci-après, auquel l’essayiste et romancier Serge Quadruppani, qui n’avait pas encore rallié le troupeau anarchoïde, apposa en sus sa signature. Mettant à profit le poste que j’occupais alors au sein de l’unité d’enseignement-recherche «Philosophie politique, économique et sociale» basée à l’université de Paris X4, à laquelle Jacques Bidet et Jacques Texier étaient comme moi affectés, je glissais subrepticement le texte avec une invitation à un séminaire de cette unité dans l’enveloppe adressée aux gens qui étaient habitués à le fréquenter.
La réaction à cette provocation — et c’en était effectivement une — ne se fit pas attendre. Jacques Bidet, ulcéré, demanda à quelques bureaucrates du CNRS de m’infliger un blâme pour « entrave à la production scientifique » [sic]. Par chance, le directeur de l’unité de recherche dont l’un et l’autre faisions partie, Georges Labica, un des rares philosophes marxistes français sortis du PCF à ne pas avoir dérivé vers la droite, esprit ouvert doté d’un indéniable sens de l’humour, deux qualités dont le requérant de la plainte était totalement dépourvu, parvint à neutraliser l’ubris répressive de ce dernier. Il va de soi que ce texte a laissé quelques traces, non, bien sûr, dans l’héritage marxien, mais dans l’esprit de certains de ceux qui persistent à se vouloir les dépositaires les plus compétents de son legs. Aussi n’est-ce pas, on s’en doute, pour leur rafraîchir la mémoire que j’ai jugé bon de le faire reparaître. Mais, au vu des innombrables colloques, séminaires et autres «rencontres» universitaires qui ne cessent de se succéder depuis le début des années 2000 où les mânes de Marx sont rituellement convoquées pour disserter sur le « post-capitalisme » et « les révolutions du XXIe siècle », sans que cela permette aux classes populaires, pour ne rien dire de la petite bourgeoisie intellectuelle, de faire en pratique un pas de plus sur la voie de l’émancipation collective, on constatera simplement que ce texte n’a rien perdu de son actualité5.
LA TROISIÈME MORT DE MARX
«Marx est mort ! » Tel était le cri de guerre froide décliné sur tous les tons, mais victorieux de préférence, à l’heure où le «socialisme à la française» enterrait un à un les espoirs populaires mis en lui, tandis que l’Empire du Mal entrait en agonie. «Marx renaît ! », entend-on ici et là depuis peu. Une résurrection inattendue qu’attesterait l’apparition récente sur le marché éditorial de quelques ouvrages signés de plumes plus ou moins inspirées évoquant son spectre. Non plus pour l’exorciser, comme à la belle époque où les vieilleries de la «nouvelle philosophie» passaient pour le nec plus ultra de la (post)modernité intellectuelle, mais, au contraire, pour le convier à nous aider à penser le siècle qui vient. Point d’orgue de ce retour en grâce, la grand-messe marxiste célébrée à l’université de Nanterre. Réuni sous la houlette d’un aéropage de chercheurs certifiés, le «Congrès Marx international» voulait, offrir généreusement, selon ses promoteurs, une «deuxième chance» — rien de moins ! — pour Karl Marx. Mais si réhabilitation, elle sera conditionnelle.
Un marxisme politiquement correct
«Il faut demander des comptes non seulement à Staline et à Lénine, mais à Marx lui-même, qui, sans avoir jamais traité du communisme, en est pourtant, pour le meilleur comme pour le pire, le fondateur : en diabolisant le marché, il a ouvert la voie au diable.6 » Parole d’Évangile venant d’un ancien étudiant en théologie qui, après avoir pris la leçon d’Althusser pour bible, a fait du contractualisme sa nouvelle religion, avec, pour couronner le tout, la Sainte Trinité révérée par les nouveaux croyants de la démocratie consensuelle : «la République, l’État de droit et les droits de l’Homme».
S’attaquer au sacro-saint marché reviendrait donc à commettre un véritable sacrilège. L’organisation planifiée que de téméraires utopistes ont cherché à lui substituer ne conduit-elle pas fatalement à la centralisation bureaucratique, donc au parti unique, donc au contrôle total sur la société ? Un amalgame qu’autorisent sans doute les régime du communisme historique… sauf qu’ils n’avaient de communistes que le nom. Sur sa lancée, le grand-prêtre de la célébration consacrée à Marx aujourd’hui en arrive même à décréter, en lieu et place «des exploités et des opprimés » dont il prétend adopter le «point de vue», que «le programme du socialisme n’est pas d’abolir les rapports marchands, mais d’abolir les rapports de classes qu’ils suscitent». Voilà qui en surprendra plus d’un ! Car si les premiers «suscitent» les seconds, comment abolir les seconds sans supprimer les premiers ? Bref, comment abolir les effets sans remonter à la cause ?
À trop vouloir ménager la chèvre du plan et les choux gras du marché, le maître-queue de cette nouvelle cuisine «post-marxiste» finit d’ailleurs par nous resservir la plus remâchée des utopies : celle d’un capitalisme bien tempéré. Si «le marché n’est qu’une règle, celle de la libre contractualité entre les individus», il ne resterait plus dès lors à la «volonté commune libre» qui pose cette règle qu’à la moduler à l’aide d’une autre règle : le principe de justice. Le moment est bien choisi, convenons-en, pour exalter cette contractualité irénique, quand, dérégulation et flexibilité à l’appui, la classe dirigeante, usant et abusant du droit que lui donne un rapport de forces favorable, impose aux travailleurs, pour son plus grand profit, des contrats rien moins que léonins. Avec pour seule alternative : pas de contrat du tout !
La critique du pouvoir
Cette moralisation du capitalisme à laquelle se résume en fin de compte une démarche censée œuvrer au dépassement de ce dernier n’est pas pour déplaire en haut lieu. D’autant que, vidé de son contenu radical, l’œuvre de Marx peut, sous le contrôle de penseurs d’État labellisés, contribuer à la régulation des crises. Pourquoi, en effet, se priver d’utiliser certains de ce ses apports conceptuels pour analyser une situation de plus en plus chaotique et imprévisible ?
Que le socialisme irréel ait sombré corps et biens n’a pas pour autant empêché le capitalisme réel de donner sérieusement de la bande. Aussi la question de confiance refait-elle surface : à quelles vigies faire appel pour être avertis en temps utile de l’apparition des nouveaux écueils ? Certainement plus aux champions exténués de l’antitotalitarisme, qui, l’œil dilaté d’extase devant l’écroulement du «Mur de la honte», n’ont pas vu la «fracture sociale» qui s’ouvrait sous leurs pieds. À l’heure d’une «rentrée des classes» qui s’annonce de plus en plus agitée, à qui d’autres s’adresser sinon aux spécialistes patentés des contradictions et des conflits sociaux ? Plutôt que de continuer à rester sourds à leurs mises en garde, mieux vaut désormais leur prêter une oreille attentive. Aussi est-on à nouveau disposé, dans les hautes sphères à accorder aux consultants ès marxisme les tribunes où ils pourront utilement se faire entendre, et à donner à leurs théorisations critique tout l’écho qu’elles méritent.
Bien qu’ils s’en fassent les commentateurs intarissables, la lutte des classes importe moins à nombre d’entre eux que la lutte des places. Tant il est difficile de ne s’intéresser qu’au savoir quand on se trouve à proximité du pouvoir. Beaucoup n’ont jamais pu s’affranchir, à supposer même qu’ils s’y soient essayés, d’une fascination pour les postes de commande. Dans les centres de recherche ou à l’université, bien sûr, quand ce n’est pas en tant qu’experts ou conseillers dans les commissions ou autres groupes de travail dont les gouvernants aiment à s’entourer.
De la théorie au théoricisme
Par une sorte d’ethnocentrisme de classe, ils se représentent un Marx à leur image : «avant tout un analyste et un théoricien de la société capitaliste». C’est-à-dire un glossateur académique et non un militant révolutionnaire pour qui la réflexion n’avait de sens que chevillée à l’action. À l’instar du maître Althusser qui «tenait Marx à distance», ces néo-marxistes de la chaire se targuent de «traiter» Le Capital «comme n’importe quel autre texte théorique. Quitte à le maltraiter au besoin.
Un trait commun, en fin de compte, rassemble ces postmarxistes et néo-marxistes qui «émergent peu à peu au passage d’une époque à l’autre». Héritiers présomptifs et surtout présomptueux d’un penseur dont ils prétendent à la fois rectifier les erreurs, compter les lacunes et prolonger la réflexion, ils demeurent obstinément oublieux de ce qui est au cœur de l’héritage marxien : l’indissociabilité d’une vie, d’une œuvre et du mouvement social qui les a portées.
Des mouvements de révolte ou de résistance qui, plus que jamais, opposent les dominants aux dominés, présentement acculés à la défensive, il a certes été abondamment parlé lors de ce fameux colloque. Bien peu de ces théoriciens, néanmoins, étaient en mesure d’étayer leurs plaidoyers en faveur de l’émancipation sociale sur cet engagement pratique aux côtés des opprimés et des exploités en dehors duquel la pensée marxienne ne peut qu’être vouée à toutes les mésinterprétations.
Issus de la même confrérie marxisante où ils se déchiraient naguère en frères ennemis, ils n’ont, malgré qu’ils en aient, pas rompu avec l’avant-gardisme. Bien sûr, chacun se félicite aujourd’hui de ne plus devoir être dans l’obédience d’un quelconque parti-guide. Mais c’est pour se poser aussitôt eux-mêmes en minorité éclairée apte à défricher des pistes, voire à tracer la voie pour la libération du plus grand nombre. Grande, en effet, est leur ambition. Ne prétendent-ils pas concocter à l’intention des foules déboussolées rien moins qu’une «idée directrice» susceptible de «prendre la relève de l’exigence historiquement portée par le mouvement ouvrier» ?
Pour la presse, le succès de ce colloque «organisé par une poignée d’intellectuels» suffirait à témoigner qu’un nouveau marxisme pointerait à l’horizon. Un marxisme aseptisé, en vérité, pur produit du travail théorique de fabricants de concepts qui œuvrent dans leurs enceintes universitaires à l’abri du tumulte politique. S’imagine t-on un symposium rassemblant Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht, August Bebel, David Riazanov, Lénine, Trotski et quelques autres pour disserter aimablement sur des sujets de commande ?
Jean-Pierre Garnier (sociologue)
Louis Janover (collaborateur à l’édition des œuvres de Marx, La Pléiade)
Serge Quadruppani (écrivain)
1 Se faire des amis (communs) avec Jean Pierre Garnier «Le “commun” contre le communisme»
2 Jean-Numa Ducange, Anthony Burland, Marx, une passion française, éd. La Découverte, 2018
3 Jean-Pierre Garnier, Le marxisme lénifiant, Le Sycomore, 1977. Il constitue, légèrement remanié, la seconde partie de partie de Émanciper l’émancipation, Éditions critiques, 2018
4 Ce département de philosophie constituait le dernier bastion marxiste dans ce qui avait été brièvement « Nanterre-la-rouge », déjà largement normalisée.
5 Dans la lignée du marxisme le plus académique, on peut mentionner le séminaire «Marx au XXIe siècle, l'esprit et la lettre», mis en place en 2005, série de conférences où les intervenants, «spécialistes reconnus, au plan international », dissertent sans fin, c’est-dire interminablement et sans finalité autre de ce continuer à gloser, dans le vase clos de la Sorbonne. Ou encore, les colloques du réseau pluri-universitaire «Penser l’émancipation», dont la première édition s’est tenue à Lausanne en 2012, la seconde à l’université de Paris-Ouest et la troisième en 2016 à Bruxelles, avec les mêmes révolutionnaires de salles de cours et d’amphithéâtres universitaires auxquels s’ajoutaient ceux de la nouvelle génération.
6 Jacques Bidet, «Marx, assurément», Libération, 28 septembre 1995. Cf. du même, «Entretien», Le Monde, 1er- 2 octobre 1995. Voir également le dossier de L’Événement du jeudi, «Marx redevient-il capital ? », 24 septembre-4 octobre 1995, et dans Libération du 2 octobre 1995, «Une deuxième chance pour Karl Marx».