La révolution post-urbaine
Du grand récit de la métropolisation
aux petits récits de la néo-urbanisation
Par Jean-Pierre Garnier
Comment «vivre autrement» dans une société inchangée ? C’est le faux problème déjà ancien initialement posé par ceux qui, après avoir, durant quelques semaines d’un joli mois de mai, rêvé de voir l’«imagination au pouvoir», firent appel au pouvoir de l’imagination pour se consoler de la non réalisation de ce rêve. Elle est rituellement reposée depuis mai 68 alors que le pouvoir demeure plus que jamais, comme chacun sait, aux mains de la bourgeoisie, devenue plus puissante encore grâce aux «mutations» d’où le capital est sorti renforcé au cours des dernières décennies : financiarisa-tion, technologisation, flexibilisation et transnationalisation.
À cette question pour le moins oiseuse, les penseurs critiques autorisés par la classe dirigeante à débattre et s’ébattre dans les lieux exclusifs et excluant aménagés à leur intention, ghettos académiques en tête, se sont relayés pour fournir des réponses plus fantasmagoriques les unes que les autres. Avec toujours cette prétention à vouloir «réinventer la société» sans remettre en cause théoriquement et moins encore pratiquement les rapports de production qui la font être et demeurer ce qu’elle est : capitaliste.
Ainsi en va t–il de la dernière mouture en date de ce faux-fuyant idéologique : la restauration du «commun» prônée par certains théoriciens en vogue, totalement déconnectée de l’idéal communiste qui pouvait lui servir d’horizon. Idéologie consensuelle par excellence célébrée comme le ferment des «révolutions du XXIe siècle», le ou les commun(s) est (sont) postulé(s) accessible à tous, c’est-à-dire à chacun, toutes classes confondues, aurait-on envie de dire, si ses thuriféraires ne nous certifiaient pas, diplômes universitaires à l’appui, qu’elles n’existent plus, le genre et la race ayant supplanté la classe comme facteurs de division et d’opposition, et donc de points de départ dans une lutte pour d’émancipation collective.
Le géographe et politologue Guillaume Faburel s’inscrit dans cette lignée. Dans un ouvrage où, dans la première partie, il passe au crible d’une critique acérée solidement argumentée et documentée de la métropole comme ultime lieu de l’accumulation du capital avec tous ses effets délétères sur les plans économiques, sociologiques, psychologiques, écologiques et politiques. Mais il se laisse aller ensuite, dans la seconde partie, au péché mignon des adeptes de la radicalité post-moderne soucieux de ne pas laisser leurs fidèles dans la résignation et l’abattement: imaginer l’émergence dans les interstices de la société capitaliste d’une «contre-société alternative» à celle-ci susceptible à terme de la subvertir. Comment ? Avec la multiplication, l’extension et la généralisation de micro-espaces autogérés fondés sur la solidarité, le partage, l’entraide, la convivialité, la responsabilité et une relation équilibrée avec la nature. Le tout, bien sûr, à l’écart des grandes villes métropolisées ou en voie de l’être.
Pour lui, une foule de mobilisations transformeraient «concrètement, collectivement, ici et maintenant, les manières d’habiter le monde contre l’accélération métropolitaine». À l’appui, une énumération interminable d’exemples témoignant de «l’inventivité et de la diversité des résistances en actes à métropolisation du monde […] : habitats autogérés, jardins partagés, écoles parallèles, ateliers d’auto-réparation, ressourceries [sic], boîtes à partage [re-sic], systèmes d’échanges locaux», cafés et épiceries associatives, coopératives d’autoconstruction, squats, éco-lieux» et bien d’autres expériences collectives novatrices de résistance à l’ordre urbain dominant, dont, bien entendu, les ZAD constituées sur modèle de celle qui fit obstacle à la réalisation du projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes. Quant à l’impact politique de cette effervescence d’un «nouveau commun», celui de «l’habiter», de «l’entraide» et de «l’auto-organisation», il n’annoncerait rien moins que l’avènement d’une «transition démocratique» ouvrant la voie à un «bouleversement des rapports sociaux capitalistes» !
On retrouve ici le mythe compensatoire, forgé par Félix Guattari après la dissipation des espoirs investis dans la «contestation» soixante-huitarde de l’ordre établi, d’une «révolution moléculaire» ouvrant des «espaces infinis à l’autonomie», où, de même que les petit ruisseaux convergent pour former de grandes rivières, une multitude de «mini-révolutions locales» ouvriraient la voie à un bouleversement global. Pourtant, même dans le cas de rassemblements massifs ponctués d’affrontements avec les forces de l’ordre bourgeois, comme ce fut le cas au cours de la décennie qui suivit mai 68, débouchant sur l’abandon de tel ou tel projet, militaire au Larzac, nucléaire à Plogoff ou, plus récemment, aéroportuaire à Notre-Dame des Landes, la lutte contre l’aménagement capitaliste du territoire ne s’inscrivait plus dans la visée de «changer le monde» selon l’idéal communiste d’antan, périmé comme chacun sait, et qui relèverait d’une «théologie de l’émancipation», selon G. Faburel. La perspective devenue aujourd’hui dominante est simplement de l’«habiter autrement» sous le signe concordataire du «commun».
À la rescousse de cette vision irénique et pacifiée du changement social, notre géographe, politologue et urbaniste convoque une foule de théoriciens et de chercheurs dont le point commun — si l’on peut dire — est de développer une réflexion conforme au précepte énoncé par le Premier ministre Raymond Barre après l’alerte de mai 68, selon lequel il fallait «changer LA société pour ne pas avoir à changer DE société».
D’où la recherche désespérée, mais prometteuse au yeux de ceux qui s’y adonnent, d’un nouveau «sujet» de histoire ailleurs que dans la lutte qui en constitue le moteur, celle des classes, tel «le commun», érigé en nouveau paradigme émancipateur. En réalité, au «mythe irénique et vivace de la grande ville» et à «la théologie métropolitaine», censés selon G. Faburel, constituer «la médiation centrale du néolibéralisme», celui-ci ne fait qu’opposer un autre mythe et une autre théologie, complémentaires des deux premiers, dont le néolibéralisme pourra fort bien s’accommoder comme le prouvent déjà les alternatives mises en pratique qu’elles inspirent, archi-minoritaires, dispersées et éphémères, qui finissent souvent instrumentalisées et récupérées par les pouvoirs en place quand elles ne sont pas purement et simplement réprimées et éradiquées. Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, puisqu’elles reviennent finalement à vouloir sortir de la métropole plutôt qu’à sortir du capitalisme ? Et encore !
On commence à savoir, en effet, pour peu que l’on cherche à se renseigner sérieusement au lieu de se laisser bercer par des utopies consolatrices, que les friches urbaines, terrains vagues et autres espaces encore délaissés mais bien situés par rapport à une métropole en pleine expansion, ne sont pas voués à l’être indéfiniment. «Espaces résiduels de la rationalité urbaine, inclassables pour la norme foncière et dépréciés par économie spatiale», peut-être, mais seulement de manière provisoire. Si ces «espaces interstitiels» peuvent constituer des «aires de résistance», ce n’est que durant une période limitée. Le temps que les pratiques alternatives ou «contestataires», comme on disait jadis, y aient fait la preuve tout à la fois de leur caractère «innovant» et de leur totale innocuité, pour extraire ces lieux de leur anonymat et pouvoir les réintégrer dans l’urbanisation du capital. Autrement dit, leur occupation passagère, tolérée voire soutenue plus ou moins discrètement par les autorités locales, sert le plus souvent de préalable un à investissement pérenne, terme à prendre aussi avec ses connotations financières, par les requins de l’immobilier avec l’appui des pouvoir publics. Comme le déclarait l’un d’eux avec cynisme, forme prise par la franchise chez les classes dirigeantes, « squattées par des marginaux bien comme il faut, les friches urbaines nous permettent de faire du blé». Dans le langage recherché des chercheurs, on parlera plutôt d’« urbanisme transitoire ».
Occupés de façon plus ou moins durable par des activités et des gens «différents», ceux-ci contribueront tôt au tard à en faire des «spots» ludico-artistiques réputés, qui attireront, après la clientèle pionnière «bobo» venue essuyer les plâtres, des promoteurs avisés alléchés par ces lieux «décalés» susceptibles de séduire des citadins avides de se distinguer du commun. Faut-il citer, parmi tant d’autres, l’exemple presque caricatural du 6b, à Saint-Denis, où un collectif artistique « alternatif » occupant un bâtiment abandonné dans un ancien quartier industriel mal famé, s’est en mis en cheville avec la société immobilière Brémond, un géant du CAC 40, pour « revaloriser », aux sens propre et figuré du terme, le secteur urbain alentour ? Avec l’aval du maire « communiste » Patrick Braouzek, « fan » du Grand Paris grâce auquel le regroupement de communes qu’il préside, symboliquement baptisé « Plaine commune », devrait perdre définitivement la détestable image de « banlieue rouge » qui lui avait été longtemps accolée.
Est-il besoin dès lors de souligner le caractère illusoire, pour ne pas dire dérisoire, de cette « lutte contre l’avancée du front métropolitain ». G. Faburel qui ne semble pas à une contradiction près, sait fort bien que les « expériences alternatives d’habiter », qui seraient « légions » aux abords ou en dehors de la métropole, prennent place sur des territoires promis tôt ou tard à l’absorption par celle-ci, comme il le reconnaît lui-même sans toutefois en tirer les enseignements. À savoir que lesdites expériences participent du phénomène urbain qu’elles sont censées contrer. À propos de la mise en culture de parcelles délaissées par les habitants regroupés en association ou en collectif plus informel, G. Faburel va jusqu’à admettre, entre deux envolées optimistes sur les effets bénéfiques de ces « réappropriations écologiques et citoyennes », que si ces « coups de bêche dans le tissu bétonné des villes son de plus en plus nombreux, ils sont aussi de plus en plus précaires ». Bien plus et d’une manière générale, il en vient à avouer au détour d’un paragraphe que « les pratiques dissidentes d’investissement des espaces interstitiels urbains peuvent même finir par servir les intérêts de la métropolisation en contribuant à attirer dans les quartiers concernés les “classes créatives” de la société en quête de renouvellement événementiel du cadre urbain ». Bref, elles participent du phénomène de gentrification — on n’ose dire de «boboïsation» encore que les citadins dénommés «bobos» par les journalistes jouent souvent le rôle pionniers en matière d’alternatives urbaines — indissociable de la métropolisation. Autant dire que ces « derniers remparts aux processus de patrimonialisation et de privatisation à outrance qui s’exercent dans les espaces urbains » sont pour le moins friables. Sous couvert d’expérimenter d’autres modalités sociales, économiques et politiques d’habiter le monde, on ne fait que contribuer à le «métropoliser… autrement» !
Jean-Pierre Garnier