Un des premiers colloques fondateurs du genre radical académique,
tenu à Paris au siècle dernier,
sur le thème "Archéologie du complexe de castration"

NB : Ce colloque mémorable se tint en 1982 à l'Elysée sous la direction de François Mitterand

 

Jean-Pierre Garnier nous a autorisé à publier, sous forme de feuilleton journalistique et édifiant les actes de sa participation au Colloque Géocritique International qui s'est tenu à Barcelone au printemps de cette année, sur le thème éminemment "réenchanteur" de :

SCIENCES SOCIALES ET CONSTRUCTION D'UNE SOCIÉTÉ POST-CAPITALISTE

Nous sommes donc heureux et fiers de faire bénéficier le public français érudit et surtout notre grande cohorte de chercheurs et universitaires de premier plan, de cette passionnante synthèse qui a fortement ému les sommités réunies à Barcelone, tant elle bouleverse les idées jusqu'ici communément admises sur un objet d'étude pourtant déjà très travaillé:

La reproduction proliférante des diverses espèces
de Sociologus academicus radicalis
en milieu social parasitaire dominant

( l'étude a surtout porté sur la variante dite "critique post-marxiste" )

 

 

XV Coloquio Internacional de Geocrítica

LAS CIENCIAS SOCIALES Y LA EDIFICACIÓN DE UNA SOCIEDAD POSTCAPITALISTA

Universidad de Barcelona 7-12 de mayo de 2018

[version française]
Episode 1

 

INTERSECTIONALITÉ : Oeuvre radicale de tendance burloniste évoquant l'achèvement de l'intense activité théorique accomplie en France, à partir des années 70.

 

Les sciences sociales
dans une perspective post-capitaliste

une porte ouverte à la science-fiction ?

 

Jean-Pierre Garnier

 

 

Dans un article publié dans la New Left Review, « The Future of the City », le géographe urbain étasunien, Frederic Jameson, théoricien critique de la notion — de fait un pseudo-concept — de « post-modernité » et de ce qu’elle recouvre, à savoir l’entrée dans un monde que le philosophe slovène marxiste Slavoj Zizek qualifie de « post-politique »1, affirmait ce qui suit: « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme »2. Je pense que cette appréciation est un bon point de départ. Pour aller où ? Peut-être à une impasse si la conjoncture socio-polítique présente tant au niveau national qu’à l’échelle internationale devenait structurelle. Le problème, en effet, à la fois idéologique et politique, est que aujourd’hui personne ne désire, bien sûr, le premier terme de cette alternative, mais que presque personne non plus ne désire le second en dépit des grandes proclamations de maints leaders, intellectuels et journalistes progressistes contre le «capitalisme néo-libéral financiarisé et globalisé». Car ce qui ne plaît pas à ceux-ci, en réalité, ce n’est pas le capitalisme en soi mais seulement sa version néo-libérale. Il suffit, pour le vérifier d’examiner leurs propositions ou modèles « alternatifs ». À cet égard, les programmes des partis politiques de la gauche dite radicale tels que Podemos en Espagne et les Insoumis en France ou les innombrables articles du mensuel citoyenniste français Le Monde diplomatique offrent un bon exemple des limites idéologiques — pour ne pas parler de leur mise en pratique — de leur anticapitalisme. L’« autre monde possible » qu’ils revendiquent et dont ils se revendiquent est un autre monde capitaliste, un monde autrement capitaliste mais non un monde autre que capitaliste. Ce qu’ils critiquent dans le capitalisme c’est seulement l’irrationalité de son fonctionnement et l’immoralité de ses excès, non le fait que ce mode de production soit un mode d’exploitation des êtres humains (ou du moins de la majorité d’entre eux) et de l’environnement. Le vocabulaire même de ces adversaires du néo-libéralisme reflète le caractère «modéré» de leurs ambitions et revendications : les mots «bourgeoisie», « prolétariat», «exploitation», «lutte des classes», «révolution», «socialisme», «communisme», etc. ont disparu ou sont en voie de le faire ; les vocables qui les ont remplacés sont de plus en plus consensuels: «le commun», par exemple, comme nous le verrons, ce concept nouveau ou reformulé qui a de nos jours beaucoup de succès parmi les militants citoyennistes, les marxistes de la chaire et autres libertaires d’amphithéâtres universitaires.

La majorité des chercheurs en sciences sociales, y compris ceux qui, dans les année 70 du siècle précédent, croyaient que leur travail théorique pouvait contribuer à changer non seulement LA société mais aussi DE société, pensent maintenant que cette finalité n’a plus de raison d’être. Quand le XXIe siècle en était encore à ses débuts, l’historien français Gérard Noiriel, par exemple, très représentatif et influent dans ce qui reste de l’intelligentsia de gauche française, recommandait à ses pairs et ses lecteurs la voie qu’avait empruntée le philosophe étasunien Richard Rorty, l’un des principaux représentants de la pensée pragmatique made in USA : « Puisque la démocratie est de nos jours notre unique horizon d’attente, tirons-en les conclusions »3. Quelles conclusions? On va voir que celles-ci s’inscrivent dans le renoncement général à imaginer un «au-delà» du capitalisme. Pour G. Noiriel et ses pareils, le temps est révolu des théoriciens révolutionnaires « animés par l’espoir que la rupture qu’ils désiraient introduire dans l’ordre de la connaissance allait bouleverser l’ordre du monde »4. Cette illusion idéaliste fut, pourtant, partagée par de nombreux chercheurs qui, comme G. Noiriel, se targuaient de matérialisme historique mais qui, aujourd’hui comme hier, paraissent oublier ce qu’un éditorialiste lucide du Monde Diplomatique rappelait avec ironie aux «radicaux de papier»: « Il est plus facile de changer l’ordre des mots que l’ordre des choses »5.

 

 

Une recherche paradoxale

 

Même si nous accordions à l’épithète «post-capitaliste» — comme à celui de «post-moderne» — une quelconque validité scientifique, on peut se demander si le choisir pour définir un type de société différente de celle que nous connaissons et subissons n’est pas, en soi, déjà significatif de l’abandon de toute perspective autre que capitaliste pour l’avenir de l’humanité. Doit-on considérer comme négligeable, en effet, le fait que l’on ne trouve plus de terme positif pour désigner un type de société qui soit véritablement différent que celui où nous vivons? Peut-être cette incapacité sémantique reflète t-elle une incapacité conceptuelle (et donc politique) pour définir… ce qu’est devenu réellement le capitalisme? Cela permettrait de comprendre pourquoi, comme nous le verrons, nombre des mesures et solutions que l’on présente comme non capitalistes voire anticapitalistes s’avèrent parfaitement compatibles avec un capitalisme « réformé », « rénové », « amendé », « civilisé », etc.

Certes, les échecs et les trahisons des idéaux d’émancipation collective au cours du siècle dernier par ceux-là mêmes qui s’en réclamaient pourraient expliquer l’abandon du langage qui correspondait à ces idéaux. Cela ne semble pas toutefois une raison suffisante. On y verrait plutôt un alibi pour éviter de paraître «extrémiste» dans une période où un néo-conservatisme, au sens propre et non usuel du terme — de nos jours, le conservatisme à l’égard de l’ordre capitaliste peut se parer des plumes de la radicalité critique6 —, prédomine dans les mieux de la gauche «éduquée», où une position franchement anticapitaliste exprimée à l’aide d’un lexique adéquat ne manque pas de susciter un déchaînement de critiques virulentes ou méprisantes de la part de l’establishment politico-médiatico-intellectuel. Pourtant, et quoiqu’on en dise, une position de ce type paraît des plus justifiées. Le capitalisme continue en effet d’avoir des effets désastreux, peut-être aujourd’hui plus que jamais puisqu’il a réussi à combiner ses indéniables innovations et perfectionnements technico-scientifiques avec des niveaux de régression sociale (intellectuelle, éthique et politique) et de dévastation écologique jamais atteints jusqu’ici.

Que l’on songe, par exemple, aux innombrables massacres et atrocités des diverses guerres déclenchées depuis les dernières années du XXe siècle par l’impérialisme étasunien et ses vassaux ou par djihadistes interposés (Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Libye, Ukraine, Syrie, Yémen…), qui matérialisent et concrétisent en toute clarté, si l’on peut dire, la barbarie que Rosa Luxemburg posait comme alternative au socialisme. En d’autres termes, les motifs ne manquent pas pour vouloir en finir avec ce mode de production qui s’avère être de plus en plus un mode de destruction tant de l’Humanité que de la Nature. D’où provient alors cette difficulté à penser un nouveau mode de production, interrogation qui n’a aucun sens, évidemment, pour tous ceux qui, à un titre ou un autre, ont intérêt à la pérennisation de l’existant. Manque d’imagination ou de désir ? Peur de l’inconnu ? Crainte de la violence ? Mélange de découragement et de résignation fruit d’une impuissance politique qui se traduirait en impuissance créative ? Ou tout simplement, frivolité et lâcheté? À moins que, tout bien pesé, cette absence de volonté de rompre réellement avec le capitalisme soit le propre d’une fraction de classe qui, tout en le critiquant, lui est malgré tout redevable d’exister, celle que le révolutionnaire polonais Jan Waclav Makhaïski appelait les «capitalistes du savoir»7.

Contrastant avec ce qui précède, on peut évoquer la tradition du «socialisme utopique» (premier socialisme, proto-socialisme) suivi du socialisme libertaire ou de ces penseurs qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’influence d’un mouvement ouvrier en pleine croissance, élaborèrent des modèles de société supposés attester la possibilité pour les êtres humains de vivre dans « le meilleur des mondes ». Face à eux, surgirent les partisans et théoriciens d’un «socialisme scientifique» d’inspiration marxiste qui critiquaient ces illusions et ces rêves «idéalistes», mais qui étaient également convaincus que l’«au-delà» se trouvait sur terre et non pas au ciel, avec l’avènement du communisme. Instruits aujourd’hui par le cours de l’histoire, nous savons que, laissant de côté les divergences théoriques et politiques qui les opposaient, ces deux courants partageaient un même irréalisme, avec cet différence que le «retour au réalisme» des tenants du second déboucha sur l’instauration d’un capitalisme d’État qui, loin d’ouvrir la voie vers un quelconque socialisme, se transmua en un capitalisme mixte, c’est-à-dire semi-privé, en Russie, en Chine, au Vietnam ou à Cuba.

Par la suite, dans les partis, organisations et cercles politiques de ce que l’on appelait l’extrême-gauche, se sont multipliés les recherches, les analyses et les diagnostics pour tirer les leçons de toutes ces expériences historiques plus ou moins négatives d’un « socialisme réel » jamais réalisé. Tandis que les uns s’employaient à fonder sur des bases renouvelées les problèmes d’organisation, de stratégie et d’alliances de classes en vue de la prise du pouvoir, les autres allaient à la recherche d’une nouvelle définition de ce que pourrait être une société non capitaliste. Mais ces deux séries de questions étaient dialectiquement liées, puisque les dirigeants, militants et théoriciens qui faisaient profession d’anticapitalisme avaient enfin compris que la manière de prendre le pouvoir jouait un rôle déterminant pour le type de pouvoir que l’on allait exercer et vice-versa. Néanmoins, depuis le dernier tiers du siècle dernier, les milieux politiques d’extrême-gauche ne sont plus seuls à se préoccuper de ces questions. Elles sont aussi objet de l’attention de nombreux chercheurs en sciences sociales, ce qui, à première vue, peut apparaître comme un paradoxe inattendu.

Qui est un tant soit peu au courant de l’histoire des sciences sociales sait qu’elles furent créées ou soutenues par l’État non pas précisément pour sortir du capitalisme ni, dit d’une autre façon, « faire la révolution ». Au contraire, depuis leur apparition au milieu de XIXe siècle, elles furent conçues et mises en œuvre pour préserver et consolider, directement ou non, l’ordre capitaliste menacé à l’époque par l’essor du mouvement ouvrier (grèves, émeutes, soulèvements, insurrections, révolutions…), auquel s’ajoutait la hausse de la délinquance et de la criminalité engendrée par la misère des classes populaires, bref par le fameux «spectre» du communisme qui, activé par le souvenir de la grande Révolution française, «tourmentait l’Europe», selon Karl Marx et Friedrich Engels. Comment, dès lors, renforcer l’ordre social? Non par la seule répression ou la charité chrétienne, sinon par le biais de réformes. Réformes qui, souvent, furent présentées par la propagande gouvernementale comme «révolutionnaires» ! Comme le soulignait le théoricien et militant communiste italien Antonio Gramsci, l’hégémonie bourgeoisie se base, en premier lieu, sur le consentement des dominés et, seulement en dernière instance, sur la coercition. En d’autres termes, les sciences sociales ne furent pas conçues pour faire la révolution ni même y inciter, mais comme instruments utiles voire indispensables pour effectuer des réformes dans le cadre de la reproduction des rapports de la reproduction, un processus que Karl Marx fut le premier à découvrir et analyser d’un point de vue matérialiste, ensuite conceptualisé avec profondeur par le sociologue et philosophe français Henri Lefebvre8. Aujourd’hui, cette fonction d’«éclaireurs » de la classe dirigeante dévolue aux chercheurs en sciences sociales en certains domaines «sensibles» reste la même.

Sans entrer dans le détail des implications complexes du concept de reproduction des rapports de production, il est toutefois intéressant de savoir au moins que le développement et les «mutations» du capital en tant que rapport social obéissent à une dialectique entre l’invariant et la nouveauté : ce mode de production ne peut survivre qu’à la condition de se transformer, et cela dans toutes les sphères de la vie sociale. Dans le domaine politique, par exemple, le Premier ministre et futur président de la République française Georges Pompidou, comprit très bien cette dynamique. Lors de sa campagne électorale de 1969, pour plaire aussi bien à l’électorat conservateur qu’à celui progressiste, il choisit comme slogan «Le changement dans la continuité». Qu’est-ce qui doit changer, pourquoi et comment pour que le système capitaliste puisse surmonter ses crises (crises qui, d’un autre côté, font partie de son évolution normale dans des conditions non « régulées ») ? Les sciences sociales sont précisément chargées de fournir des réponses aux gestionnaires du système capitaliste bien que cela toujours à une condition : que cette finalité demeure occulte, qu’elle ne soit pas exposée au grand jour.

Pourtant, il y eut en France une brève période que précéda et suivit les évènements de Mai 68 où cette fonction normalisatrice des sciences sociales fut remise en cause — au moins sur le papier — par des philosophes comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze, des sociologues comme Henri Lefebvre, Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, René Lourau, des anthropologues comme Maurice Godelier ou Emmanuel Terray. Pierre Bourdieu, en particulier, révéla que la raison d’être profonde des sciences sociales était de «rationnaliser» la domination, aux deux sens du terme: à la fois la rendre plus efficiente, sur le plan pratique, au moyen d’innovations institutionnelles et techniques, et, sur le plan idéologique, la rendre plus acceptable (et acceptée voire invisible) grâce à des discours d’accompagnement à tonalité scientifique ou moralisante9.

 

 

On sait néanmoins que ces courants critiques dans les sciences sociales, y compris les études urbaines d’inspiration marxiste10, furent « récupérés » et même encouragés par les autorités étatiques après Mai 68. Cela dans le cadre, tout d’abord, de l’action menée par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de la droite moderniste, pour promouvoir une « nouvelles société »; ensuite, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, avec l’appui officiel dont bénéficièrent les sciences sociales critiques pour faire advenir une soi-disant «société libérale avancée». De fait, dans les deux cas, l’une des conditions pour rénover la domination bourgeoise consistait à rénover les sciences sociales. Car, les dirigeants politiques ont toujours à faire face à des contradictions, des crises et des conflits. Pour ce faire, ils doivent faire appel aux «lumières» que leur apportent des chercheurs capables de formuler et analyser les problèmes, dégager les facteurs explicatifs et proposer des solutions qui, si elles ne servent pas toujours à résoudre ces problèmes, sont au moins utiles pour « gérer » leur non solution. Or, de ce point de vue, une position critique à l’égard du monde social est plus productive qu’une position apologétique11. Les situationnistes forgèrent un concept pour définir cette fonction pseudo-subversive au service de l’ordre: la « critique intégrée ».

 

Jean-Pierre Garnier

 

Fin du premier épisode

à suivre : 
Le « commun » contre le communisme : un pas en avant dans la régression

 

1 Zlavoz Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2004 ; Bienvenue dans le désert du réel, Flammarion, 2005

2 Frederic Jameson, The Future of the City, New Left Review 21, May-June 2003

3 Noiriel, 2003.

4 Ibid.

5 Rimbert, 2011.

6 Garnier, 2017

7 Jan Waclav Makhaïski, 2014.

8 Lefebvre, 1973.

9 Bourdieu, 1981.

10 Garnier, 1977. 2018.

11 Garnier, 2007.

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #sociologie, #colloque sociologique
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