Intifada, la secousse qui chasse le sommeil.
par Badia Benjelloun
Le Régiment Immortel.
Par une journée ensoleillée que rafraîchit une brise légère, par milliers et milliers, ils sont venus marcher. Ils n’entonnent pas de slogans. Par moment, lors de lâchers de ballons, des hourras fusent et parcourent en onde puissante et brève le cortège. Jeunes et moins jeunes, de la figurine de mode à la silhouette rêvée pour des magazines qui photoshopent leurs modèles au grand-père rougeaud et ventripotent, sur tout un après-midi qui s’étire sur plus de six heures, ils sont venus parader.
L’avenue empruntée depuis le monument Pouchkine à la place Rouge n’est guère plus longue qu’un kilomètre et demi, près de deux fois plus large que les Champs Elysées, elle est densément remplie d’une foule hérissée de portraits portés à bout de bras ou juchés sur un dispositif qui les rehaussent. Au cours d’une longue station qui a duré plus d’une heure, serrés, coude à coude, très rares sont ceux qui quittent la chaussée pour boire un café ou de l’eau minérale offerts par la ville. Parfois, ils vont manger de ce plof au riz un peu gluant préparé in situ sur des cuisinières brûlant un combustible empestant le mazout, disposées tout le long du trajet et apprêtées pour la circonstance, déguisées en locomotives miniatures. Nulle impatience, il faut attendre que se forme la fin du cortège dont l’ampleur pressentie semble considérable. Une longue pause, comme cela se pratique pour les méditations lors de chemins de croix. Les visages sont sérieux, sans gravité excessive, souriant parfois et certainement dépourvus de la marque d’un deuil douloureux.
Puis reprend le mouvement en direction du Kremlin, lent, continu, à vitesse constante, un flux laminaire, sans turbulence et de cette calme puissance irrésistible. Une fois qu’est abordée la place Rouge, une longue chaîne de jeunes volontaires canalisent de part et d’autre le large ruban humain qui ne cesse de se dérouler et va bientôt dans une centaine de mètres se défaire. Des tribunes sont dressées, je m’installe dans celle qui a été montée juste devant le mausolée de Lénine. Trois heures durant, des hommes et des femmes défilent d’un pas mesuré sans être lent et témoignent dignement.
Ils arborent dans leur immense majorité le ruban de Saint-Georges.
Très nombreux sont ceux qui accolent au portrait de leur disparu un petit drapeau aux couleurs de l’Armée Rouge portant l’inscription du numéro de son régiment qui est entré à Berlin ou dans une autre ville allemande ou soviétique ou européenne libérée. Des bérets kaki sont vissés sur des têtes, garnis de l’insigne de la faucille et du marteau. Un grand fleuve humain s’écoule, il est fascinant. Il s’en dégage comme le parfum d’une joie légère et transparente, le ciel en est plus grand et lumineux.
Ce corps dit qu’il s’est relevé d’une maladie qui a failli lui être mortelle tant elle l’avait saigné et qu’elle avait mordu ses chairs. La Perestroïka et sa suite eltsinienne fut une guerre impitoyable, soldée par des destructions sociales et des morts au seul profit des ‘Libéraux’ et de leurs appétits illimités d’argent. Et d’une « Amérique » se croyant alors pôle mondial unique et qui voulait détruire n’importe quelle Russie fut-elle ravageusement et purement capitaliste. Une guerre perdue. Ce corps russe dit donc à ces Libéraux qui avaient créé cette fête de commémoration du 9 mai en 2012 comme souvenir altéré d’un passé communiste récent qu’il se l’approprie pour en faire celle d’un peuple qui s’affirme cohésif. Ce vaste corps rassemble ses membres disloqués par la tourmente des Chicago Boys et se tient à nouveau debout, soudé. Il reprend sa Place et la réoccupe. Pour empêcher les rassemblements quotidiens qui s’y tenaient contre le gouvernement de Boris Eltsine, la municipalité moscovite avait procédé à la construction d’un vaste ensemble commercial semi-enterré devant le Manège. Il a été dédié surtout à des enseignes occidentales les plus scandaleusement frelatées come KFC et Mc Do, emblématiques de toxicité sociale par l’instauration de la précarité salariale et un mode alimentaire aberrant.
Ce moment emprunte aux processions religieuses leur dimension liturgique sacrée, les portraits photographiques des disparus sont les nouvelles icônes laïques à célébrer. Il remémore sa victoire sur le nazisme et la rappelle à un monde qui se voudrait oublieux de l’effort des Soviétiques qui détruisirent les ¾ de l’armée allemande et de leurs 27 millions de morts. L’afflux des Russes à cette communion laïque est de plus en plus massif. Pour la seule ville de Moscou cette année, leur nombre a certainement dépassé le million.
Cet événement réactive la grandeur d’un peuple déployée quand il combat pour sa survie. Il réarrange l’identité russe malmenée par le saccage dû à la dissolution de toutes les structures sociales des années quatre vingt dix. Il est aussi une réponse magistrale aux sanctions économiques occidentales prises à son encontre.
Il affirme qu’il est uni pour s’en défendre et qu’il est prêt à rétorquer à toutes les provocations des Usa et de l’OTAN sur ses frontières. Aussi réticent fût-il à toute guerre, la reconstitution dans nombre de localités de batailles célèbres de 1941-1945 avec artillerie et uniformes de l’époque témoigne de son ardeur infaillible à se protéger contre toute agression, vertu exaltée auprès de la jeunesse.
Secouer les portes de la prison
A quelques encablures de cet immense pays-continent, d’autres peuples, à défaut de pouvoir déclarer leur souveraineté et de l’exercer, sont en train de construire leur futur à partir des moments de lutte opiniâtre pour leur survie. L’occupation de la Palestine depuis maintenant soixante dix ans est commémorée par près de deux millions de prisonniers à Gaza. Frondes et arbalètes, fumées de pneumatiques, quelques étendards et des cerf-volants sont leurs seules armes, mises à la disposition d’une volonté infaillible de faire cesser un blocus en place depuis onze ans.
La riposte de l’entité coloniale, assassinat par des snipers juchés sur des hauteurs de foules venues repousser de leurs mains nues des barbelés et des murs qui les oppriment et les affament, constitue son suicide métaphysique et médiatique en direct. L’opinion qui compte, l’occidentale, est scandalisée et les condamnations du massacre sont unanimes, hormis le gouvernement de Trump demeuré placide et fort aise d’avoir déplacé son ambassade à al Qods.(1) Un sondage mené par l’IFOP pour le compte des activistes pro-israéliens de l’Union des Etudiants Juifs de France indique que pour une majorité de jeunes entre 18 et 24 ans le sionisme est un racisme. De plus, globalement 57% des sondés ont une opinion négative d’Israël.(2) Piètre résultat malgré le colossal budget de communication israélien qui a abouti à la récente victoire de cette entité sise en Asie à l’Eurovision, promotion d’une séquence emblématique des programmes télévisuels d’abrutissement, une poule grasse caquetant, roulant des yeux et battant des ailes pour la basse-cour d’intoxiqués débiles du petit écran. Les inversions de langage opérées par les medias dominants et l’intense travail d’influence des parlementaires français et européens perdent de leur efficace. La catastrophe humanitaire qui frappe les Gazaouis depuis 2007 que vraiment rien ne légitime devient insupportable. La taire est de plus en plus difficile.
Une sédition tranquille.
Plus originale est la forme prise par la consolidation constituante du peuple marocain. Elle s’exprime depuis quelques semaines par une protestation aigüe vis-à-vis d’une élite arrogante au pouvoir. Parti on ne sait comment, une ou deux pages Facebook le 20 avril, presque une variante potache de la rébellion populaire habituelle, il s’est propagé un mouvement de boycott de trois produits de consommation courante. Les réseaux sociaux sont envahis de messages, de saynètes, d’exhortations musicales, poétiques, folkloriques, qui reproduisent le même encouragement à ne plus acheter une eau minérale précise, des produits laitiers d’une marque donnée ainsi que l’évitement d’un distributeur de carburants d’origine pétrolière. L’observation d’un député mal inspiré que les boycotteurs seraient victimes d’un vertige ébrieux ‘mdaouakh’, expression intraduisible qui les classerait entre sujets à hallucination et simples d’esprit a redoublé leur inventivité et leur détermination. Une tentative d’assimiler cette forme fort réussie de contestation d’acte antipatriotique a suscité un gros éclat de rire de la part de ceux qui ont trouvé un canal assez subtil pour faire entendre leur colère. Les manifestations pacifiques du Hirak du Rif et d’autres régions marocaines qui avaient rejoint le mouvement se sont soldées par des arrestations musclées et des condamnations lourdes des supposés meneurs.
Que peut le pouvoir face à cette sédition ? Rien.
Cette sorte d’émulation collective a abouti à un acte politique réussi. (3)
« Nous sommes ensemble contre les profiteurs et les affameurs » et « ensemble nous pouvons les vaincre » constitue une identité pour les démunis dispersés par les divertissements dispensés par le système et la répression moins visible que sous le règne précédent mais pas moins dissuasive. Toute la détresse de millions de Marocains sans avenir sinon la précarité ou l’émigration périlleuse s’y est engouffrée avec la force d’un torrent fougieux. La filiale de Danone au Maroc (4) est en train d’apprendre qu’elle peut perdre la moitié de son chiffre d’affaires en Afrique en quelques semaines de bouderie concertée. Sidi Ali, la marque d’eau minérale (5) qui revendique près de 60% des parts de marchés des eaux minérales en se basant sur le slogan ‘de la source au consommateur’ peut être évincée de sa position dominante en l’absence de la cible. Par ailleurs, le relargage de substances mimant les fonctions d’hormones humaines à partir des contenants en matière plastique ne devrait plus être ignoré des acheteurs confiant dans l’étiquetage qui met en avant l’aspect naturel de l’eau obligatoirement contaminée par l’embouteillage.
Enfin, c’est l’actuel ministre de l’Agriculture, responsable d’un parti politique et ami de Sa Majesté, Aziz Akhenouch (6), l’une des plus grandes fortunes du pays (7) qui déchante. Ses stations de distribution de carburants ont été désertées depuis un mois au point que certaines sont envahies de vendeurs ambulants qui y tiennent marché. Par delà la dénonciation de la cherté de la vie, commence à s’articuler la conscience qu’une concertation véhiculée par le bouche à oreille ou les réseaux sociaux qui ne sont qu’un vecteur d’accélération de sa transmission peut atteindre ses objectifs. Il circule déjà l’idée que les élections prochaines dont les Démunis (« Déplorables » ou « Sans-Dents » dans d’autres contrées) n’ont rien à attendre seront l’objet d’un boycott.
Peut-être faut-il observer que le légendaire discours de Poutine de 2007 à la Conférence de Munich (8) est survenu après la victoire (miraculeuse) du Hezbollah en juillet-août 2006, trois mille combattants contre la quatrième armée du monde. Il a été exposé au monde qu’une foi opiniâtre doublée d’une énergie continue et d’une intelligence stratégique peuvent vaincre la force la mieux dotée en quincailleries militaires coûteuses. Et aussi faut-il souligner également les puissants effets de la campagne Boycott Désinvestissement et Sanctions BDS lancée en 2005 (9) qui agrège continûment de nouvelles recrues en faveur de la justice pour les Palestiniens.
Hier le pays des soviets montrait la force du « Niet », aujourd’hui, c’est le Proche-Orient embrasé et blessé, qui irradie sa résilience et son Intifada. *
Badia Benjelloun.
* Intifada (انتفاضة intifāḍah) est un mot arabe qui signifie littéralement "tremblement", "frissonner", "frémir". Il est dérivé d'un terme arabe nafada qui signifie «secouer», «se débarrasser», «se débarrasser de», comme un chien se secouant pour se sécher, ou comme on se secoue pour éviter le sommeil, ou évacuer la saleté des sandales. C'est un concept clé dans l'usage arabe contemporain se référant à un soulèvement légitime contre l'oppression. Il est souvent traduit en anglais par «insurrection», «résistance» ou «rébellion».
Le concept d'Intifada a été utilisé pour la première fois en 1952 au sein du Royaume d'Irak, lorsque les partis socialistes et communistes sont descendus dans la rue pour protester contre la monarchie hachémite, en s'inspirant de la Révolution égyptienne de 1952. Dans le contexte palestinien, auquel il est particulièrement associée, le mot fait référence aux tentatives de "secouer" l'occupation israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza dans les Première et Deuxième Intifadas, où il a été initialement choisi pour connoter une "résistance agressive non-violente" , un sens qu'il a été porté parmi les étudiants palestiniens dans les luttes dans les années 1980 et qu'ils ont adopté comme moins conflictuel que les termes de la rhétorique militante antérieure puisqu'il ne contenait aucune nuance de violence.
4. https://www.usinenouvelle.com/
5 . http://www.leconomiste.com/
7. https://www.forbes.com/
8. https://fr.sott.net/article/
9. https://fr.wikipedia.org/wiki/