Le pseudo-concept de «commun», (re)mis à la mode par, entre autres le duo Dardrot-Laval, est censé ouvrir une voie nouvelle pour la «révolution au XXIe siècle».  L'ouvrage où ils l'ont remis sur orbite est en fait un tissu de ... « lieux communs » réformateurs rédigés dans un jargon académique et pédant qui font la joie aussi bien des idéologues les plus chevronnés de la deuxième droite que des anarchoîdes, réunis dans  un anticommunisme viscéral partagé.

Le « commun » contre le communisme

Parmi les concepts légués par le situationnisme, il en est un qui n’a rien perdu de sa pertinence: la « critique intégrée, c’est-dire celle dont le capitalisme a besoin pour être rendu supportable par ceux qui imaginent le combattre. On pourrait même dire qu’il est plus que jamais d’actualité en ces temps où, à gauche de la gauche officielle, c’est à qui se montrera le plus « radical ». Dans la littérature abondante suscitée par cette compétition, on choisira deux échantillons particulièrement caricaturaux : Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle1 et Adieux au capitalisme2.

Le premier livre, un épais ouvrage collectif rédigé par une « multitude » d’émancipateurs, nous apprend que la première décennie de ce siècle aurait été jalonnée de micro-révolutions. Le livre a reçu un accueil enthousiaste de la part de Libération, du Nouvel'Obs, de Philo Magazine... « L'écrit du peuple » [sic], titrait ainsi le journal Rotschild avant que celui-ci ne passe entre d’autres mains tout aussi argentées, celles du millionnaire sioniste Patrick Drahi. Ce qui n'étonnera guère. Dans l'introduction, une phrase prêtée à Walter Benjamin résume le propos de cette somme que je n’hésiterai pas à qualifier d’assommante: « Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de la libération, que d'un peuple de conteurs. » Fidèles à leur habitude, les néo-petits bourgeois parlent une fois de plus en lieu et place dudit peuple pour se raconter des histoires. Ou, plus exactement des sornettes pour se prouver que par leurs initiatives collectives innovantes, ils battraient en brèche la domination capitaliste au point de la mettre sur la défensive.

Pour les auteurs, cette première décennie du XXIe siècle aurait donc été celle des résistances et des insoumissions. C'est aussi la thèse de François Cusset, historien des idées et professeur de civilisation américaine à l'université de Nanterre, dans son livre sur Les années 90, sauf qu'il fait remonter au milieu de ces années l'aube de ce retour annoncé de cette rébellion en voie de généralisation contre l'ordre capitaliste. Selon lui, le coup d’envoi aurait été donné par la révolte zapatiste et apparition du mouvement altermondialiste, thèse reprise par l’historien Jérôme Baschet dans le livre dont il sera question plus loin. Certes le capitalisme règne toujours sur la planète qu’il met à feu et à sang depuis quelque temps déjà, directement ou par djihadistes interposés, dans les régions du moyen orient, mais ce règne serait menacé, même si, comme s'en félicitent les auteurs, révolution ne signifie plus prise du pouvoir d'État et encore moins le dépérissement de ce dernier. 

 


Ce que ces auteurs de la nouvelle vague « révolutionnaire » nous resservent, c’est la version rénovée de l'hypothèse post-soixante-huitarde que l'on croyait — à tort, semble t-il — définitivement démentie et enterrée par les faits sitôt formulée : « Tout ce qui bouge est rouge », encore que le rouge, « mort du communisme » aidant, ne soit plus aussi prisé que jadis parmi les néo-militants. Au radicalisme de campus d’intellectuels installés, très tendance parmi ceux qui veulent se distinguer dans le milieu universitaire, fait ainsi écho la radicalité propre au ghetto « alternatif », écho facilité par les passerelles qui se multiplient entre l’un et l’autre comme en témoignent des colloques universitaires récents, à Lausanne puis Paris avant Bruxelles, axés sur « l'émancipation ».

Adieux au capitalisme, tel est litre d’un autre livre à succès parmi la gauche autoproclamée radicale. Des adieux quelque peu prématurés, semble t-il, une fois ce livre refermé ou, pour s’en épargner une lecture inutile, après avoir écouté l’auteur, l’historien Jérôme Baschet dialoguer sur France Cul avec l’économiste altercapitaliste Gérard Dumesnil sous la houlette complaisante de Sylvain Bourmeau, animateur de l’émission « La suite dans les idées ». Édifiant !

De la suite dans les idées, rappelons tout d’abord que ce producteur agréé de Radio-France en a effectivement. Journaliste à Mediapart, le site de Edwy Plenel, renégat trotskiste à plein temps qui a sévi au Monde durant un quart de siècle, Sylvain Bourmeau fut auparavant directeur adjoint de la rédaction de l'hebdomadaire Les Inrockuptibles après avoir collaboré à Libération, au Matin de Paris, et co-fondé une revue de « science politique », Politix. Tout au long de son irrésistible ascension comme plumitif dans le vent venu d’ouest et pour lui servir de moteur, il n’a eu de cesse d’activer sous le signe du « changement sociétal » dans la continuité capitaliste, le ralliement idéologique de la petite bourgeoisie intellectuelle « contestataire », lectrice privilégiée des médias cités, a un ordre établi avec lequel elle n’avait en réalité jamais véritablement rompu. Sa bête noire (ou rouge) est évidemment Marx et tous ceux qui se sont réclamés de lui sans falsifier sa pensée.

Je laisserai de côté ce que raconte l’économiste Gérard Dumesnil, découvrant tardivement la lune c’est-à-dire la « structure tripartite de la société », à propos des « cadres », force sociale qu’il s’agirait de faire « basculer » du côté et aux côtés des classes populaires3. À condition de marcher devant, cela va sans dire, même si lui et ses pareils se gardent de l’avouer.

Jérôme Baschet, quant à lui, « en accord complet » avec G. Dumesnil pour « dépasser le capitalisme », discerne en l’Amérique Latine en général et dans les Chiapas en particulier l’une des voies possibles pour « rouvrir le futur ». Approuvé par S. Bourmeau, il juge le temps venu d’« aller au-delà de la critique de l’ordre existant » et de « se projeter dans des réalités alternatives », dont ce qui se déroule aux Chiapas depuis 1994 pourrait être l’une des matérialisations. Jadis, le modèle, c'était la Chine ou Cuba voire l'Albanie. Aujourd'hui, ce sont les « rebelles » indiens zapatistes. Une grande partie de l'intellocratie française y est allé en pèlerinage (Alain Touraine, Régis Debray, etc.) leur rendre visite pour y dénicher un nouveau modèle de société… ou faire semblant. Beaucoup en sont revenus, dans les sens propre et figuré du terme, mais pas J. Baschet.

« En marge et en dehors du capitalisme », selon lui, se dessinerait au fin fond du Mexique une « voie radicale » vers un autre avenir dont pourraient s’inspirer, sans la transposer mécaniquement, tous ceux qui en France et en Europe, recherchent un chemin, « non révolutionnaire » précise t-il — j’y reviendrai —, conduisant à un « monde post-capitaliste ». Et d’évoquer une « société sans État » en se référant comme il fallait s’y attendre — du moins pour les gens de ma génération — à l’ethnologue Pierre Clastres dont le livre, doté du même intitulé, servit dans les années 70 aux idéologues de la « deuxième gauche » qui n’allait pas tarder, une fois, parvenue au pouvoir, à se révéler comme une deuxième droite, (Alain Touraine, Pierre Rosanvallon, Patrick Viveret et consorts) à légitimer le refus de s’attaquer à l’État bourgeois sous prétexte que s’en prendre à lui c’était s’en prendre aux institutions démocratiques. Tous officiaient alors dans lesdites institutions, et il n’était bien sûr pas question de scier la branche sur laquelle ils étaient confortablement assis. Le livre de Clastres leur a servi d’alibi : point n’était besoin de s’en prendre à l’État réellement existant en France puisque l’horizon (amazonien) était une société qui se passerait de lui.

Au cours de l’émission, il ne fut quasiment pas question du mouvement anarchiste entre ces diplômés ès antilibéralisme voire ès anticapitalisme, sinon sur le mode allusif comme d’une tradition périmée. G. Dumesnil nous apprit à cette occasion qu’il faisait lui aussi partie des ennemis du capitalisme et non du seul libéralisme, « dernière phase » de ce dernier. On eu même droit à ce scoop : « nous sommes tous pour une démocratie directe ». Ce qui ne l’a pas jamais empêché de voter depuis qu’il a quitté sa défroque maoïste, contribuant à prolonger ce qu’il prétend vouloir dépasser. Il est vrai qu’il faut être réaliste : le changement institutionnel, ce n’est pas maintenant.

À court et moyen terme, la démocratie ne pourra donc être que représentative. D’où — ce ne fut pas signalé dans l’émission — un « appel » à voter en préparation des élections à venir (à l’époque, les municipales et les régionales, concocté par des post-marxistes de son acabit (Jacques Bidet, Lucien Sève…) et autres résistants de campus (Paul Ariès, Razmig Kechayan…). J’ignore si J. Bachet faisait partie du lot. Voter pour qui ? Pour de bons représentants garants de la formation d’un « bon gouvernement » — non sur le mode zapatiste mais d’un « État social » relooké — dont les conseillers et les stratèges seront bien entendu issus des rangs de ces votants diplômés. Le modèle, en fait, n’est pas mexicain mais grec : c’était alors, avant que Podemos prenne de relai, le programme et la stratégie de Syriza mise au point en Grèce par des fils à papa athéniens (Alexis Tsipras, Eustache Kouvélakis, John Milios…) en quête de promotion gouvernementale à la faveur du déclin du Pasok dont ils comptaient bien récupérer une partie des électeurs grâce à un infléchissement à droite de ce dernier. On sait aujourd’hui ce qu’il finit par en adevenir.

Autre porte ouverte maladroitement enfoncée par J. Baschet, la « capacité de récupération » c’est-à-dire à « intégrer la critique », dont fait preuve le capitalisme, que Luc Boltanski et Êve Chiapello auraient été les premiers à mettre en évidence. Ce qui est faux : 20 ans plus tôt, à la fin des années 70, dans le numéro inaugural de la revue NON !, dont je me vante d’avoir été l’inspirateur et le coordinateur en jouant quelque temps, pour une raison stratégique — combattre non la vraie droite, mais la fausse gauche, beaucoup plus nocive à terme — le compagnon de route du CERES (Centre de Recherches et d’Études sur le Socialisme) de Jean-Pierre Chevènement, figurait un « Abécédaire de la nouvelle idéologie française » à la confection duquel avaient participé une dizaine de personnes (dont Alain Bihr, Armand Mattelart, Bernard Cassen, Marc Ferro, René Victor Pilhes…)4. Nous y démontrions, citations nombreuses à l’appui, en quoi et comment les thématiques soixante-huitardes et celles en vogue dans la soi-disant « deuxième gauche » dans la période qui suivit allaient contribuer au renouvellement de l’hégémonie bourgeoise. Thématiques dont un certain nombre sont aujourd’hui recyclées par la gauche soi-disant radicale dont J. Baschet s’affirme comme un fringant représentant. Pour s’en convaincre, les sceptiques pourront essayer de dénicher à la bibliothèque nationale ce numéro qui m’a valu la haine des universitaires et des journalistes de la gauche « recentrée », le philosophe Marcel Gauchet, par exemple, me traitant d’« ayatollah du marxisme » dans un article incendiaire du Nouvel’Obs.

Dans une autre émission, toujours sur France Cul, « La grande table », Jérôme Baschet nous resservait sa thèse, exposée en long et en large dans son livre, sur la sortie sans pleurs ni grincements de dents du capitalisme, avec cette fois pour faire-valoir, le sociologue Loïc Blondiaux, grand prêtre (avec sa consœur Marie-Hélène Baqué) de la « démocratie participative ». Là encore, des portes ouvertes depuis des lustres par les anars sont enfoncée avec allégresse. Les critiques pleuvent, entre les compères, contre la « séparation entre gouvernants et gouvernés », la politique comme « occupation spécialisée ». Avec des envolées en faveur du « mandat impératif », de la « révocation des politiciens » qui « ont trahi le peuple », d’un « autogouvernement » qui « mettrait la classe politique au chômage ». Et Baschet d’évoquer l’exemple zapatiste de délégués élus à tour de rôle et provisoirement dans les conseils communaux et ceux de « bon gouvernement » fédérant les premiers, avec des charges électives non rémunérées sans avantage d’aucune sorte, « véritables charges », donc, que personne n’aurait intérêt à assumer et que seul le souci de veiller au « bien public de la communauté » pourrait conduire à le faire. Une forme de communisme libertaire, en quelque sorte ? Pas du tout.

Qu’on se le dise : la « construction du commun libéré de la forme État » que J. Baschet envisage n’a rien à voir avec le communisme ni avec la révolution. Je reviendrai plus loin sur la vogue récente de cette notion de ce « commun ». À l’instar de la majorité de ses pairs, il ne semble ne connaître le communisme qu’au travers de l’usage qu’ont fait de cette appellation incontrôlée les régimes, les partisans, les dirigeants et les idéologues du capitalisme d’État. D’où un « refus de la révolution » identifiée à la « prise du pouvoir d’État comme instrument de la transformation sociale », comme s’il n’y en avait pas d’autre définition.

Pourtant, rappelle J. Baschet lui-même, les zapatistes ont pris les armes pour se libérer et se défendre. À cet égard, ce n’est pas pour rien qu’ils se sont fait connaître sur la scène mondiale via le « sous-commandant » Marcos —censé « commander en obéissant » comme le reste des leaders zapatistes — sous le nom d’« Armée zapatiste de libération nationale ». Ils ont eu affaire aux formes les plus classiques de la répression : meurtres, tortures, emprisonnements, enlèvements, viols, « disparitions »... J. Baschet aurait pu signaler aussi que la guerre contre-insurrectionnelle menée contre les zapatistes n’a pas cessé. Elle a même repris récemment un tour plus violent depuis le retour du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel : une droite autoritaire, corrompue et… ouvertement contre-révolutionnaire) au pouvoir, avec la multiplication d’actes de guerre délibérés (provocations brutales, assassinats) commis par des groupes paramilitaires téléguidés en haut lieu, à l’instigation, entre autres, du président de la République Peña Nieto et de Manuel Velasco, gouverneur du Chiapas. Car si, aux dires de J. Baschet la construction d’une autre société doit désormais s’effectuer « en marge et en dehors du capitalisme » en laissant de côté la question de l’État, celui-ci, c’est-à-dire les gouvernants et les maîtres capitalistes, mexicains et étasuniens qu’ils servent, ne se désintéresse nullement de ce qui s’expérimente dans les coins les plus reculés du pays.

Mais il faut croire que ce qui vaudrait pour l’Amérique latine ne vaut pas pour l’Europe. J. Baschet nous annonce, en effet, la bonne nouvelle : le dépassement du capitalisme pourrait s’y opérer en douceur et sans douleur. La transformation du monde commencerait par la création d’« espaces libérés » par des gens qui se seraient eux-mêmes libérés des conditionnements de la société capitaliste. Ce qui nous vaut une rafale de nouveaux truismes. La critique de la société de consommation date d’environ un demi-siècle. Elle connut son apogée en France lors de l’insurrection néo-petite bourgeoise de mai 68. Comme si Vance Packard, André Gorz, Ivan Illich, Herbert Marcuse ou Jean-Baudrillard, pour ne mentionner que les auteurs les plus célèbres, n’avaient jamais rien écrit sur le sujet, J. Baschet reprend comme une nouveauté le refrain contre le « consumérisme », l’« obsolescence programmée », la « publicité », le « productivisme ». Avec, faute d’aller plus loin, les résultats que l’on peut en attendre, vu ce qui s’en est suivi: la mise sur le marché, tant des produits que des idées, « de biens et de services durables », comme disent les économistes, adaptés à la version « éco », « bio » et « conviviale », pour ne pas dire « bobo » d’un capitalisme reverdi.

Tout commencerait par une « transformation personnelle » qui, par contagion, gagnerait les membres de « micro-collectifs » auto-organisés qui eux-mêmes feraient écho à des « échelles de plus en plus étendues ». L’ambition de J. Baschet est néanmoins modeste : il se contenterait de « 5% à 10% d’espace libérés » sur le territoire national. À la bourgeoisie et ses représentants politiques de juger de leur compatibilité systémique avec le règne de l’exploitation et de la domination capitalistes sur le reste de l’espace hexagonal. Ce qui fait sans doute partie des « possibles » dont se gargarise J. Baschet et les gogos installés de son acabit. La coopérative agricole autogérée de Longo Maï, dans les Alpes de Haute Provence, la plus ancienne d’Europe, doit sa longue (sur)vie grâce, en partie, aux fonds alloués par les collectivités locales et l’eurocratie bruxelloise dans le cadre de la lutte contre la désertification des zones rurales abandonnées, ainsi qu’à ceux, privés, de bienfaiteurs suisse séduits par l’originalité de l’expérience. C’est ce que l’on appelle de la subversion subventionnée.

Certes, cette focalisation sur des alternatives localisées et limitées ne doit pas faire pas oublier, précise quand même J. Baschet, le « macro-système » économique du capitalisme globalisé. Mais il semble que ce soit là pour lui un rappel de pure forme. La dimension planétaire qu’il veut imprimer à ses « adieux au capitalisme » s’arrête là où les choses sérieuses commencent. Comme maints autres « rebelles » de ghettos universitaires ou de bacs à sable « alternatifs », il passe sous silence, sur le plan international, l'offensive impérialiste tous azimuts déclenchée depuis le début du siècle voire durant la dernière décennie du précédent par l’impérialisme : r reconquête sanglante, par « djihadistes » interposés, du Moyen-Orient pour le « reconfigurer », poursuite de l’expansion de l’État sioniste avec ghettoïsation et massacres des Palestiniens à la clef, et maintenant, en Europe, après le démantèlement programmé de la Yougoslavie, l'Otan, appuyée par ses alliés suédois et polonais, repart en guerre à l'Est contre le méchant Poutine, diabolisé comme il se doit pour la circonstance, avec le concours armé des fascistes ukrainiens de Svoboda et Pravy Sektor. Dans l'hexagone, le « capitaine de pédalo » Hollande, comme le surnommait Jean-Luc Mélanchon, et ses sbires font tourner à plein régime les usines d'armement pour « protéger les populations civiles » dans les guerres civiles qu'ils alimentent en Françafrique, en Syrie et bientôt au Liban… Qu’à cela ne tienne : la géopolitique du capitalisme demeure hors du champ de vision de l’« horizon des possibles » que nos vigies « radicales » prétendent scruter.

En fait, ce que propose J. Baschet s’inscrit dans le droit fil de la « révolution moléculaire » préconisée par Félix Guattari dans les années 70 sous les applaudissements des chantres du futur social-libéralisme. C’était l’époque où les ex-« contestataires » néo-petits bourgeois, revenus de leur équipée soixante-huitarde, rentraient les uns après les autres dans le rang. Ladite révolution était censée permettre de faire l’économie d’une véritable révolution en subvertissant progressivement de l’intérieur l’ordre établi. « Des espaces infinis s’ouvrent à l’autonomie ! » : tel était le slogan à la mode aussi bien parmi des gauchistes passablement assagis, que dans les cercles de réflexion la « deuxième gauche ». On sait ce qu’il en est advenu. La « pluralité des mondes possibles » postulée J. Baschet, confirme ce que l’on devrait déjà savoir : il faut de tout pour refaire un monde capitaliste. Et être une fois de plus « refait » pour ceux qui s’y attèlent en croyant œuvrer à son dépassement

Pour fonder cette nouvelle version de la « transition démocratique, graduelle et pacifique », selon une formulation du PCF à la belle époque du Programme commun, non pas vers le socialisme mais vers un « post-capitalisme », Jérôme Baschet ne manque pas de recourir à une notion qui fait depuis quelque temps un tabac non seulement parmi la « gauche de gauche » post-marxiste, mais aussi jusque dans les rangs de la deuxième droite social-libérale : « le commun ».

Récemment théorisé par Pierre Dardot, philosophe, et Christian Laval sociologue, dans un gros ouvrage portant ce titre (sans l’article)5, il constituerait selon ces derniers le concept clef qui « s’impose aujourd'hui comme le terme central de l'alternative politique pour le XXIe siècle ». En bons mandarins universitaires sûrs du pouvoir des mots, c’est pour eux le concept qui « s’impose », et non le discours envahissant des agents de cette imposition. Pour bien marquer le caractère décisif de ce paradigme, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère : « il noue la lutte anticapitaliste et l'écologie politique par la revendication des « communs » contre les nouvelles formes d'appropriation privée et étatique ; il articule les luttes pratiques aux recherches sur le gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles ; il désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis. » Rien que cela !

N’en déplaise, cependant, à ce duo d’idéologues qui plastronnent dans Le Monde, Les InRockuptibles ou La Vie des Idées (vue par Rosanvallon), ils n’ont rien inventé. Cela fait déjà une bonne dizaine d’années, en effet, que le « commun » a été remis sur orbite idéologique. Déterrée de la glaise de la société rurale précapitaliste avant qu’elle ne soit totalement privatisée par les propriétaires terriens, la notion de « commun » apparaît comme une véritable pépite conceptuelle aux yeux de théoriciens de gauche à court d’idées. Remplaçant celui de « communisme » comme idéal mobilisateur, elle est devenue depuis le début des années 2000, le concept consensuel par excellence : les négristes (adeptes des thèses du philosophe « déconstructionniste » Antonio Negri), les citoyennistes, les alter-capitalistes, les radicaux de campus, les « alternatifs » de tout poil en ont fait leur mot fétiche. Ce nouvel impératif catégorique est clamé depuis quelques années tant par les gauchistes repentis qui ont mis de l'eau (tiède) dans leur vin rouge que par la nouvelle vague libertaire. Il a le mérite de ne fâcher personne et de servir à tout le monde, avec pour perspective une révolution soft qui n’empêchera pas les bourgeois de dormir pas plus qu’il n’incitera pas les néo-petits bourgeois à se réveiller.

Plus d’affrontements, donc, avec les possédants, leurs représentants et leurs « forces de l’ordre ». « Le commun » a le don, en effet, d’englober tout ce qui est ou doit devenir commun à la communauté des humains, la division en classes de la société capitaliste s’effaçant comme par miracle, un peu comme lorsque le directoire du capitalisme globalisé et ses relais médiatiques évoquent la soi-disant « communauté internationale » à l’échelle planétaire. Par conséquent, fini le communisme, place à la communion. Après les communistes honnis, voici venir le temps béni des communiants !

Est-il besoin de pointer l’incompatibilité totale de cette vision œcuménique avec la pensée de Marx et la lutte contre le capitalisme en général, selon lesquelles sortir du capitalisme impliquait la suppression à terme de la propriété privée — celles des moyens de production et d'échanges (financiers compris) — et du marché ? Les « subordonner aux communs » n’engage assurément à rien. Il ne s’agit plus d’« exproprier les expropriateurs », pour reprendre un slogan de l’ancien mouvement ouvrier, mais de les rallier à ce nouveau mot d’ordre rassembleur, à l’exception peut-être des «1 % » auxquels les manifestants néo-petits bourgeois de Occupy Wall Street avaient un peu vite réduit les effectifs de la classe possédante, sans compter ses serviteurs et ses alliés.

Je laisserai provisoirement sur le sujet le mot de la fin à l’ex-trotskiste Enzo Traverso qui, terminant peinardement sa carrière universitaire dans une université privée étasunienne, écrit en guise de conclusion à son dernier ouvrage où il se demande « où sont passés les intellectuels ? » : « Ce qui me paraît certain, c'est qu'il n'y aura plus de révolutions menées au nom du communisme, tout au moins du communisme du XXIème siècle. [...] On peut formuler l'hypothèse que les futures révolutions ne seront pas communistes comme au XXème siècle, mais se feront pour les biens communs qu'il faut sauver de la réification marchande. » Ce genre de fable va permettre en tout cas à une foule de réformateurs — pas même réformistes puisque la perspective n'est même plus le passage au socialisme — de se faire passer pour des révolutionnaires. Car malgré le discrédit de l’événement auquel il a été longtemps associé, à savoir le soulèvement du peuple contre les puissants, le terme « révolution » lui-même a gardé, comme chacun sait —, l’aura qu’il lui doit. Significativement, le sous-titre choisi par le duo cité plus haut célébrant l’avènement du « commun » est Essai sur la révolution au XXIe siècle.

1 Collectif Mauvaise troupe, Constellations, Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle», éditions L’Eclat, 2014

2 Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La décovere, 2014

3 Pour en savoir plus, lire La grande bifurcation En finir avec le néolibéralisme de Gérard Dumesnil et Dominique Lévy, La Découverte, 2014

4 « Abécédaire e la nouvelle idéologie française », NON ! Repères pour le socialisme, mai-juin 1980.

51 Pierre Dardot, Christian Laval, Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014.

Jean-Pierre Garnier

Se faire des amis (communs) avec Jean Pierre Garnier
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