«Le care, nid de couillons »

 

Jean-Pierre Garnier

 

Comme il fallait s’y attendre le Diplodocus de janvier consacre un dossier aux Gilets Jaunes. A cette occasion, Pierre Rimbert s’est surpassé avec un énorme article sur deux pages. Aussi énorme que les hénaurmités qui le jalonnent du début à la fin. Atteint de marxisme-friotisme aigu, Rimbert ne se contente plus, comme dans son «papier» publié dans un numéro antérieur, de vouloir «rendre au service public sa vocation fondatrice d'avant-guerre du bonheur commun»1. J'avais ironisé à l'époque sur cette gogôche citoyenniste qui voit dans «l'État social» mis en place par la coalition MRP-SFIO-PCF au lendemain de la deuxième guerre mondiale l'amorce d'un État socialiste alors quelle n'allait faire que rendre «glorieux» le capitalisme des 30 années qui suivirent. Or, Rimbert va encore plus loin cette fois-ci dans son délire «refondateur»: le voilà maintenant qui non seulement préconise mais prévoit—wishfull thinking en acte — l'avènement d'«un socialisme des services à la couverture étendue».

 

Cependant, son audace théorique et politique ne s'arrête pas là. L'«agent historique» de cette transformation ne serait autre que les travailleuses de ce secteur, «fer de lance du salariat, productrices de services qui tissent la vie collective et appellent une socialisation croissante de la richesse». Pas de la richesse monétaire et financière, bien sûr, mais celle, «émancipatrice» [sic] qui « pave les fondements de la vie collective » : assistantes maternelles, puéricultrices, ergothérapeutes, institutrices, auxiliaires de vie sociale,  animatrices socioculturelles,  éducatrices spécialisées, employées du nettoyage, aides-soignantes, aides-ménagères, aides médico-psychologues... Sans compter le personnel administratif féminin qui permet de faire fonctionner ces services. Rimbert termine son article par un bouquet final féministe en forme d'anticipation : emmené par ce néo-prolétariat féminin et ses alliées des professions plus qualifiées, un puissant mouvement se formerait pour «gagner le nom de “second Front populaire” : celui des services ». Fermez le ban !

 

 

On pourrait s’étonner que la «perspective historique de long terme, dessinée par Rimbert, susceptible de rassembler le salariat féminin» passe par sa constitution en «agent de l’intérêt général». On sait en effet, pour peu que l‘on possède au moins une once de connaissance de la pensée marxienne, que la référence à l’intérêt «général» est le lieu commun de tout discours politique en démocratie bourgeoise. Dans l’Idéologie allemande, en effet, Marx s’était chargé de mettre le points sur le i de cette idéologie consensuelle : «Toute classe qui aspire à la domination doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt général. » Or, jusqu’à nouvel ordre la classe capitaliste, en France comme ailleurs, n’a pas été chassée du pouvoir. Aujourd’hui comme hier, l’existence, dans la société où elle règne d’intérêts fondamentalement contradictoires, schématiquement ceux des travailleurs d’un côté, ceux des possédants de l’autre, auxquels il faudrait ajouter ceux propres à la petite bourgeoisie, ancienne ou nouvelle, l’intérêt « général » ne peut n’être dès lors qu’une fiction sauf si l’on use de cette notion pour désigner l’intérêt global des capitalistes, pour perpétuer leur domination, à tenir plus ou moins compte de ceux des classes dominées selon les rapports de forces dans une conjoncture déterminée.

Bref, la notion d’intérêt «général» sert la classe dominante pour dissimuler et faire prévaloir son intérêt propre, et reste, en particulier, l’instrument de légitimation par excellence de la pseudo-neutralité de l’État, en fait de l’État de classe à son service pour contenir la lutte des classes. Comme on ne peut toutefois imputer à Rimbert une ignorance de ce B-A BA de l’analyse matérialiste du monde social, il faut plutôt voir dans cette reprise d’un truisme parmi les plus éculés du crédo politique bourgeois la confirmation d’un ralliement de facto de l’intelligentsia de gauche néo-petite bourgeoise auquel le Diplodocus sert de bréviaire à la vision du monde de l’ennemi qu’elle prétend combattre.

 

Il va falloir en tout cas au plus vite appliquer l'«écriture inclusive» pour dénommer toutes celles qui sont de la sorte appelées à remplacer le prolétariat masculin défaillant comme fer de  lance du prochain bouleversement révolutionnaire : les «serviteurEs» (ou «serviTRICES»). Est-ce un hasard ? «Les secteurs de l'éducation, des soins, du travail social ou du nettoyage» qui, selon Rimbert, «forment la clef de voûte invisible des société libérales » ne sont autres que ceux du «care»,  appellation éthique c'est-à-dire moralisante et revalorisante de la néo-domesticité des emplois de services publics ou privés. Un «care» laïcisé et fonctionnarisé que le «transfert de l'univers familial, religieux ou charitable à celui du travail salarié» doterait de virtualités libératrices. Comme si le salariat n'était pas la forme capitaliste de l'esclavage, sauf bien sûr, pour les classes supérieures et les classes moyennes dites  éduquées non prolétarisées ! Un titre tiré de la série OSS 117 pourrait s’imposer pour qualifier cette fiction d’une mutation miraculeuse des travailleuses du service en avant-garde de la «révolution citoyenne» que P. Rimbert, l’équipe du Diplo et, plus largement, les Insoumis d’opérette (et d’État) appellent de leurs vœux : «Le care, nid de couillons ».

 

Jean-Pierre Garnier

 

1 Pierre Rimbert « L’intérêts général à la casse. Refonder au lieux de réformer», Le Monde diplomatique, avril 2018. Lire aussi : Bernard Friot, «En finir avec les luttes défensives», Le Monde diplomatique, novembre 2017

 

 

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #Pierre Rimbert, #le diplo, #care
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