Le lynchage du geek charismatique
 

Par Diana Johnstone


29 octobre 2019


Il était une fois en Australie,un petit garçon très brillant, devenu étranger aux conventions sociales de son milieu. Sa mère allait de mari en mari, de théâtre en secte, toujours marginale, tandis que le père naturel du garçon était laissé pour compte. Adolescent, il trouva refuge dans le cyberespace, ce qui procura une terre d’élection à son insatiable curiosité. En découvrant cet univers et ses secrets, il sut développer une éthique rigoureuse qui lui serait propre : sa vocation devint la découverte des faits réels en vue de les partager avec le reste du monde. Vivant en dehors des codes sociaux habituels, sa boussole morale était orientée par des principes spontanés . La vérité était la vérité, la déception était mauvaise, les mensonges des puissants devaient être dénoncés.
Le péché originel de Julian Assange était le même que celui de Galileo Galilei. Galilée avait péché en révélant au peuple des choses que l’élite du clergé connaissait déjà ou du moins présumait, mais dont elle préférait garder le secret, afin de ne pas ébranler la confiance du peuple dans la doxa canonique répandue par ses autorités.

Assange commit le même péché en créant Wikileaks. La version officielle de la réalité était par lui mise en cause. Tous les mensonges pouvaient être exposés. Les mensonges, l'hypocrisie, la brutalité inhumaine des États-Unis et leurs obligés dans leurs guerres d'hégémonie mondiale étaient de loin les aspects les plus sensibles de ces révélations. Car, pour Assange, les prétentions de la "Nation d'exception" reposaient tout simplement sur le mensonge et la dissimulation.
 

Initialement, Wikileaks suscitât l’intérêt des populations et fut même acclamé. Julian Assange accédât à la célébrité. C'était un "geek", mais un geek d'un nouveau genre, tout sauf un "nerd" : grand, bien de sa personne et atypique avec ses cheveux presque blancs, Julian était quelque chose d'étrange: un geek charismatique. Il arriva donc en Suède avec un statut de superstar. Des groupies Suédoises se vantèrent de l’avoir mis à leur tableau de chasse. Telles les « plaster casters » des années 70, certaines valorisaient publiquement ce genre de trophée. Mais le geek charismatique ne connaissait pas la variante suédoise des codes sociaux délimitant la promiscuité vertueuse. Cette lacune fut exploitée par ses ennemis de manière extravagante et par lui imprévisible. Julian Assange tentât alors de dissiper ce qui semblait être un grave malentendu avant de quitter la Suède. Mais la partie suédoise refusa de clarifier les choses et il du partir pour Londres.


À Londres, il fut rapidement adopté par la branche chic et "radicale" de la classe supérieure britannique, les humanitaires champagne et caviar. Le geek charismatique mais naïf, qui ne connaissait pas les codes sociaux, pensait sans doute qu’il s'était fait de nouveaux amis. Comme il n’appartenait à aucun mouvement politique ou social au Royaume-Uni, il comptait sur les "beautiful peoples" qui pendant un certain temps le trouvèrent à leur goût , le voyant comme un "créatif innovant" susceptible de les "brancher" sur une nouvelle "cause trendy".

 

Julian Assange était peut-être naïf sur le plan social, mais il a très bien compris que les puissances impériales l'avaient dans leur collimateur. Vint alors la demande d'extradition totalement inique vers la Suède pour interrogatoire - inique parce qu'ils avaient refusé de l'interroger pendant son séjour puis de l'interroger au Royaume-Uni - apparût à Julian comme un moyen évident de permettre à la Suède de l'extrader vers les États-Unis, compte tenu de l'obéissance totale de la Suède post-Olof Palme aux oukases de Washington. D'autres ne l'ont pas vu aussi clairement, à l'exception de l'excellent président de l'Équateur de l'époque, Rafael Correa. Correa offrit donc l'asile à Assange dans la minuscule ambassade équatorienne de Londres. Assange, non conventionnel, négligeant les codes, mais avec une vision claire du danger qui le guette, profite alors de l'occasion et s'installe à l'ambassade.


 

Ce fut le début de son divorce avec les humanitaires de salon. Au début, le "smart set" le défendit. Des personnalités aussi prestigieuses que Jemima Khan et Amal Amamuddin (pas encore devenue Mme Clooney) l'ont d'abord défendu, avant de s'en désintéresser. Il n'était pas de leur monde... Il ne savait pas faire de "compromis", il était un geek après tout, et de moins en moins charismatique, à mesure qu'il s'enfonçait dans les ténèbres de l'ambassade de l'Équateur. C’est très bien de dénoncer , de provoquer l'émotion des "indignés", mais il ne faut pas en faire trop. C’est un réel agrément d’avoir une cause valorisante lorsque vous avez une base sociale et financière solide sur laquelle vous pouvez vous reposer, et quand vous savez jouer le jeu en sorte de pouvoir en être l'acteur. Julian ne bénéficiait d'aucune de ces dispositions sociales privilégiées. Il était honnête, résolu et têtu. Il était incapable d'hypocrisie, même dans son propre intérêt. Il n’abjurât pas, comme Galilée sut le faire.
 

 

Une telle honnêteté obstinée de la part de quelqu'un qui n'a rien - pas de famille, pas de fortune, pas de statut social, pas de parti politique, rien que son dévouement farouche envers la vérité - est insupportable dans une société fondée sur la duplicité. Les médias qui ont profité de ses scoops furent les plus zélés à le démolir. Pas de quoi s'étonner : son honnêteté était un reproche vivant pour des scribouillards en mal de bobard "bankable". Ils allèrent de l'avant en peaufinant et agrémentant de nouveaux ragots le «récit factice» attendu de leurs actionnaires et sponsors.

 

L'air de la calomnie est déjà entonné, sourdement, puis se répand  :
Quelqu'un d'aussi honnête doit avoir des vices cachés ?
Il doit être aussi mauvais que nous ou pire. La foule se rassemble. Cet homme qui connaît la vérité mais pas les codes est donc une insulte à nous tous qui les adoptons servilement, un monstre, un monstre, qui doit être détruit.
Le lynchage est énorme. Les médias, les politiciens, même les autorités judiciaires s'y mettent. Il n'y a pas de cri assez fort pour exiger le sang, mais plus assourdissante encore la cruauté silencieuse lorsque l'establishment anglo-américain parvient enfin et sans vergogne à étrangler le dernier souffle de l'étranger qui ose l'exposer pour ce qu'il est.

 

Diana Johnstone

Traduction Viktor Yugov pour Tropiques

Tag(s) : #Julian Assange, #Diana Johnstone
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