Jean-Pierre Garnier nous a autorisés à publier, sous forme de feuilleton journalistique et édifiant les actes de sa participation au Colloque Géocritique International qui s'est tenu à Barcelone au printemps de cette année, sur le thème éminemment "réenchanteur" de :

SCIENCES SOCIALES ET CONSTRUCTION D'UNE SOCIÉTÉ POST-CAPITALISTE

La reproduction proliférante des diverses espèces
de Sociologus academicus radicalis
en milieu social parasitaire dominant

( l'étude a surtout porté sur la variante dite "critique post-marxiste" )

voir ici l'épisode 1

voir ici l'épisode 2

Voici donc la troisième et dernière partie de l'intervention de J-P.Garnier au

XV Coloquio Internacional de Geocrítica

LAS CIENCIAS SOCIALES Y LA EDIFICACIÓN DE UNA SOCIEDAD POSTCAPITALISTA

Universidad de Barcelona 7-12 de mayo de 2018

[version française]
 

Les sciences sociales
dans une perspective post-capitaliste

une porte ouverte à la science-fiction ?

 

Par Jean-Pierre Garnier

 

Episode 3

Vers la planète citoyenne

 

Étant donné que, comme l’observait le sociologue Henri Lefebvre, «un paradoxe est souvent une contradiction non perçue», il reste à rechercher la contradiction dissimulée au cœur de cette vision — pour de pas dire ce mythe— d’une société post-capitaliste en gestation compatible avec la survie du capitalisme. Cette contradiction s’enracine dans la position et la fonction structurellement contradictoire de la classe qui fait sienne cette vision, la petite bourgeoisie intellectuelle dont, qu’on le veuille ou non, nous faisons tous partie1. Ses tâches de médiation entre dominants et dominés (conception, organisation, contrôle, formation) dans la division sociale du travail font d’elle, comme l’a amplement démontré le sociologue Pierre Bourdieu, un «agent dominé de la domination». Cependant, cette situation objective est assez difficile à vivre subjectivement pour les gens qui se targuent de progressisme et à plus forte raison de «radicalité». Avoir conscience d’être à la fois dominé par la bourgeoisie et dominant par rapport au prolétariat, provoque, aussi bien individuellement que collectivement, un certain malaise existentiel difficile à supporter pour la majeure partie des membres de cette classe engagés «à gauche». À moins de recourir aux services coûteux d’un(e) psychanalyste — ils constituent le gros de sa clientèle —, ils préfèrent en général demeurer dans l’inconscience de ce rôle social ambigu, nier son existence et se réfugier dans la dénégation ou dans ce que le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre appelait la «mauvaise foi». De fait, professionnellement, le néo-petit bourgeois progressiste ne peut accomplir sans trop de gêne l’une ou plusieurs des tâches sociales qui lui sont affectées de par son appartenance de classe, que s’il ignore, volontairement ou non, consciemment ou non, ce qu’il est lui-même socialement. En d’autres termes, il ne peut « assurer » qu’à la condition de ne pas assumer. Ce qui explique pourquoi, en ce qui concerne les sciences sociales, les solutions alternatives «post-capitalistes», théoriques ou pratiques élaborées et proposées par les sociologues, anthropologues, géographes, historiens, politologues ou philosophes ne sont pas anticapitalistes, mais, dans le meilleur des cas, «altercapitalistes». Pour définir ce phénomène, une écrivaine surréaliste2 et un philosophe post-situationniste3 parlent de «subversion subventionnée».

C’est ainsi, par exemple, que la majorité des universitaires «de gauche», pour ne pas dite la totalité, ne remettent jamais en cause le bien fondé de l’institution qui les emploie ni la division capitaliste du travail que celle-ci contribue à reproduire, et qui fait des intellectuels une catégorie, pour ne pas dire une caste, séparée des autres en tant que détentrice du monopole de la connaissance, du savoir, de la culture, bref de l’intelligibilité du monde social, aux dépens des classes dominées et exploitées. Pour les plus progressistes, le système d’enseignement supérieur peut et doit être «démocratisé», mais penser à y substituer des formes égalitaires de formation demeure pour eux dans le champ de l’inimaginable. Apparemment, nous sommes maintenant très loin de l’expérience menée en France après mai 68, quand, à la faveur de la «contestation» de l’ordre établi de la part des étudiants et des intellectuels, on créa dans le bois de Vincennes, à l’est de la capitale, un «Centre universitaire expérimental», plus connu sous le nom de Paris VIII. Il ne fallait pas avoir le bac pour y être inscrit et les notes furent supprimées. Nombre des professeurs figuraient parmi les plus réputés en matière de critique sociale et plaidaient pour la disparition des «grandes écoles, sélectives et élitistes», tandis que d’autres faisaient cours sur des places ou dans certains jardins publics parisiens, dans des entrepôts ou des stations de métro.

 

Il convient néanmoins de signaler que cette «utopie concrète réalisée» (comme la dénommaient leurs initiateurs) dura seulement une dizaine d’années (1969-1980) et surtout qu’elle fut, dès l’origine, le résultat d’une «concertation» entre, d’une part, le Premier ministre Georges Pompidou et ses conseillers les plus éclairés, et d’autre part certaines têtes d’affiche de la «contestation», comme me le confirmera lui-même celui-ci, lors d’un déjeuner privé, devenu président de la République: « L’idée qui s’est imposée, me confia t-il, fut de créer une cour de récréation dans le bois de Vincennes où la agitateurs gauchistes pourront faire leur révolution dans les salles de cours. Comme cela, ils nous ficherons la paix dans la rue ». Aussi l’«utopie concrète» d’un enseignement supérieur ouvert aux inférieurs était-elle déjà en voie de normalisation avancée quand un gouvernement plus droitier que les précédents décida de mettre fin à l’expérience en ordonnant la destruction des locaux au cours des vacances d’été, et le transfert des classes, des professeurs et des étudiants à Saint-Denis, une banlieue ouvrière au Nord de Paris. Bien plus… ou bien moins, à aucun moment, même au début, les enseignants, y compris les promoteurs de l’«analyse institutionnelle» qui théorisaient sur la «dialectique de l’instituant et de l’institué», remirent en cause autrement qu’en paroles la raison d’être de l’institution universitaire. Peut-être que le contenu et l’organisation des cours rompaient-ils avec la tradition, mais tant leur logique de fonctionnement interne (plus mandarinal que jamais, chaque sommité de la «pensée critique» faisant office de gourou auprès de groupies extasiés, ce qui incitait les enseignants/chercheurs débutants à essayer de grimper le plus rapidement possible dans la hiérarchie), que leur finalité (la fabrication d’une élite intellectuelle) échappèrent à «contestation».

 

 

Dans la revue Les Temps modernes, animée à l’époque par Jean-Paul Sartre, un article de François George, professeur de philosophie et membre du comité de rédaction4, provoqua un scandale parmi l’intelligentsia de gauche française en soulignant « le caractère hiérarchique, voire quasi féodal » de la relation des intellectuels avec les classes populaires. Ainsi allait-il jusqu’à affirmer que « ce qu’il y a sans doute d’insupportable pour eux rien que dans l’idée de révolution prolétarienne, c’est qu’elle doit aboutir à la suppression de toutes les classes [souligné par l’auteur]. Dès lors, « en tant que tels les intellectuels, qui n’existent qu’en fonction la division de la cité en classes, ne peuvent qu’être les adversaires » d’une telle révolution.  Se définissant de ce fait comme « propriétaire privées de l’intelligence, du savoir, de la culture », ils pressentent en effet, selon F. George, que « la collectivisation de la pensée ferait d’eux des chômeurs ». Selon lui, « les intellectuels plus ou moins fiers de l’être en tant que caste ou corporation, et même s’ils invoquent la “liaison aux masses”, idéal de la prêtrise maoïste, seront amenés à définir un projet fondamentalement contre-révolutionnaire »5. D’où leur propension à fétichiser le développement des forces productives, conçu comme « autonome, extérieur au cadre capitaliste » alors que celui-ci imprime à ce développement son orientation et son rythme, et à y discerner un autre type de révolution, la « révolution scientifique et technique ». « Plaçant tous leurs espoirs dans la machinerie du savoir », ils comptaient sur cette révolution, dans les années 60-70 du siècle dernier, pour les porter au pouvoir en lieu et place de la bourgeoisie. Et F. George, encore abusé comme nombre de gauchistes par le mirage soixante-huitard d’un réveil de la classe ouvrière, de prophétiser que « la fameuse révolution scientifique et technique, au lieu d’être l’alibi d’une nouvelle classe dominante », serait « jugée par la vraie révolution», celle « où tout le monde se met à penser », où « tous ceux qui y participent sont intelligents », où, par conséquent, « l’intellectuel séparé disparaîtra comme figure grotesque du monde de l’aliénation. »

 

 

De tels propos ne sont évidemment plus de saison de nos jours où la pensée critique ou qui se veut t-elle a regagné les ghettos universitaires, essaimant tout au plus dans les bacs-à-sable « alternatifs » néo-ruraux ou urbains où les anarchoïdes6 se sont repliés. De ce qui précède, néanmoins, surgissent deux questions. La première est un tabou; la seconde, un sacrilège.

La première renvoie au paradoxe, c’est-à-dire à la contradiction, initialement signalé : quelle peut être la légitimité d’une vision de la société post-capitaliste élaborée par des experts en sciences sociales dont l’existence dépend, précisément, du maintien du mode de production capitaliste? On connaît déjà la réponse retorse des intéressés : faire croire (ou essayer de faire croire) que les solutions «alternatives» qu’ils proposent ou approuvent participent déjà du post-capitalisme. Parmi nombre de situations où ils se font fort de donner corps de manière empirique à une problématique scientifique, on peut choisir un autre exemple qui permet d’illustrer ce subterfuge: la constitution par des gens engagés dans la mise en pratique d’une «autre manière de vivre», de communautés locales auto-organisées censées enclencher un processus progressif et progressiste de réappropriation collective générale de la quotidienneté, à partir de la base, évidemment.

Dans un livre qui rencontra un certain succès aussi bien parmi les militants de la gauche «radicale» qu’auprès des géographes, anthropologues ou sociologues de cette mouvance, Jérôme Baschet, un historien qui navigue entre l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) à Paris et l’État des Chiapas au Mexique, théorisa un nouveau modèle de société inspiré par les révolutionnaires zapatistes7. Contrairement à ce que l’on serait tenté de supposer, il ne s’agit pas d’exposer des recettes révolutionnaires pour le XXIe siècle, mais d’explorer, à partir de l’expérience zapatiste, « des voies alternatives pour l’élaboration pratique de nouvelles formes de vie » dans « un monde libéré du capitalisme ». Pour J. Baschet, ce qui importe est le résultat, non le processus : réaliser une « utopie socio-spatiale en marge » et, si possible « en dehors » de la société. C’est pourquoi J. Baschet laisse de côté le fait que la révolution zapatiste a quelque chose à voir avec la lutte armée, une nécessité due, selon lui, à la spécificité du contexte politique mexicain. Dans les «démocraties» européennes, point ne serait besoin de s’affronter à l’État et ses forces répressives. Il suffirait de le «contourner» sur le plan spatial et de l’«éluder» sur le plan social ! La transformation du monde commencerait avec la « création d’espaces libérés » par des gens qui se seraient préalablement eux-mêmes « libérés des conditionnements de la société capitaliste » (consommation, publicité, productivisme, obsolescence programmée, etc.). Par la suite, cette «transformation personnelle plus en plus vastes »8. L’ambition de J. Baschet est, cependant, modeste : il se contenterait de « 5% à 10% d’espace libéré » sur le territoire français. Il reviendrait dès lors à la bourgeoisie et à ses représentants politiques de juger de la compatibilité systémique de cette idée avec le règne de l’exploitation et de la domination capitalistes étendu au reste de l’espace national, quelque chose faisant, peut-être, également partie des « possibles » qui plaisent tant à J. Baschet et autres « subversifs » du même tonneau. Il est vrai que les zones en voie de désertification ne manquent pas et que ce projet se situe bien en deçà de celui de Félix Guattari et consorts pour qui «des espaces infinis» étaient supposées «s’ouvrir à l’autonomie».

 

 

Annonce sur un de leurs comptes touiteurs
du dernier spectacle de l'Atelier National d'Utopie Socio-Spatiale En Marge :
"l'insurrection qui revient du Chiapas"
sur un livret de Dardot et Laval  (adapté de Jérôme Baschet)
et une chorégraphie d'Anselme Jappe.

Ce type de réflexion théorique sur la sortie du capitalisme bénéficie d’un certain succès dans la sphère «radicale» parce que l’auteur donne une touche scientifique à une illusion répandue : croire que l’État, garant de la reproduction des rapports de production capitalistes, laissera tranquillement se développer des initiatives collectives de quelque sorte que ce soit qui pourraient menacer réellement la stabilité de ce système social. Pour peu qu’elle dépasse les limites de configurations minuscules, toute activité de production ou de distribution se retrouvera encadrée, soumise à la relation salariale et au marché. À cet égard, l’évolution des coopératives vers la forme de l’entreprise est exemplaire.

En réalité, l’organisation politique de communautés autonomes fédérées qui prendraient en charge les services de santé, éducation, justice et police, outre la production et l’échange, c’est-à-dire de la base économique et sociale tant du nouveau système social en gestation que de l’ancien en voie de dépassement (ce qui correspond plus ou moins à l’horizon communiste), est totalement incompatible avec le mode de production capitaliste et la permanence de l’État, sauf si le fonctionnement des lieux de travail est conçu, non pas selon le principe l’auto-organisation et de la démocratie directe, mais dans le cadre de la soi-disant «démocratie participative» où les dominés, maintenus en réalité dans leur position subalterne sous la coupe des ingénieurs, techniciens et autres spécialistes, participent à leur propre domination. Autrement dit, un contrôle réellement démocratique, c’est-à-dire populaire de toutes les activités économiques impliquerait que l’ensemble de ceux qui en tirent un profit quelconque, que ce soit en termes d’avoir, de savoir ou de pouvoir, soient préalablement expropriés, et que soit mis fin à cette appropriation privative dont ils jouissent aujourd’hui, qu’elle soit d’ordre privé ou étatique. Cela donnerait sans doute lieu à une confrontation sévère qui n’aurait rien de pacifique. Or, le sous-titre du livre de J. Baschet, Adieu au capitalisme, est consensuel à souhait : Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes. Nul doute qu’il faille de tout pour faire ou refaire un monde capitaliste, y compris des micro-sociétés postulées post-capitalistes mais qui s’intègrent à lui. Ainsi en va t-il aussi, en fait, des secteurs de l’économie informelle ou du crime organisé : ils ne dérangent en rien la production officielle du profit ! Aussi, au lieu d’un «adieu au capitalisme», un simple «au revoir» paraîtrait plus adéquat puisque, au bout du compte, l’impression laissée par la lecture de ce livre et d’autres textes à vocation savante inspirées par la même orientation «modérée» n’est pas précisément d’avoir abandonné le capitalisme.

« Jusqu’à preuve du contraire, le capitalisme ne permet pas l’existence en son sein de “germes, de “fragments” d’une formation sociale qui ait pour vocation de subvertir les fondements des relations existantes. C’est la grande différence avec l’essor de la société bourgeoise à l’intérieur de l’ordre féodal et ensuite de l’Ancien Régime. La transformation radicale de la société actuelle ne peut être le résultat d’un processus progressif et cumulatif de création d’ “espaces libérés”. Par la dynamique de sa puissance, le capitalisme a la capacité de gagner tous les espaces, d’absorber et intégrer, tolérer et contrôler tous les “fragments” qui peuvent se construire en son sein »9. L’auteur de ces lignes est, comme on le voit, en totale opposition avec le point de vue de J. Baschet. Ce n’est pas un historien ni même un chercheur en sciences sociales, sinon un essayiste et militant marxiste-libertaire. Au cours ces dernières décennies, Charles Reeve10 a parcouru, d’un côté, une partie du monde pour participer à des mouvements populaires auto-organisés, et, d’un autre côté, l’histoire des mouvements populaires pour analyser les moments où ceux-ci ont débouché sur des formes d’autogouvernement (Révolution française, Commune de Paris, révolution allemande des conseils ouvriers et de soldats de 1918-1920, révolution anarchiste espagnole de 1936-1937, «Révolution des œillets» portugais de 1975…). Ses deux axes de recherche sont complémentaires et indissociablement théoriques et politiques: le refus de la délégation de pouvoir et la démocratie directe. Il s’agit en outre de deux axes peu définis voire négligés dans les sciences sociales, au point même de ne pas être considérés comme scientifiques. Par qui ? Il n’est pas difficile de le deviner. Par les mêmes qui pensent qu’une compétence particulière leur est conférée non seulement pour contribuer au «changement social», tâche classique assignée par l’État aux chercheurs, mais aussi pour aider à la «transformation du monde», comme Marx l’intimait aux philosophes de son époque. Ici surgit la question sacrilège a laquelle j’ai fait allusion plus haut: l’État pourrait-il se mettre au service de la révolution, et ses serviteurs œuvrer à leur propre disparition comme caste détentrice du monopole de la connaissance sur la société ?

Certes, il ne s’agit pas de reprendre le vieux débat en vogue dans les sciences politiques (aussi vieux que lesdites sciences) au sujet de la compatibilité entre «le Politique et le Scientifique». Mais on est en droit de se demander si la compétence que s’accordent les chercheurs en sciences sociales en tant que telles les autorise à intervenir directement dans le champ politique pour définir ce que serait une société post-capitaliste et faire l’impasse par la même occasion sur ce qui ne correspond pas à leur vision de spécialistes de ces sciences. Ce qui conduit logiquement à présumer que, parallèlement à la «critique intégrée» qui se limite à ne prendre pour cible que la version néo-libérale du capitalisme, existent des «alternatives intégrées» au caractère analogue, au sens où elles laisseraient intactes ses traits fondamentaux, c’est-à-dire l’exploitation économique, la domination politique et le conditionnement idéologique, et, par conséquent, la structure de classe de la société. Dit d’une autre façon et plus clairement, le «post-capitalisme» ne serait pas autre chose qu’une nouvelle forme de capitalisme, un capitalisme rénové, bref, un «néo-capitalisme» d’une nouvelle génération. Reste à savoir en quoi consisterait sa nouveauté. À lire ou écouter tout ce qui s’écrit ou se dit depuis déjà quelque temps sur le sujet, la réponse tient en un seul mot : la société post-capitaliste ne sera ni socialiste ni communiste et encore moins libertaire, mais «citoyenniste»

À la différence du néo-capitalisme de l’après-guerre en Europe, cette nouveauté ne sera pas économique mais d’ordre politique. Ou plutôt post-politique11. À s’en tenir, en effet, aux discours à prétention savante et à la prose médiatique chargée d’en vulgariser la substantifique moelle, la société post-capitaliste en gestation serait déjà une société sans classes, composée seulement de «citoyens». Certains mots ont disparu, on l’a vu, du vocabulaire : «bourgeoisie», «travailleurs», «exploitation», «domination», «aliénation», «répression»... La même chose se produit avec «rébellion», «soulèvement», «insurrection», «lutte» et a fortiori «classe». Débats, oui! Combats, non! Le prolétariat, pour sa part, a été décrété en voie d’extinction voire désintégré, et sa place comme force collective susceptible de se mobiliser pour peser sur le cours de l’histoire s’est vue occupée par une foule de sujets et de subjectivités dont l’ensemble est appelé «les gens», «la majorité», «le grand nombre», «les 99%», «la multitude»”, etc.12 Quant au vocable « peuple», il ne saurait être manié qu’avec doigté pour ne pas faire le jeu du «populisme».

La transition se déroulerait dès lors dans une ambiance de pacification générale. Il n’y aurait plus d’intérêts incompatibles ni d’antagonismes irréductibles. Les divergences, superficielles, seraient l’exception; l’accord, profond, la règle. «Les “mouvements sociaux”, étrangers voire hostiles à tout ce qui peut évoquer la lutte des classes, agrégeraient des individus sans appartenance de classe » (comme le postule l’idéologie bourgeoise la plus traditionnelle que la petite bourgeoisie intellectuelle post-moderne a fait sienne sur ce point), des individus qui « s’uniraient pour lutter dans la bonne humeur et que l’on inviterait tôt ou tard à “participer”, c’est-à-dire à être les participants à leur propre domination »13. Ainsí, par la magie des sciences sociales et avec une dominante du Droit (c’est-à-dire de droite), la société post-capitaliste se profilerait comme un disneyland de «citoyens», créatures fantasmatiques dont l’identité serait en réalité définie par sa dépendance à l’État.

 

La pasionaria révolutionnaire Annie Dalgo fédérant les insoumis de Passy avec les marcheurs du Marais pour conquérir l'Hôtel de Ville au terme d'une nuit de débats festifs.

 

Cette vision consensuelle et enchantée contraste avec les images qui évoquent d’ordinaire l’effondrement de la société capitaliste et l’accouchement d’une société socialiste sinon communiste. La réalité du monde actuel, où la violence ne cesse augmenter sur tous les plans, à toutes les échelles et sous les formes les plus diverses, donne à ce modèle post-capitaliste l’allure d’une fiction. Qui sont les rêveurs ? Ceux qui font le pari d’une sortie douce et sans douleur du capitalisme ou ceux qui prévoient une transition «pleine de bruit et de fureur» ? Comment peut-on imaginer l’éclosion d’une société post-capitaliste sans un bouleversement politique et social, sans une restructuration drastique, accompagnée d’un démantèlement au moins partiel, de l’organisation des industries, de la grande distribution , des moyens de communication de masse, des appareils judiciaires et policiers, des administrations et, bien sûr du système scolaire, depuis l’école primaire jusqu’à l’université, de même que, dans le domaine de la planification urbaine, sans mesures telles que l’expropriation des entrepreneurs et des banquiers, l’extension à l’ensemble du territoire de la propriété publique du sol, la réquisition des logements vides, la reconversion de nombreux édifices de bureaux et de locaux commerciaux pour de nouveaux usages et de nouveaux usagers, etc.?14

Dans l’appel à ce colloque, il semble que l’on ait oublié que « les modèles théorisés et parfois construits de sociétés socialistes, communistes et libertaires, de même que les projets utopiques qui se sont réalisés par le passé » non seulement le furent en dehors des institutions du capital, mais en outre, contre elles au travers de luttes de classe dures et souvent violentes. Par conséquent, on pourrait en déduire que les « nouveaux modèles » que l’on peut imaginer « à partir de la situation économique et sociale structurelle de la phase actuelle du capitalisme tardif » s’élaboreront aussi sur ce mode, y non dans l’environnement paisible des enceintes universitaires… à moins quelles ne soient occupées par des étudiants et des professeurs solidaires d’un peuple mobilisé dans un même combat émancipateur contre la classe dominante. Comme le rappelait l’historien et théoricien anarchiste Miguel Amorós, « que les victimes du capitalisme décident d’adapter la vie à des conditions humaines contrôlées par tous y mettent sur pied leurs contre-institutions, alors le moment sera venu des programmes transformateurs et les véritables expériences que restitueront les équilibres sociaux et naturels y reconstruiront las communautés sur des bases libres. Une société libertaire ne pourra devenir réalité que par le biais d’une révolution libertaire.15 »

J’ai commencé avec une citation d’un géographe marxiste étasunien. Pour résumer ma conclusion — provisoire, je l’espère —, je terminerai avec une citation d’un autre marxiste académique, anglais, cette fois-ci : l’historien Perry Anderson, un auteur connu en France mais assez mal vu en raison de sa position sceptique — je dirais lucide — à propos du rôle des intellectuels de gauche contemporains, qu’il a exprimée dans deux livres et plusieurs articles de la revue New Left Review que lui-même dirigeait16. Dans l’un de ces textes, publié en l’an 2000, il tirait un bilan plutôt négatif de la pensée progressiste des dernières décennies du XXe siècle : « Pour la première fois depuis la Réforme, il n’y a plus d’opposition significative dans la pensée occidentale — c’est-à-dire une vision du monde rivale de celle qui domine »17. 18 ans plus tard ce diagnostic me semble encore d’actualité.

 

Jean-Pierre Garnier

Bibliographie

 

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1 On chercherait en vain trace de membres d’une autre classe parmi les participants à ce colloque.

2 Lebrun, 2000.

3 Mandosio, 2010.

4 Le père de François George était le géographe marxiste Pierre George.

5 George, 1972.

6 Anarchoïde : néologisme inspiré grec ancien (oïdos : qui à l’air de, qui ressemble à mais qui n’est pas).

7 Baschet, 2014 (a).

8 Baschet, 2014 (b).

9 Reeve, 2018.

10 Charles Reeve est le pseudonyme de Jorge Valadas, penseur anticolonialiste et antifasciste, ancien déserteur de l’armée portugaise autemps du dictaeur Salazar.

11 Zizek, 2005.

12 Delgado, 2016.

13 Ibid.

14 Comment rompre, par exemple, avec le «modèle Barcelone»,«marque déposée» de cete «ville trompeuse» pour in substituer un autre où le «droit à la ville» tel que le definit Henri Lefebvre ne serait plus reservé a une minorité de puissants et de nantis?

15 Amorós, 2007

16 Anderson, 1977; Anderson, 2005.

17 Anderson, 2000.

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #colloque sociologique, #sociologie
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