Présentation du livre de Michael Parenti
Tuer une nation : assassinat de la Yougoslavie.
Le mardi 9 avril 2019 à la librairie Tropiques.
Par Alain Jejcic
La bibliographie en langue française consacrée à la tragédie yougoslave est très pauvre en ouvrages sérieux c’est pourquoi il faut, en premier lieu, saluer la publication du livre de Michael Parenti. De fait, pour la plupart, les livres édités ne font que reprendre les explications officielles et ne sont de ce fait qu’ouvrages de propagande. Ils recèlent nombres de mensonges, de contre-vérités, voire de falsifications pures et simples. Aussi, pour le public désireux de comprendre les événements qui ont ensanglantés la Yougoslavie pour aboutir à son démembrement et, en fin de compte, provoquer le chaos généralisé dans l’ensemble du sud-est européen, la tâche ressort à une mission impossible. En effet, mise à part les livres du colonel Hogard, de Fabrice Garniron, d’Alexis et Gilles Troude et de Diana Johnstone aucun ouvrage ne donne aux lecteurs des éléments suffisant pour lui permettre de nourrir sa réflexion et comprendre cet événement central de l’histoire européenne récente dont les conséquences continuent à peser non seulement sur les terres anciennement yougoslaves, désormais éparpillées en une multitude de micro-républiques, mais obèrent également la presqu’île balkanique dans son intégralité. Par conséquent, on se doit de souligner l’importance de la publication de livre de Michael Parenti qui dès l’incipit rejoint ce qu’on vient de dire en écrivant : « ce livre traite des mensonges que nos dirigeants nous racontent depuis plus dix ans sur les événements qui ont lieu en ancienne Yougoslavie ». Par ailleurs, dès à présent, il convient de souligner que l’ensemble des livres mentionnés, celui de Parenti compris, sont dus aux efforts de petits éditeurs. Ceci à l’évidence montre l’état de la grande édition française, asservie aux objectifs des oligarchies occidentales. « Les médias reflètent scrupuleusement la ligne définie par les leaders au service des intérêt des corporations », nous rappelle Parenti.
Aussi, « si des millions de gens ne cessent de croire aux mensonges c’est parce que c’est tout ce qu’ils ne cessent d’entendre. Du coup, après un certain temps, cela devient la seule chose qu’ils veulent entendre ».
Le démantèlement de la Yougoslavie ressort dans son essence, d’après Parenti, à une entreprise néocoloniale. Elle vise quatre objectifs : d’abord empêcher que le pays puisse avoir un développement indépendant, puis donner accès aux entreprise transnationales les ressources naturelles du pays, en particulier les énormes gisements en métaux rares du Kosovo, ensuite mettre à profit la main d’œuvre hautement spécialisée pour en faire la force travail à bon marché au service de l’Europe occidentale et, enfin, en démantelant les unités de production locales ouvrir la voie à la pénétrations des produits des grandes entreprises occidentales.
Cependant, si les objectifs de la reconquista neo-libérale, comme on pourrait désigner la conduite des puissance occidentales, s’appliquent à la Yougoslavie comme à tous les pays socialistes de l’est-européen, il n’en demeure pas moins que la Yougoslavie représente un cas à part. Autant son histoire que sa géographie font d’elle un sujet singulier. Constituée après la Première guerre à partir du Royaume de Serbie, elle sort vainqueur de la Seconde guerre pour se doter, sous la conduite du Parti communiste, d’un état socialiste. Toutefois, bientôt après la Libération, elle rompt avec l’Union soviétique, se rapproche des pays capitalistes occidentaux, en particulier des Etats-Unis lesquels lui fournissent aides en tous genres. Par la suite, à la tête du mouvement des non-alignés, elle représente une espèce de dissidence, d’obstacle empêchant les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine de rejoindre le camp des pays socialiste. D’une certaine façon, pourrait-on dire, que, lorsqu’elle est démantelée au début des années quatre-vingt dix, l’Occident fait montre d’ingratitude à son égard tant a-t-elle servi sa cause durant ses quarante cinq d’existence. C’est qu’avec la disparition des pays socialistes, l’existence de la Yougoslavie socialiste devenait sans objet alors que sa situation géographique la hissait au premier rang des préoccupations géopolitique des vainqueurs de la Guerre froide. Ainsi, son démantèlement bien que répondant à l’agenda néo-libérale, ressortait principalement à des objectifs géopolitiques. En effet, la Yougoslavie, telle qu’elle s’était formée, s’articulait autour de deux axes formant deux entités géopolitiques essentielles. D’une part, l’axe de la Morava et du Vardar contrôlant l’accès de l’Europe centrale à la mer Egée, d’autre part la cote Adriatique dans toute son étendue, elle aussi essentielle pour les communications des pays du nord avec la Méditerranée. De la sorte, quatre des six républiques fédérales représentaient un enjeu important au regard des intérêts mis en avant par les puissances occidentales dans le nouveau contexte né de la dislocation de l’Union soviétique, à savoir la Macédoine et la Serbie sur la voie égéenne et la Croatie et le Monténégro sur le littoral adriatique. La Slovénie, frontalière de l’Italie et l’Autriche, et la Bosnie par sa position centrale constituaient à la fois la porte d’entré et la clef de voute du système yougoslave. Ainsi, d’une certaine façon, la géographie yougoslave dictait la feuille de route de la politique occidentale et les événements qui en ont ponctué sa mise en place, finalement, l’ont confirmé et, presque trente ans plus tard, continue à l’orienter.
Au moment où la Yougoslavie se retrouve happée par la grande politique occidentale le pays connaît une crise économique profonde. Michael Parenti nous rappelle ses origines. Contrairement aux autres pays socialistes, la Yougoslavie, intimement liée à l’Occident, recourt dès la fin des années 60 et au début des années 70 à des emprunts massifs auprès des institutions bancaires occidentales afin de développer sa base industrielle, augmenter ses exportations et la production de biens de consommation. Cela faisant, elle commet une erreur fatale puisque, progressivement, le service de la dette devient un fardeau de plus en plus difficile à supporter pour devenir un facteur politique déterminant. Les créditeurs étrangers sous la houlette de la Banque mondiale et du FMI exigent la « restructuration », c’est-à-dire la mise en place de mesures draconiennes touchant autant l’organisation économique du pays que les conditions de vie de ses populations. C’est un désastre. La production industrielle qui connaissait une croissance annuelle de plus de 7% au début des années 70 chute à 3% au milieu des années 80 pour tomber à -10% en 1990 alors que le pays est largement ouvert aux importations des produits occidentaux. De restructuration en restructuration, outre l’organisation économique du pays, le système financier fédéral dans son ensemble est mis à mal et, pour finir, les transferts entre la fédération et les républiques sont carrément interrompus. Dès 1991, les créditeurs internationaux contrôlent la politique monétaire du pays. Le pays n’est plus indépendant, du moins du point de vue économique. Reste à en prendre le contrôle politique. S’ouvre alors un épisode historique particulièrement sanglant dont on a tout lieu de croire qu’il n’est pas encore achevé en cette année 2019 ; la chronologie du démantèlement de l’état fédéral est assujettie à sa géographie.
C’est donc d’abord la Slovénie qui fait sécession en proclamant son indépendance le 25 juin 1991. Elle initie de la sorte le processus de démantèlement mais aussi, porte ouverte vers l’occident, elle assure les conditions logistiques permettant l’acheminement des armements et des aides en toutes sorte vers l’intérieur du pays et prépare ainsi les conditions des affrontements à venir. L’intervention des forces armées fédérales (JNA) visant à protéger les frontières étatiques donne lieu à quelques échanges avec les forces territoriales slovènes sans grande importance, du moins du point de vue militaire. Toutefois, l’événement va revêtir une importance considérable pour la suite des événements. Il marque en effet l’entrée en lice de l’adjectif « serbe », l’armée fédérale étant présentée à la face du monde comme l’armée serbe. Ainsi, dès le début, par l’intermédiaire de l’armée fédérale, les Serbes sont stigmatisés comme les occupants, comme les oppresseurs. C’est le moment initial de la diabolisation des Serbes, arme essentielle dont va saisir par la suite la propagande occidentale pour justifier sa politique.
Si les conséquences de la proclamation unilatérale de l’indépendance slovène sont rapidement résorbées par les accords de Brioni le 7 juillet entre les présidents croate, slovène et le premier ministre fédéral Ante Markovic, en revanche l’indépendance croate, proclamée ce même 25 juin 1991, débouche sur la sécession des provinces croates à forte population serbe et donne à la crise yougoslave sa vraie ampleur puisque bientôt après des combats ont lieu entre l’armée croate et les forces autonomistes serbes.
Alors que les combats en Croatie prennent de l’ampleur et attirent l’attention du public international, la proclamation de l’indépendance de la Macédoine le 8 septembre 1991 passe pratiquement inaperçue de même que bien peu remarquent l’envoie d’un contingent de militaire US sous prétexte d’aider au maintien de la paix. L’épisode reste sans susciter d’échos. Pourtant, il s’agit d’événement important : un premier pas vers le contrôle géopolitique de l’espace yougoslave est accompli.
Cependant c’est avec la reconnaissance par l’Allemagne et le Vatican de la Croatie et de la Slovénie le 15 janvier 1992, que la crise yougoslave connaît un tournant décisif pour prendre son essor en devenant l’objet de la politique active des grandes puissances occidentales. En effet, en s’immiscent brutalement dans les affaires internes de la Yougoslavie, l’Allemagne et le Vatican mettent en branle un mouvement qui va progressivement déboucher sur l’intervention de plus en plus effective des pays occidentaux dans les affaires yougoslaves. Soit directement par le truchement de leurs ambassades, soit par l’intermédiaire d’organismes internationaux (ONU, OSCE, UNESCO etc), les pays occidentaux (en premier lieu les Etats-Unis et l’Allemagne) influent, voire dirigent le cours des événements qui se précipitent. Avec la création de la FOPRONU au mois de février 1992 les militaires font leur entrée sur le territoire yougoslave alors qu’indépendance de la Bosnie, proclamée au début du mois de mars, débouche rapidement sur des confits armés entre forces musulmanes et croates pendant que débute le siège de Sarajevo par l’armée serbe de Bosnie. De la sorte, courant 1992, tous les éléments sont réunis pour donner à la crise yougoslave la portée d’un événement international décisif pour l’avenir des pays concernés.
La Yougoslavie, désormais réduite à la seule Serbie et le Monténégro, peine à faire valoir son statut en se faisant interdire l’accès à son siège aux Nations-Unis alors qu’elle en l’un des pays fondateurs. De leur côté, la Slovénie, la Croatie et la Bosnie y sont admises. Les pressions sur la Yougoslavie vont s’accentuant, tous les domaines sont touchés y compris les sports quand les joueurs de basketball yougoslaves, pourtant parmi les meilleurs au monde, se voient interdire de participer à des tournois internationaux.
La guerre fait rage en Bosnie et dans les territoires croates peuplés de Serbes. Finalement, après diverses initiatives (plan Vance-Owen sur le découpage en dix entités de la Bosnie, la création de six « zones de sécurité » en Bosnie protégées par les casques bleus qui ont fait entre temps leur entré sur le territoire bosniaque, le plan Owen-Stoltenberg prévoyant de placer sous l’autorité de l’ONU de Sarajevo et Mostar) et l’intervention des forces aériennes de l’OTAN contre les forces serbes, des négociations sous l’égide du président Clinton sont organisées à Dayton. Elles aboutissent à la signature d’un accord de paix signé le 14 décembre 1995 par les présidents Milosevic, Tudjman et Izetbegovic. L’accord prévoit le partage de la Bosnie en deux entités, la République serbe de Bosnie et la Fédération croato-musulmane. Comme entre temps, courant août 1995, l’armée croate, avec le soutien de l’OTAN, a repris la Krajina en chassant une grande partie de sa population serbe, installé depuis des siècles dans la région, la paix est tant bien que mal instaurée en Bosnie et en Croatie.
Si l’accord de Dayton a le mérite d’instaurer la paix, ce qui n’est guère négligeable, en revanche la Bosnie telle qu’elle est organisée en application des stipulations de l’accord est une création invraisemblable. Un coup d’oeuil sur la carte géographique suffi pour s’en persuader. De plus, comme les institutions mises en place ne lui donnent pas les moyens d’exercer pleinement sa souveraineté, la Bosnie indépendante peine à s’organiser. En Bosnie, selon Michael Parenti, les puissances occidentales ont mis de côté les formes indirectes du néo-impérialisme en optant directement pour le colonialisme. Petite Yougoslavie au sein de la fédération, la Bosnie est confinée à une existence de pays colonial où la multitude de fonctionnaires étrangers avec à leur tête le haut représentant de l’EU orientent et dirigent les affaires du pays.
Toutefois, au lendemain de Dayton, la paix acquise, un constat s’impose : les puissances occidentales ne sont pas parvenues à réaliser la totalité de leurs objectifs. De fait, si voie égéenne est en partie coupée par la mainmise sur la Macédoine, en revanche l’Adriatique n’est pas entièrement sous contrôle puisqu’avec le Monténégro, la Yougoslavie éborgnée continue à disposer d’un débouché maritime. La conquista doit se poursuivre afin que tout le potentiel géopolitique des territoires ex-yougoslaves soit en totalité mis au service des intérêts occidentaux.
L’après Dayton ouvre donc une nouvelle étape dans la déconstruction de l’espace yougoslave.
Parvenu à ce point, il importe de s’arrêter un instant sur la diabolisation des Serbes, facteur important de la politique des grandes puissances occidentales. Question essentielle, puisqu’elle concerne l’adhésion des opinions publiques à la politique de leurs gouvernements, Michael Parenti lui consacre un chapitre entier. Il en fait l’historique en relatant ses éléments constitutifs, à savoir les viols de masse de femmes musulmanes et les camps de concentrations, sa mise en œuvre médiatique par l’intermédiaire d’agences de communication et de journalistes complaisants avec le soutien des grands titres de la presse internationale. Le bilan qu’il dresse est accablant, les viols de masse n’ont pas eu lieu et les camps de concentration (Omarska, Trnopolje, Brcko) n’étaient que des camps de prisonniers de guerre en tous points comparables aux camps croates et musulmans où étaient retenus les prisonniers serbes. Si des fake news sont à la base de la diabolisation des Serbes, reste à comprendre pourquoi la supercherie rencontre néanmoins adhésion du public. La tâche est ardue – l’ouvrage Propaganda d’Edward Bernays, le neveu de Freud, ouvre probablement des voies à une possible compréhension -, toutefois demeure l’interrogation pourquoi les Serbes ont-ils été choisis comme boucs émissaires ? Parenti donne quelques indications. « Les Serbes étaient la nation la plus nombreuse et la plus influente dans l’ancienne Yougoslavie avec, proportionnellement, un pourcentage plus élevé de membres du Parti communiste. Ils étaient les seuls à avoir constitué un état indépendant avant d’intégrer l’état unifié… De plus, lors des élections imposées par les Etats-Unis, les Serbes comme les Monténégrins ont porté leurs soufrages aux anciens communistes de préférence aux démocrates soutenus par les Etats-Unis. » Ce sont assurément autant de raisons susceptibles d’expliquer l’attitude hostile des puissance occidentales. Cependant, il nous semble qu’à elles seules, elles ne sauraient traduire les motivations occidentales. Aussi, nous semble-t-il, que l’histoire inscrivant les Serbes dans l’orthodoxie, dans l’alliance à la Russie et à la France, donne à l’attitude occidentale sa vraie dimension, à savoir celle d’une croisade, d’une croisade contre l’histoire. Et de fait, la Serbie en se constituant dès le moyen âge autour de l’autocéphalie de son église pour ensuite s’affranchir du joug ottoman avec l’aide de la Russie pour enfin, combattant l’armée austro-hongroise appuyée par l’armée d’Orient française, former la Yougoslavie, marque les Balkans de filiations inacceptables pour la globalisation anglo-saxonne. Elles donnent, du coup, à la diabolisation des Serbes son sens profond : en finir avec l’histoire si profondément ancrée dans les Balkans pour ouvrir la voie à l’ingénieurie politique, à la territorialisation, dirait Deleuze. De la sorte, s’appuyant sur des réflexes anti-communistes primaires, en usant du « totalitarisme » pour amalgamer nazisme et communisme tout en mettant en œuvre une iconographie soigneusement falsifiée, les puissances occidentales par la diabolisation des Serbes ménagent les conditions pour une assise durable de leur politique dans la région.
De fait, dès après Dayton, fort du succès de leur propagande, les puissances occidentales vont chercher à amplifier encore un peu plus leur emprise sur la Bosnie en accentuant la pression sur la Republika srpska. La chasse aux criminels de guerre débute alors que Radovan Karadzic et le général Ratko Mladic, le président de la Republika srpska et le général en chef de l’armée serbe, sont accusés de crimes contre l’humanité le 24 juillet 1995, avant même que le conflit armé ne prenne fin. Les forces de l’OTAN (IFOR) parcourent l’entité serbe, arrêtant et assassinant suspects et innocents. Michael Parenti consacre deux chapitres à cet épisode particulièrement odieux mais passé pratiquement inaperçu de l’opinion publique internationale. Toutefois, c’est avec l’affaire de Srebrenica que la fin de la guerre bosniaque atteint son paroxysme médiatique pour donner à la diabolisation des Serbes son empreinte définitive qui plus est validée par le gouvernement serbe dont le président Tomislav Nikolic présente ses excuses en avril 2013 après que neuf ans plus tôt le gouvernement de la Republika srpska en est fait de même. Désormais, la diabolisation des Serbes n’est plus seulement un facteur politique international, mais intériorisé par les intéressés eux-mêmes il devient un élément de la politique interne des états issus du démenbrement de l’état fédéral pour peser également sur les affaires internes de la Serbie.
Ainsi, quand émerge courant 1996 l’UCK (l’Armée de Libération du Kosovo), le décor est déjà dressé pour accueillir la narration occidentale ; il y a les bons et les mauvais. Après un an seulement, les rebelles de l’UCK deviennent les « freedom fighters », représentants exclusifs des intérêts de la majorité des populations albanaises du Kosovo alors que, sur le terrain, les exactions qu’ils commettent finissent par provoquer l’intervention de la police et de l’armée serbe. L’UCK subi défaite sur défaite, la pacification du Kosovo semble en bonne voie. C’est alors que les responsables états-uniens déclarent que la province est en proie à « une crise humanitaire » et exigent du gouvernement de Belgrade de retirer ses forces du Kosovo. Bientôt après éclate l’affaire de Racak lorsque un groupe de journalistes sous la conduite de William Walker, agent des services secrets américains, découvrent les corps de quarante quatre hommes et une femme. Rapidement, alors que les faits semblent contredire la version avancée par les occidentaux, la police serbe est mise en cause. Le massacre de Racak fait le tour du monde et deux mois plus tard l’OTAN entreprend de bombarder la Serbie.
L’histoire de la campagne de l’OTAN contre la Yougoslavie entre le 24 mars et 10 juin 1999 est connue, Michael Parenti ne s’attarde donc pas en relater le déroulement pour se consacrer plus en détail aux pourparlers de Rambouillet qui ont précédé les bombardements et à l’occupation du Kosovo par les forces de l’OTAN, suite à conclusion de l’accord de paix en application de résolution 1244 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Ce qui l’intéresse, à juste titre, c’est les manœuvres préliminaires au scandale et les événements, tout aussi scandaleux, qui accompagnent la prise de possession de la province méridionale serbe. De la sorte, en mettant l’accent sur des moments particuliers, peut être insuffisamment connus, cherche-t-il à dévoiler la véritable nature de la politique occidentale qui, sous couvert « d’action humanitaire », use et abuse de sa suprématie.
Ainsi pour Michael Parenti, l’accord de Rambouillet ne saurait en aucun cas être considéré comme accord, ni même comme le résultat provisoire d’une négociation inachevée mais bien plutôt comme un ultimatum pour une reddition inconditionnelle. Conduisant à la mort de la Yougoslavie, il ne pouvait pas être accepté par Belgrade. En effet, le dilemme devant lequel se retrouvaient les Serbes était soit de se rendre et être occupé, soit ne pas se rendre et être détruit. L’annexe B à l’accord de Rambouillet est à cet égard éloquent et Parenti d’en rappeler les trois points essentiels :
6.B Les personnels militaires et civils de l’OTAN bénéficient, dans toutes les circonstances et toujours, de la totale immunité et ne sont pas redevable devant aucune juridiction qu’elle soit civile, administrative, criminel ou disciplinaire pour des actes qu’ils pourraient commettre sur le territoire de la République fédérale de Yougoslavie.
7. Les personnels de l’OTAN ne sauraient faire l’objet d’arrestations, d’investigations ou détentions de la part des autorités de la FRY.
8. Les personnels de l’OTAN bénéficieront, ainsi que leurs véhicules, vaisseaux, aéronefs et équipements de passages gratuits et sans restriction sur tout le territoire de la FRY incluant ses espaces aériens et les cours d’eau.
En fait, à Rambouillet il s’agissait d’une déclaration de guerre déguisée sous les oripeaux d’un accord de paix. « Les Serbes avaient besoins d’un petit bombardement pour être ramenés à la raison », selon un haut responsable du Département d’état.
Alors que tout au long de la campagne de bombardement, les représentants de gouvernements occidentaux ne se cessaient de livrer au public des chiffres véritablement astronomiques de victimes albanaises, allant de 100.000 à 500.000, un peu avant la fin, le ministre des affaires étrangères britannique, Geoffrey Hoon, indiquait que lors de 100 massacres « 10.000 Albanais ethnique ont été tués ». De la sorte, il ne faisait pas seulement démentir ses prédécesseurs, notamment Jamie Shea prétendant que 100.000 bébés sont nés dans les camps de refugiés albanais à la suite de viols perpétrés par les Serbes, mais surtout levait-il le voile sur les occupations à venir des forces de l’OTAN, une fois le Kosovo évacué par les forces serbes. En effet, aux côtés des affaires courantes ressortant à la mise en place de l’administration les forces de l’OTAN vont se trouver requises pour trouver des charniers, preuves irréfutables des atrocités commises par les Serbes, bruyamment dénoncées tout au long des trois mois de bombardement. L’affaire est sérieuse, nombre d’organisations humanitaires sont mobilisées à l’instar des Médecins sans frontières et de Humans Right Watch alors que des socialistes à l’exemple de Bernie Sanders font part de leurs inquiétudes. La presse internationale n’est pas non plus indifférente, à lui seul le New York Times publie 80 articles sur la question entre le mois de juin et le mois d’août. Pour le FBI, il s’agit de « la plus grande scène de l’histoire de la médecine légal ». L’agence envoie au Kosovo plus de 50 tonnes d’équipement. Mais, finalement, après avoir parcouru le Kosovo de long en large, la multitude d’équipes internationales ne trouve rien. Une équipe espagnole, prête pour traiter 2000 autopsies, ne trouve que 187 corps dans des tombes individuelles. En somme, conclu Michael Parenti dans le chapitre consacré à la recherche des charniers, les responsables de l’OTAN ont utilisé des estimations déraisonnables d’Albanais assassinés comme un prétexte pour s’ingérer dans les affaires internes d’un pays souverain en détruisant son appareil productif et envahir et occuper une large portion de son territoire, ceci ne saurait se nommer autrement qu’une guerre d’agression. Pour laconique qu’il soit, le constat de Parenti n’en résume pas moins la manière de faire et l’objectifs recherchés par les puissances occidentales.
Avec l’occupation du Kosovo les puissances occidentales accomplissent un pas important vers la réalisation de leurs objectifs géopolitiques, le contrôle de la voie égéenne est plus que jamais à portée de main alors que la côte Adriatique est depuis Dayton solidement arrimée à l’Occident. Toutefois, selon les stipulations de la résolution 1244 du Conseil de Sécurité, le Kosovo demeure une province serbe. De plus, le « régime » de Milosevic, comme est désigné le gouvernement légal de la Serbie, est toujours en place et la Yougoslavie, certes réduite au Monténégro et la Serbie, continue à exister.
Dès lors, l’agenda de la conquista occidentale ne retiendra plus qu’à un seul objectif : détruire « l’état voyou serbe » et, par la même occasion mettre fin l’existence de la Yougoslavie. Dans ce sens un premier pas est franchi avant même la fin des bombardements avec l’inculpation du président Slobodan Milosevic pour crimes de guerre. Une fois la paix établie, d’autres responsables politiques serbes vont faire l’objet d’inculpations similaires de même que l’ensemble de l’état-major de l’armée serbe. De la sorte, à peine sortie de la guerre, l’état serbe et son armée se retrouvent mis au ban des nations, accusés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Conjointement, au Kosovo est instauré un régime paramilitaire lié au crime organisé. Un état mafieux est désormais installé dans la province méridionale de la Serbie, comme l’indique très bien le titre du livre que Pierre Péan consacre au Kosovo. Des exactions sans nombre sont perpétrés contre les populations non-albanises du Kosovo où la purification ethnique bat son plein. L’agression se poursuit par d’autres moyens mais les conséquences pour les populations n’en sont pas moins aussi désastreuses.
La Serbie, la Yougoslavie sont sous pression. Les effets ne vont pas tarder à se manifester. Dès le 5 octobre 2000, le président Milosevic est renversé à la suite d’une farce électorale qui n’est en fait qu’un coup d’état, prédécesseur des révolutions de couleurs à venir en Ukraine et dans les états de l’Asie centrale anciennement soviétique. Un an et demi plus tard, le 4 février 2003, le Monténégro proclame son indépendance et la Yougoslavie cesse d’exister. La destitution de Milosevic, la disparition de Yougoslavie, ce sont autant de victoires occidentales. Pourtant, la Serbie subsiste et continue et, du moins formellement au regard de la résolution 1244, à exercer sa souveraineté sur le Kosovo. La mise en place de l’agenda occidentale n’est achevée.
La proclamation unilatérale de l’indépendance du Kosovo le 17 février 2008 est un événement important. Conforme, voire même essentiel, aux ambitions occidentales, il est néanmoins obéré par la désapprobation qu’il suscite au niveau international. De fait, hormis la majorité des états de l’Union Européenne, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et quelques états d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine la majorité des états membres de l’ONU ne reconnaissent par l’indépendance du Kosovo. De plus, certains états ayant reconnu le Kosovo indépendant, reviennent sur leur décision en sorte que le statut international du Kosovo est mis à mal. Comme, par ailleurs, entre temps, la situation internationale a passablement évolué par la monté en puissance économique de la Chine et le rétablissement de la Russie, fermes défenseurs de la résolution 1244, l’indépendance du Kosovo d’apparaître de plus en plus problématique.
En cette année 2019, l’accomplissement de l’agenda occidentale serait-elle compromise ?
S’il est difficile de répondre à la question, en revanche, il importe de noter que désormais, dans le nouveau contexte international, l’indépendance du Kosovo dépend en grande partie de la Serbie elle-même. Va-t-elle décider de rejoindre le camp occidental et reconnaître, par la même occasion, l’indépendance du Kosovo, c’est-à-dire accepter non seulement de perdre 10% de son territoire mais surtout renoncer à son patrimoine historique présent dans la province, ou bien va-t-elle s’en tenir à la résolution 1244 pour en exiger l’application et, celà faisant, maintenir sa position d’équilibre entre Occident, la Russie, la Chine et la majeure partie du tiers monde. En tout état de cause, la décision que prendra le gouvernement serbe sera lourd de conséquences et non seulement pour la Serbie.
Finalement, en revenant au livre de Michael Parenti, on voudrait souligner que bien qu’il ait été conçu en 2000 et que, par voie de conséquence, il ne traite pas des événements survenus par la suite, sa critique de la politique néo-libérale des puissances occidentales dans les Balkans, demeure valable. Eller oriente la compréhension de l’agenda géopolitique de la conquista occidentale. Tout ce qu’il en a dit en 2000 continue, malheureusement, à être vraie en 2019. C’est pourquoi le livre de Michael Parenti constitue une bonne introduction à la problématique yougoslave qui, née de l’éclatement de l’état fédéral en 1991, ne finit pas presque trente ans après de nourrir l’actualité.
Alain Jejcic