L’obsolescence programmée

 

de l’intellectuel escrosocialiste

 

Par Jean-Pierre Garnier

 

Avec la rentrée, la déferlante escrologiste qui noie déjà depuis quelque temps le paysage politique dans l’hexagone ne pouvait que redoubler de vigueur. «Le Parisien, votre journal se met au vert, avec une double page hebdomadaire sur l'environnement le mercredi», pouvait-on lire milieu septembre sur des affiches placardées sur les kiosques de la capitale. Mais le populo auquel ce quotidien est destiné n’est pas seul concerné. Dès le début du mois, Mme Françoise Fressoz, l’éditorialiste de L’ImMonde, annonçait aux néo-petits-bourgeois qui la lisent que «l’écologie vaut bien une messe »1.

Selon elle, en effet, se faisant l’écho d’une rumeur médiatique de plus en plus envahissante, «l’avènement d’une écologie plus positive et plus inclusive est le phénomène marquant de la période». À l’appui de cette assertion, elle faisait appel à un autre enfumeur mainstream, Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, qui, peu de jours auparavant, révélait aux lecteurs bourgeois du Figaro le rôle véritablement miraculeux qu’est appelé à jouer l’escrologisme dans une société à la dérive pour ne pas dire en pleine décomposition. Pour la cimenter à nouveau, «la matrice écologique est en train de se substituer à la matrice catholique», assénait t-il2.

Ni plus, ni moins !

Et de dresser un parallèle audacieux repris par Mme Fressoz, qu’il serait dommage de ne pas citer, entre le fonctionnement de l’ancienne et de la nouvelle religion : l’écologisme «a sa figure prophétique», Greta Thunberg, “sorte d’hybride entre Jeanne d’Arc et Bernadette Soubirou”, sa vision apocalyptique de fin du monde provoquée par la culpabilité des hommes, ses sanctuaires — la biodiversité—, ses convertis — les agriculteurs qui passent au bio —, mais aussi ses préceptes de vie  — tri des déchets, économies d’énergie, interdits alimentaires — qui touchent à la vie de tous les jours et, ce faisant, modifient en profondeur le mode de vie». De là à discerner dans la fable escrologiste le nouveau grand récit susceptible de se substituer aux idéaux politiques «en panne» et de remédier au scepticisme qui en découle chez les citoyens à l’égard de ce qu’on leur présente comme «la démocratie», le pas est vite franchi. «Un projet écologique à visage humain», telle serait la panacée dont devraient désormais se saisir les candidats à gouverner pour avoir quelque chance d’accéder au pouvoir3.

 

À cette grand’messe escrologiste sont aussi conviés des gens que l’on eût cru plutôt réfractaires. Les Gilets jaunes, par exemple, pourtant trainés dans la boue par la bobocratie au début de leur mouvement, entre autre pour leurs abus dans la consommation de carburant. Or, on apprend dans un entretien paru dans le même numéro de L’ImMonde que «les “gilets jaunes” sont écolos à leur manière»4.

 

Tel est en tout cas le diagnostic porté par une politiste et historienne commentant les résultats d’une enquête menée après de plus de 1300 gilets jaunes par une nuée de chercheurs pour «appréhender [sic] ce mouvement social». Selon cette «spécialiste des questions de citoyenneté, de genre et de religion», les gilets jaunes seraient «écolos mais pas nécessairement à la manière des partis écologiste ou des associations environnementales». Ressortirait ainsi de l’enquête rien moins qu’une «praxis écolo populaire». Que l’on en juge : «faire son potager, acheter sa viande chez l’éleveur d’à côté, consommer autrement»... L’historienne devrait pourtant savoir que ce sont là des pratiques qui remontent à des périodes lointaines chez certaines catégories populaires, bien antérieures au surgissement de la vague escrologiste au cours du dernier tiers du siècle précédent. Il en va de même pour les «marchés réunissant producteurs locaux et habitants», sauf le label «citoyens» qui leur est accolé depuis quelque temps pour rappeler leur raison d’être : «court-circuiter la grande distribution» malgré la prolifération des rayons «bio» destinée à enrayer la fuite des consommateurs «éduqués»5.

 

Néanmoins, si, comme on pouvait s’y attendre, la «grande presse» ne pouvait manquer de s’engager avec une ardeur redoublée dans la croisade escrologique en cours, des journaux peu suspects de connivence avec elle ne sont malgré tout pas en reste pour servir eux aussi la messe. Ainsi Le Monde diplomatique dont nous avons vu dans une chronique précédente qu’il n’était pas le dernier à «se mettre au vert» lui aussi avec un argumentaire plus sophistiqué que celui de ses confrères et à la teneur plus «radicale» également, du moins sur le plan de l’intention, mais qui, examiné de près, n’était pas de nature à insuffler à l’escrologisme un caractère quelque peu subversif6.

 

Sans doute saisi lui aussi par l’émulation ambiante que suscite «l’impératif environnemental», le Diplo n’a pas hésité à inviter son expert attitré en la matière, Razmig Keucheyan, à remettre le couvert le mois suivant7.

 

Mais voilà que, cette fois-ci, le sociologue «escrosocialiste» donne l’impression d’être arrivé au bout du rouleau dans la fabrication de mythes réconfortants pour la chalandise «degôche» du mensuel8.

 

 

«Qui ne sait rien croit découvrir la lune chaque fois qu’il enfonce une porte ouverte», dit le proverbe. C’est en tout cas, un peu l’impression que donne R. Keucheyan dans son dernier papier, même s’il serait bien sûr injuste et faire preuve de mauvaise fois insigne que de le ranger parmi les ignorants. On peut cependant être surpris de le voir consacrer une bonne partie de l’article à la critique de l’obsolescence programmée, à la surconsommation qu’elle génère et aux gaspillages destructeurs qui s’ensuivent, comme s’il s’agissait là d’une nouveauté théorique, alors que cette thématique a été abordée et développée depuis belle lurette, dès le milieu du siècle dernier précisément, par les précurseurs de l’écologie politique que furent, pour la France, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul ou André Gorz, suivis par les situationnistes puis le tandem néo-luddite Pièces et Main d’œuvre. C’est au demeurant dans leurs écrits que R. Keucheyan a largement puisé pour donner une apparence de consistance scientifique à cet ovni oxymorique de la pensée critique altercapitaliste qu’est l’«écosocialisme». Dans la tradition déjà bien établie par cette pensée dans le petit monde lettré soucieux de «vivre autrement» sous un ordre social fondamentalement inchangé, R. Keucheyan propose une arme absolue : allonger la longévité des marchandises. Pour «ralentir la consommation frénétique des biens», en effet, il suffirait de les rendre plus durables. On retrouve ici l’un des dérivés de la doxa escrologiste de base : polluer moins pour polluer plus longtemps. Laquelle renvoie à la finalité ultime du fameux «impératif environnemental» auquel chacun est dorénavant tenu de se plier : rendre le capitalisme «soutenable», dans les deux sens du termes. À la fois durable et supportable. Sous un autre nom, au besoin.

 

 

Pour ce faire, R. Keucheyan a imaginé une «idée» qu’il qualifie lui-même de «simple et d’allure inoffensive» mais qui, selon lui, «permettrait d’ouvrir la brèche». On reconnaîtra au passage la référence implicite à la thèse de John Holloway, maître à repenser la radicalité critique très prisé des anarchoïdes, qui, après avoir décrété que l’on pouvait «changer le monde sans prendre le pouvoir»9, assurait qu’on pouvait y parvenir grâce à l’ouverture de «brèches» dans la domination capitaliste10. Comment ? Par le biais de nouvelles manières de penser et de vivre, de se relier aux autres, ici et maintenant dans les interstices des sociétés, étant entendu que non seulement «l’anticapitalisme est la chose la plus commune au monde», mais aussi que «le monde est rempli de rébellions anticapitalistes»11.

Le seul problème serait que les expériences collectives de refus, de rébellion et de résistance qui n’auraient cessé de se multiplier arrivent enfin à se connecter pour «percer le capital», c’est-à-dire briser les logiques dominantes. À sa façon, pontifiante et pesante comme il se doit pour un «sachant», R. Keucheyan jette à son tour sa pierre sur l’eau glacée du calcul égoïste en «étendant la durée de garantie des objets». Accroître leur longévité, en les rendant plus facilement réparables au besoin, telle serait, combiné avec quelques autres mesurettes légalement instituées, le moyen de rompre avec le «renouvellement incessant des biens» et donc de faire «advenir une société plus soutenable sur le plan environnemental». N’en doutons pas : l’allongement de la garantie certifiée par la loi sur la camelote que nous achetons «constitue un puissant levier de transformation économique, et par là politique» qui «bouleverserait la production et la consommation» et nous ferait ainsi «basculer dans un autre monde»12.

Une illustration caricaturale de ce qu’entendaient les militants altercapitalistes à la fin du siècle dernier lorsqu’ils clamaient qu’«un autre monde est possible».

 

Comme tout bon escrosocialiste,
R. Keucheyan doit tout ne même aller plus loin en se posant comme marxiste. Ce qui nous vaut, dans la seconde partie de son article, un sidérant tripatouillage de concepts marxiens où, du seul fait d’afficher le «prix d’usage» des produits mis sur le marché, accompagné sur l’étiquette de quelques indications sur «les conditions de travail qui ont présidé à la production : salaire, temps de travail, respect de l’égalité homme-femme, etc.», la valeur d’usage deviendrait «hégémonique par rapport à la valeur d’échange»
13.

Passons sur le fait que l’affichage de la valeur marchande du service rendu associée à l’usage d’un produit a déjà fait l’objet d’une loi portée par le socialiste en peau de lapin Benoît Hamon, promulguée en mars 2014 alors qu’il officiait comme Ministre Délégué à l’Economie sociale et solidaire et à la Consommation sous la calamiteuse présidence de François Hollande. Au dire de R. Keucheyan qui rappelle ce fait comme si dernier ne relativisait pas quelque peu la portée révolutionnaire de cette innovation, il suffirait de rendre obligatoire cet «outil étonnant» [sic] — ce qui ne fut pas fait à l’époque — pour «préparer les consciences à un basculement plus fondamental, que certains appellent “économie de la fonctionnalité” : on vend des usages, et non plus des objets». Signalons que ladite «économie de la fonctionnalité» est un pseudo concept, un ovni juridique diront certaines mauvais langues, concocté par Europe écologie-les Verts14.

Or, sa raison d'Être telle que l’exposait l’un de ses promoteurs, Jean-Vincent Placé, président du groupe EELV au Sénat, est assez voisine de celle avancée par R. Keucheyan: «l’économie de la fonctionnalité, encore peu connue, constitue un levier majeur pour un modèle économique alternatif. La raréfaction des matières premières, la montée inéluctable des dépenses énergétiques et des enjeux socio-écologiques doivent exhorter à innover pour s’engager dans la voie du développement soutenable». R. Kheucheyan aurait-il, à quelques mots près, opéré en douce un copié-collé de cette prose verdissante?

Quoiqu’il en soit, la mise en œuvre du prix d’usage impliquerait à terme, si l’on en croit notre escrosocialiste, l’application du «principe de la location, généralisé à l’économie toute entière», la propriété des biens achetés devenant dès lors «sociale (commune ou publique)»15.

Ce qui inciterait à reprendre en lui donnant une signification imprévue le vieux mot d’ordre anarchiste : déposséder les possédants. Notre sociologue se garde toutefois de verser dans pareil extrémisme, tout en soulignant quand même en conclusion que «pour rendre concevable une transition de ce genre, il faudra affronter les forces sociales qui soutiennent la valeur d’échange». Soit, pour appeler les choses et les gens par leur nom, la bourgeoisie et son État. Or, si R. Keucheyan admet que ces forces sont «puissantes», il écarte implicitement tout recours à la violence de leur part comme si la répression brutale du mouvement des gilets jaunes ne venait pas confirmer une fois de plus que les privilégiés ne se laisseront jamais dépouiller pacifiquement de leurs privilèges si ceux-ci venaient à être menacés.

 

S’il n’était pas bidon, le «projet politique à même de mobiliser de larges secteurs sociaux, et en premier les classes populaires», qui, selon R. Keucheyan, devrait accompagner la soi-disant «économie de la fonctionnalité» resterait lettre morte s’il n’était pas imposé par la force aux capitalistes et à leurs fondés de pouvoir gouvernementaux. Aussi est-ce pure rhétorique que de proclamer en guise de bouquet final que «la défense de la valeur d’usage contre la propriété privée forme le socle commun du socialisme et de l’écologie politique», et qu’«elle en constituera sans nul doute le point de départ commun». Il est permis de se demander à cet égard si R. Keucheyan a réellement fait sien ce crédo escrosocialiste qui ne fait que s’inscrire dans une longue tradition d’enfumage politicien «degôche» comme naguère ce socialisme qui devait «faire son chemin» si Mitterrand et sa clique sociale-démocrate parvenaient à s’installer dans les palais du pouvoir. On aura compris en tout cas que, pour ce parfait représentant d’un marxisme académique devenu lénifiant à force d’être «actualisé» du haut des chaires universitaires, les «choses qui durent» ou doivent durer censées remplacer «la pacotille», ne sont autres, en fin de compte, que ces réalités véritablement inébranlables à leurs yeux : le capital et l’État. En d’autres termes, si «pacotille» il y a, ce n’est pas celle qu’il croit.

 

Jean-Pierre Garnier

 

1 Françoise Fressoz, «L’écologie vaut bien une messe», Le Monde, 4 septembres 2019

2 Jérôme Fourquet, entretien, Le Figaro, 31 août 2019

3 Geneviève Fressoz, art. cit.

4 Magali Della Suda, entretien, Le Monde, 4 septembres 2019

5 Ibid.

7 Razmig Keucheyan, «De la pacotille aux choses qui durent», Le Monde diplomatique, septembre 2019

8 Cet épuisement est confirmé par l’ouvrage dont l’article assure la promotion, Besoins artificiels Comment sortir du consumérisme, (La Découverte, 2019)

9 John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, éd. Syllepse-Lux, 2007

10 John Holloway, Crack capitalisme 33 thèses contre le capital, Libertalia, 2012

11 John Holloway, entretien, CQFD, juillet-août, 2012

12 «De la pacotille aux choses qui durent», art.cit.

13 Ibid.

15 Rappelons pour mémoire que pour Marx, si location il y a dans l’économie capitaliste, c’est avant tout celle de la force de travail représentée par le salaire versé au prolétaire, lequel ne représente à son tour que la part nécessaire à sa propre survie, le reste constituant la sur-valeur empochée par les capitalistes.

 

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #keucheyan, #escrologie
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