1918 : comment les Alliés ont surfé vers la victoire sur une vague de pétrole
Article de Jack Pauwels
publié sur le site investig'action
Illustration: Troupes françaises transportées au front par camion,
bas-relief sur le monument de la Voie Sacrée près de Verdun
(photo : J. Pauwels)
Au printemps 1918, l’Allemagne lança sur le front occidental une offensive gigantesque. Ce projet orchestré par le général Ludendorff, représentait un gros coup de poker. L’Allemagne était encore plutôt forte sur un plan strictement militaire, mais le pays allait très mal à plusieurs égards. En raison d’un blocus naval mené par la Royal Navy, le pays souffrait d’une pénurie de toutes sortes de produits, y compris les matières premières stratégiques et le ravitaillement. Les civils autant que les militaires allemands affamés étaient à ce point mécontents et agités qu’on craignait qu’ils ne suivent l’exemple révolutionnaire que leur avaient donné leurs adversaires russes en 1917. Dès le début de l’année, Berlin et d’autres grandes villes furent témoins de manifestations et de petites émeutes ainsi que de grèves. En outre les alliés de l’Allemagne, Austro-Hongrois et autres, semblaient en avoir assez de la guerre. Et sur le front occidental, les armées des ennemis du Reich se mettaient à grossir à mesure que de nouvelles troupes américaines venaient se joindre à leurs frères d’armes français et britanniques. Dans ces circonstances, on espérait ardemment que la grande offensive prévue produirait la victoire qui dissiperait tous ces problèmes.
L’attaque commença le premier jour du printemps, donc le 21 mars, vers quatre heures et demie du matin, après un bombardement de milliers de canons, du jamais vu. Le « théâtre » des opérations était un secteur du front où s’était déroulée la bataille de la Somme. Au début, les résultats furent impressionnants. Les assaillants réussirent à percer les lignes britanniques et à progresser rapidement. Les Britanniques perdirent tout le terrain qu’ils avaient conquis avec tant de peine en 1916, et subirent de lourdes pertes. Plus tard ce printemps, puis au début de l’été 1918, d’autres offensives suivirent – contre les Britanniques dans les Flandres et contre les Français le long de l’Aisne et en direction de Paris, toujours avec des résultats similaires. Mais l’avancée allemande vers Paris fut stoppée par les Français – considérablement aidés par les Américains – lors de la seconde bataille de la Marne, qui dura de la mi-juillet au début août 1918. La marée s’inversa définitivement le 8 août. Simultanément, les troupes françaises, britanniques, canadiennes et américaines se lancèrent dans une contre-offensive gigantesque, et à partir de ce moment les Allemands furent systématiquement et irrésistiblement repoussés. Plus tard Ludendorff décrirait cette date comme le jour le plus noir dans l’histoire de l’armée allemande.
Un certain nombre de facteurs ont contribué à l’échec de l’offensive. Lors de leur progression, les Allemands creusèrent de profondes ramifications dans le front allié. Mais ce faisant, ils allongeaient sensiblement leur propres lignes, ce qui dispersait au lieu de concentrer leurs réserves d’hommes et de matériel. Cela ne faisait qu’affaiblir leurs attaques successives tout en exposant aux contre-offensives alliées leurs flancs de plus en plus allongés. Un facteur psychologique a également joué un rôle. Les soldats allemands comprenaient que les conditions pour une offensive victorieuse n’avaient jamais été aussi bonnes depuis le début de la guerre en 1914, et que le haut commandement avait engagé tous les moyens qui lui restaient afin que l’offensive réussisse et que la victoire leur soit acquise. C’était tout ou rien, maintenant ou jamais. Paradoxalement, c’est le succès de l’offensive qui fut responsable, au moins en partie, de son échec. Lorsque les soldats allemands prirent possession des tranchées et des casemates britanniques, ils constatèrent que celles-ci regorgeaient d’armes et de munitions mais aussi de réserves de nourriture et de boisson comme ils n’en avaient plus vu depuis des années. Les officiers poussaient en vain leurs hommes à attaquer les positions britanniques ou françaises suivantes, mais ceux-ci préféraient faire la pause et se réconforter notamment avec la viande en boîte de conserve et le vin. Les innombrables interruptions de ce genre des offensives allemandes offraient chaque fois aux Alliés l’occasion de se réorganiser, de se retrancher et de faire venir des réserves, notamment des troupes américaines, qui furent utilisées en de nombreux endroits pour colmater des trous. Cela aussi démoralisa les Allemands, leur donnant l’impression que les Alliés disposaient de réserves inépuisables, non seulement en nourriture et en matériel de guerre, mais aussi en hommes, en « matériel humain ». Entre-temps les assaillants allemands subissaient eux-mêmes de fortes pertes, 230.000 hommes rien que pour les deux premières semaines, et entre mars et juillet un demi-million – voire un million selon certaines sources. Combien de fois encore les Allemands devraient-ils attaquer une position ennemie avant que l’ennemi capitule ? Comment pouvaient-ils l’emporter sur un ennemi disposant de réserves aussi inépuisables en matériel et en hommes ?
Mais c’est un autre facteur qui fut déterminant dans l’échec de l’offensive allemande du printemps et de l’été 1918. Si les Alliés réussissaient toujours à se doter de nouvelles réserves d’hommes et de matériel nécessaires pour ralentir et finalement stopper l’offensive allemande, c’est parce qu’ils disposaient de milliers de camions permettant de transporter leurs troupes rapidement et partout. Les Français surtout – qui auparavant déjà avaient fait usage de véhicules motorisés, par exemple avec les taxis parisiens réquisitionnés pour la bataille de la Marne en 1914 et avec les camions pour la Voie Sacrée en 1916 – produisaient d’excellents camions, principalement des modèles de Renault. Ce fabricant allait livrer plus de 9000 pièces à l’armée française pendant la Grande Guerre. Les Britanniques, qui n’avaient pas un seul camion au début de la guerre, disposaient de pas moins de 56.000 pièces en 1918. Les Allemands par contre transportaient encore toujours leurs troupes par le train, comme en 1914, mais certains secteurs cruciaux du front, comme la Somme, étaient difficiles à atteindre. (Dans le nord de la France les lignes de chemin de fer allaient surtout du nord vers le sud, vers Paris, et non de l’est vers l’ouest, vers les côtes de la Manche, direction principale des offensives allemandes).
D’ailleurs, à proximité du front, pour le transport de biens, les deux parties allaient utiliser jusqu’à la fin de la guerre des chevaux et des charrettes. A cet égard aussi les Allemands étaient désavantagés car ils souffraient d’une grande pénurie de chevaux et de fourrage, tandis que les Alliés importaient un grand nombre de chevaux et de mules des Etats-Unis. La mobilité supérieure des Alliés a largement contribué à leur succès. Plus tard, Ludendorff déclarerait que le triomphe de ses adversaires en 1918 revenait à la victoire des camions français sur les trains allemands.
Ce triomphe tenait aussi aux pneumatiques en caoutchouc produits par des firmes comme Dunlop et Michelin pour les automobiles et camions alliés, supérieurs aux roues d’acier des trains allemands produites par Krupp. De manière générale, la victoire de l’Entente sur les Puissances Centrales se réduisait donc à une victoire de l’économie, et surtout de l’industrie des Alliés sur l’économie de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie – économie qui souffrait cruellement d’une pénurie de matières premières à cause du blocus naval britannique. « La défaite économique et politique de l’Allemagne est indissociablement liée à sa faillite économique » a remarqué à ce propos l’historien français Frédéric Rousseau. La supériorité des économies alliées était clairement corrélée au fait que les économies britannique et française (voire belge et italienne) disposaient de colonies d’où elles pouvaient faire venir tout ce dont elles avaient besoin pour gagner une guerre moderne, notamment le caoutchouc et le pétrole ainsi que d’autres matières premières « stratégiques » – de même que des coolies, des travailleurs coloniaux extrêmement peu coûteux qui réparèrent ou construisirent les routes par lesquelles, au printemps et à l’été 1918, furent transportées les troupes alliées.
La Grande Guerre fut un conflit entre rivaux impérialistes, où les prix étaient formés par des territoires pleins de matières premières et d’ouvriers bon marché, des atouts qui avantageaient l’économie d’un pays, surtout son industrie, et le rendaient donc plus compétitif et plus puissant.
Ce n’est donc pas un hasard si cette guerre a été gagnée par les pays qui étaient déjà les plus richement pourvus de colonies lorsque le conflit éclata, à savoir les grandes puissances industrielles possédant la plupart des colonies. Autrement dit : les systèmes impérialistes les plus puissants – britannique, français, américain – l’ont emporté sur un impérialisme concurrent, celui de l’Allemagne, superpuissance industrielle il est vrai, mais plutôt dépourvue de colonies. Sous cet angle, il est même surprenant qu’il a fallu quatre longues années avant que la défaite de l’Allemagne ne soit un fait accompli.
Il est clair toutefois que les avantages liés à la possession de colonies et donc de réserves illimitées de ravitaillement pour les soldats et les civils, ainsi que de caoutchouc, de pétrole et autres matières premières ne pouvaient se révéler déterminants que sur le long terme. La raison principale est le fait qu’en 1914 la guerre avait commencé comme un conflit armé traditionnel sur le continent européen, comme à l’époque napoléonienne, conflit qui n’allait se métamorphoser que peu à peu en confrontation mondiale entre titans industriels. La phase d’ouverture suscite des images de cavalerie, plus précisément des croquis et tableaux d’uhlans allemands et de cuirassiers français armés de lances et de sabres, surgissant fièrement sur le théâtre comme l’avant-garde des légions qui caracolent à travers champs vers l’horizon ennemi. Par contraste, sur les photos prises des champs de bataille en 1918, la gent chevaline brille par son absence, et on voit à la place des fantassins emmenés dans des camions ou monter au front derrière des chars, armés de mitrailleuses, de grenades et de lance-flammes, tandis que des avions patrouillent loin au-dessus de leur tête.
En 1914 l’Allemagne avait encore une chance de gagner la guerre, surtout parce que le Reich disposait d’excellentes voies ferrées pour le transport de ses troupes vers les fronts tant dans l’est que dans l’ouest; c’est ainsi qu’une grande victoire fut remportée contre les Russes à Tannenberg. Mais en 1918 les chances allemandes d’un Endsieg s’étaient évaporées depuis longtemps. (Hitler et ses généraux tireraient comme leçon de cette expérience que pour gagner une seconde édition de la Grande Guerre, l’Allemagne devrait gagner cette guerre rapidement. C’est pourquoi ils firent apparaître le concept de « guerre menée à la vitesse de l’éclair », la Blitzkrieg censée produire « une victoire rapide comme l’éclair ». Ce fut une réussite en 1939-1940 contre la Pologne, la France et quelques autres adversaires, mais le fiasco spectaculaire de la Blitzkrieg en Union soviétique en 1941 entraînerait à nouveau l’Allemagne dans une guerre interminable, ingagnable en raison du manque de matières premières comme le caoutchouc et le pétrole).
Le caoutchouc n’est pas la seule matière première stratégique dont les Allemands manquaient et dont les Alliés disposaient en abondance. Ces derniers disposaient également du pétrole nécessaire pour leurs armées et leur flotte aérienne de plus en plus motorisées. Au cours de leur offensive finale à l’automne 1918, les Alliés consommaient chaque jour 12.000 barils – des fûts de 159 litres – de pétrole. Le ministre des Affaires étrangères britannique, Lord Curzon, déclara à juste titre lors d’un dîner de la victoire le 21 novembre que « les Alliés avaient nagé vers la victoire sur un flot de pétrole ». Et un sénateur français dit que « le pétrole avait été le sang de la victoire ». Une bonne partie de ce pétrole venait des Etats-Unis et était livré par Standard Oil, une firme des Rockefellers qui gagnèrent beaucoup d’argent dans cette affaire – tout comme Renault gagna beaucoup d’argent en produisant des camions si gourmands en carburant (82,6 % du pétrole importé en France en 1917 provenait des Etats-Unis dont 47 % livrés par Standard Oil ; en 1918 les Etats-Unis fourniraient 89,4 % du pétrole importé par la France). Il est logique que les Alliés nageant dans le pétrole se soient équipés de matériels motorisés modernes fonctionnant au pétrole. En 1918 les Français n’avaient pas seulement d’énormes quantités de camions, mais aussi une grande flotte aérienne. Et pendant la dernière année de guerre, tout comme les Britanniques, ils disposaient d’automobiles équipées de mitrailleuses ou de canons, mais surtout d’un nombre considérable de chars. Ce n’étaient pas les monstres grossiers et peu efficaces apparus dès 1916 sur le champ de bataille, mais des chars d’excellente qualité comme le Renault FT, considéré comme « le premier char moderne dans le monde ». Si les Allemands disposaient de peu de camions ou de chars, voire pas du tout, c’est aussi parce qu’ils manquaient de pétrole. Seule la Roumanie pouvait leur en fournir.
Après ce 8 août fatal, la plupart des soldats allemands comprirent que la guerre était perdue. Ils en avaient plus qu’assez et voulaient rentrer chez eux plutôt que donner leur vie pour une cause perdue. L’armée allemande commençait à se désintégrer, il n’y avait quasi plus de discipline, les désertions se multipliaient et les soldats se rendaient en masse. Entre la mi-juillet 1918 et l’armistice de novembre, 340.000 Allemands allaient se rendre ou passer à l’ennemi. Les prisonniers formaient 70 % de toutes les pertes allemandes en ces derniers mois de guerre. Les soldats allemands se servaient aussi de divers subterfuges pour ne pas monter au front, une pratique connue sous le terme de « Drückebergerei » (embusqués, tire-au-flanc, réfractaires …). En août et septembre 1918 l’épidémie de désertions, de redditions en masse et de « Drückebergerei » prit des proportions telles qu’on décrivit la situation comme une « grève militaire tacite ». C’est du reste ainsi que le voyaient les homme de troupe eux-mêmes. Les soldats allemands qui se repliaient traitaient souvent les troupes montant au front de casseurs de grève prolongeant la guerre (« Kriegsverlängerer »).
Il restait trop peu de soldats à l’Allemagne pour pouvoir continuer la guerre. Encore un autre facteur qui contribua à ce que Berlin jette l’éponge, c’est le fait que la situation sur le front intérieur était catastrophique. En raison du blocus de la Royal Navy, la population civile souffrait de plus en plus de la faim qui entraînait des maladies et des décès sans précédent, surtout chez les enfants, les personnes âgées et les femmes. La maladie la plus tristement célèbre de toutes était la grippe dite espagnole, d’abord connue comme grippe flamande parce qu’elle avait été introduite dans le Reich par des soldats revenant du front des Flandres dans leur Heimat.
La misère et la mort causées par la guerre provoquèrent en Allemagne dès 1917 un clivage grandissant dans l’opinion publique, notamment entre pacifistes porteurs d’aspirations essentiellement démocratiques, radicales voire révolutionnaires, et faucons qui restaient généralement fidèles à l’ordre impérial établi et attachés aux valeurs traditionnelles conservatrices, autoritaires et militaristes. A l’automne 1918, les premiers eurent le dessus parce que la grande majorité de la population voulait la paix à tout prix. Tout comme la Russie l’année précédente, cette combinaison de la fatigue de guerre avec un désir de politique radicale et de changement social, tant dans le chef des soldats que des civils, a fait que la guerre s’est terminée dans un contexte révolutionnaire. Peu avant et après le 1er novembre, le feu révolutionnaire embrasa les mutineries des marins à Wilhelmshaven et à Kiel et suscita la création de « conseils » révolutionnaires de soldats et d’ouvriers inspirés par les « soviets », dans des villes comme Berlin, Munich et Strasbourg, capitale de l’Alsace encore allemande à l’époque. Ludendorff – figure de proue par excellence d’un militarisme, d’un autoritarisme et d’un conservatisme discrédités – dut remettre sa démission et s’enfuit à l’étranger. Le 10 novembre un nouveau gouvernement fraîchement formé, composé de politiciens libéraux et sociaux-démocrates, demanda un armistice aux Alliés. Le lendemain au petit matin, près de Compiègne, dans un train servant de quartier général au commandant en chef allié, le maréchal Foch, fut signée une capitulation allemande sans conditions – et à 11 heures, les canons se turent.
Au cours des derniers mois de guerre, tandis que des centaines de milliers de soldats allemands, généralement de la classe sociale inférieure, « donnaient leur vie », comme on dit, pour la gloire de l’Empire allemand, l’empereur Guillaume II avait résidé dans son quartier général à Spa, station thermale belge dont le nom évoque les loisirs et le luxe de la classe dominante. Le 10 novembre il y abdiqua de son trône et partit immédiatement se réfugier aux Pays-Bas, neutres. Cette retraite peu glorieuse reflétait le fait que la défaite de l’Allemagne était la conséquence d’un manque de véhicules et du pétrole nécessaire à leur fonctionnement : il partit non pas en voiture, mais en train.
Jacques Pauwels est historien, auteur notamment de « 1914-1918 La Grande Guerre des classes », aux éditions Aden.
Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’ActionSource: Investig’Action
Vidéo de la passionnante conférence-débat donnée par
Jacques Pauwels