Bobo-sur-Seine : quand Paris Rive Gauche passe à droite
À une époque maintenant révolue, la rive gauche de la capitale était réputée comme celle des étudiants, des artistes et des intellectuels. On avait coutume de l’opposer à la rive droite, celle des «bourgeois». Le progressisme, d’un côté du fleuve, le conservatisme, de l’autre. Bref, de part et d’autre, la gauche face à la droite. Mais, comme chacun sait, les traditions se perdent, et la gauche en même temps.
De nos jours, les étudiants, jadis minoritaires dans leur génération, ne sont plus guère, une fois devenus majoritaires, ce qu’ils étaient, turbulents et frondeurs, ni là où ils étaient, tenant le haut du pavé depuis des siècles au Quartier Latin. Les voilà aujourd’hui dispersés pour la plupart dans des «campus» périphériques, anonymes et interchangeables, soucieux avant tout d’échapper au précariat qui guette nombre d’entre eux. Les artistes, dont certains exilés de pays troublés par les aléas de l’histoire, étaient regroupés en grande partie à Montparnasse et aux alentours ou dans le quartier de la Contrescarpe tandis que d’autres avaient préféré la rive droite mais pour se maintenir à écart du Paris des affaires sur les pentes ou au pied de la butte Montmartre. Mais alors qu’ils donnaient les uns et les autres le la en matière de rupture inventive et créative avec l’ordre établi, en dépit de leur marginalité ou à cause d’elle, bien au-delà des limites de la capitale et même de l’hexagone, on chercherait en vain de nos jours trace de successeurs à leur hauteur en ces endroits ou ailleurs. Quant aux intellectuels qui gravitaient autour de la Sorbonne, du Panthéon et de Saint-Germain des Prés, à qui Paris devait, de par le monde lettré occidental voire oriental, son label de foyer incontesté de l’anticonformisme idéologique et politique, leurs épigones de ce début de siècle qui papillonnent encore ci et là dans les mêmes lieux ne parviennent plus qu’à diffuser, grâce aux médias sans lesquels ils seraient tombés dans l’oubli avant même d’avoir été reconnus, une pensée pseudo-critique exsangue en phase avec l’air raréfié des temps post-modernes où l’esprit subversif, communiste ou libertaire, d’antan qui imprégnait leur milieu n’a plus droit de Cité.
Faut-il dès lors désespérer de voir Paris redevenir ce qu’il a été et son destin être autre chose désormais que ce qu’il est devenu, à savoir « la première destination touristique mondiale », comme ne cessent de s’en féliciter ses gouvernants, ses commerçants et leurs « communicants » ? Nullement. Pour se convaincre que tout n’est pas perdu et reprendre espoir, Il suffit de déplacer la focale légèrement vers la droite, dans le XIIIe arrondissement entre le Jardin des Plantes et l’ancienne banlieue rouge d’Ivry, toujours en bord de Seine ou non loin d’elle. C’est en effet là où, sur une superficie de 930 hectares soit 10% du territoire parisien, la capitale serait appelée à connaître un nouveau lustre et une nouvelle jeunesse, alors que le reste est en voie de muséification avancée. Là où la rébarbative et technocratique ZAC (zone d’aménagement concertée) de Seine Rive Gauche, aurait fait place en 1996, sur le papier du moins, à un Paris Rive Gauche annonciateur d’une urbanité parisienne inédite au moins aussi séduisante que l’ancienne.
C’est en tout cas ce laissait entendre pour s’en réjouir à l’avance l’adjointe à l’urbanisme à la mairie de Paris, Anne Hidalgo, venue en février 2014 sur ce territoire en plein « remodelage » faire campagne pour succéder à Bertrand Delanoë. À écouter la pas encore maire de Paris lors de sa prestation pré-électorale, le quartier Paris Rive Gauche devrait faire école pour l’aménagement de l’ensemble du futur Grand Paris. « On est sur un territoire métropolitain, proclamait-elle. Sur Paris Rive gauche, on est dans la ville mixte dans toutes ses fonctions, et c’est un modèle »1. Toutes les fonctions mais pas toutes les classes, aurait-elle pu cependant préciser si la « mixité sociale » dont les élus locaux du PS ont d’ordinaire plein la bouche, n’était pas le cadet des soucis pour ceux de la capitale, bien d’accord sur ce point avec leurs rivaux de droite pour bouter le populo hors ou le laisser en dehors de ce qu’on appelait le Paris intra-muros comme le confirme la façon dont est officiellemnet dessiné le profil urbain de Paris Rive Gauche.
La lecture des topos de présentation des grandes opérations urbanistiques est toujours fastidieuse dans la mesure où l’on y retrouve immanquablement les mêmes vocables à fonction apologétique. À cet égard, Paris Rive Gauche n’échappe pas à la règle. On y apprend, comme il fallait s’y attendre, que cette opération est « une formidable vitrine du savoir-faire parisien — en fait, il ne l’est que par sa localisation — en matière d’aménagement ». En effet, « l’ambition de la ville de Paris » est de « façonner un quartier haut de gamme, à vocation internationale, à la fois pôle d’emploi et de connaissances ». Aussi « la présence de grands noms de l’architecture et de l’urbanisme » doit-elle « contribuer au rayonnement du quartier », comme le prouve la présence parmi les architectes-coordinateurs, de « pas moins de cinq grands prix de l’urbanisme ». Avec cette entrée en matière somme toute des plus banales, on perçoit toutefois déjà que les Parisiens élus pour résider dans ce quartier n’appartiennent pas au vulgum pecus.
À la différence, en effet, des opérations de « rénovation urbaine » menées dans le cadre le « politique de la ville » — la police de la ville, en fait —, ce réaménagement d’un secteur parisien ne concerne pas l’une de ces zones de relégation où sont parqués les pouilleux et les « racailleux ». « L’absence de populations fragiles et de délinquance, observe un aménageur en herbe dont il sera queston plus loin, facilite aussi le succès de Paris Rive Gauche en matière de sécurité » car « le “ standing ” du quartier, malgré une mixité affichée, entraîne des prix élevés, pour le logement d’une part, mais aussi par les prix des restaurants et des bars. Cette ségrégation par les prix compromet l’idée de ville pour tous ». Et pour cause !
On comprend, dès lors, que la population du quartier, résidente ou non, ne soit pas estimée « à risque » », même si celle des quartiers voisins est cataloguée par les statisticiens des services sociaux et de la police « au-dessus des moyennes parisiennes (précarité, chômage, surpopulation, délinquance, etc.) ». Aussi n’est-on jamais trop prudent, et la « sûreté » n’a pas été pour autant oubliée. Mais nous remettrons à plus tard l’analyse des dispositifs plus ou moins ingénieux mis en place pour « sécuriser » le secteur. Qu’il suffise de savoir en attendant que, d’une manière générale, les espaces de promenades de Seine Rive-Gauche sont avant tout des espaces de circulation où il ne saurait être question d’y voir stationner toutes sortes d’indésirables comme cela se passe dans d’autres endroits de la capitale. Plus qu’ailleurs, le piéton ne peut y séjourner qu’en payant sa place à la terrasse d’un café-restaurant. Dans ces espaces supposés publics, lisses et aseptisés, tout rassemblent est proscrit par leur configuration même. Le sommet est atteint, si l’on peut dire, par l’esplanade de la bibliothèque François Mitterrand, perchée sur un socle en bois difficilement accessible et coupé du reste du quartier. C’est un lieu des plus inhospitaliers, tantôt battu par les vents, tantôt écrasé de chaleur. Si ce parvis peut être exceptionnellement « investi », en respectant bien sûr les règles d’ordre public, par les étudiants d’une grande école pour une quelconque « performance » saluée comme un « événement » dans la brochure publicitaire de la municipalité du 13e arrondissement ou le magazine de la SEPAMA, la société mixte d’aménagement de Paris Rive Gauche, il interdit en temps normal par sa structure même le moindre rassemblement de manifestants ou regroupement de délinquants virtuels. Sa seule fonction est de « disperser les flux », comme le note l’aménageur en herbe mentionné plus haut, auteur d’un mémoire de master en urbanisme. Avec, en prime, un commissariat installé au pied de l’une des tours.
Consacré à démontrer, sans recul ni humour aucun, que Seine Rive Gauche sera un quartier bien policé, ce mémoire présenté à l’Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris XII-Créteil, est typique de la formation ou, plus exactement du formatage auquel sont soumis les étudiants appelés à devenir des experts au service des aménageurs urbains, ou, à leur tour, des enseignants chargés de transmettre la vision officielle et consensuelle de « la ville de demain ». Un mémoire qui, surtout, révèle en quoi l’opération Paris Rive Gauche, réalisée dans une zone occupée jusqu’au début des années 90 par des locaux industriels en partie désaffectés, d’anciens entrepôts frigorifiques de la SNCF et des installations ferroviaires, laisse entrevoir ce que sera la civilisation urbaine normalisée à venir.
S’il fallait sélectionner la réalisation architecturale la plus emblématique du monde urbain futur que Seine Rive Gauche préfigure, on aurait l’embarras du choix, comme à La Défense ou avec l’opération Confluence à Lyon, entre deux rives, cette fois-là, ainsi que cette appellation l’indique. Le nôtre portera sur un immeuble divisé en deux dont l’originalité dans son allure comme par les équipements, les activités et les gens qu’il abritera devrait faire se pâmer d’admiration tout ce que la planète compte de « bobos » en quête d’aménités urbaines à leur convenance. Son nom de baptême confirme déjà qu’une aube nouvelle dans l’art de bâtir pointe effectivement du côté de Seine Rive Gauche : Aurore.
Aucun rapport, on s’en doute, avec le croiseur russe dont une salve contre le Palais d'Hiver marqua en 1917 le coup d'envoi de la révolution d'Octobre. Si révolution il y a, elle ne sera tout au plus qu’urbaine, mais certainement pas au sens où le sociologue Henri Lefebvre la concevait, le « droit à la ville » dont il s’était fait le chantre n’étant une fois de plus réservé, dans ce projet de bâtiment dédoublé comme dans les parages qui l’entourent, qu’à ceux qui aurons les moyens d’en jouir. Mais de quoi Aurore est-il donc le nom ?
Un « immeuble pont », claironnent ses concepteurs et promoteurs, « écologique», bien sûr, qui « créera du lien ». Entre qui ? Tous les veinards qui, à un titre ou à un autre, fréquenteront l'un des lieux ou plusieurs qui le composent : un « hôtel écolo-luxe [sic] 4 étoiles », un «Slo [sans w] living hostal » c’est-à-dire une auberge de jeunesse pour « répondre aux besoins des jeunes start uppers », sur laquelle je me ferai un plaisir de revenir plus loin, « Chez Fellini », un « bar-café forain » où l'on se retrouvera dans des « ambiances de vie, de culture et de fête », « Signature », un restaurant-bar panoramique, « Nuage café », un café co-working, un centre de fitness avec spa... Publié dans le magazine de la SEMAPA et distribué dans les boîtes aux lettres des habitants de l'arrondissement, l'intitulé de l'article en forme de pub est à la hauteur de cette nouvelle merveille du monde urbain parisien : « L'aurore se lève sur Paris Rive Gauche »
À y regarder de près, du moins les photos, les plans et surtout les commentaires élogieux qui les accompagnent puisqu’il ne verra le jour qu’en 2022, cet « ensemble immobilier spectaculaire » appelé à constituer « une offre touristique supplémentaire dans le 13e arrondissement et donc dans Paris » a effectivement de quoi faire saliver à l’avance ses destinataires potentiels friands d’innovations citadines hors du commun, expression à prendre également ici dans son sens élitiste. C’est tout particulièrement le cas du « Slo living hostal », l’une des pièces maitresses de ce complexe. Je m’étonnais plus haut, en bon béotien que je suis des us et coutumes de ceux qui en seront les hôtes, qu’il manquât un w à la fin du terme anglais désignant le tempo qui rythmera le séjour dans cette auberge new look pour start uppers, jeunes hommes (ou femmes) en général très pressés par ailleurs et souvent plus ou moins stressés. Mais c’est que le franglais, dont l’invasion, alors encore à ses débuts, désespérait déjà l’universitaire et écrivain René Étiemble dans les années 60, autorise en retour une certaine francisation pour en faciliter l’usage chez nos compatriotes, y compris les plus diplômés, dont la nullité dans la pratique des langues étrangères n’est plus à prouver. Quoi qu’il en soit, pour en savoir plus, je me suis transporté via internet à Lyon où un autre « Slo living hostal » a déjà été implanté.
Tout d’abord, ce sont moins les startuppers que les touristes qui fréquentent le SLH dans l’ancienne capitale des Gaules, ce qui ne devrait néanmoins pas déplaire aux promoteurs de son équivalent parisien puisque celui-ci est censé contribuer aussi à amplifier l’« offre touristique » dans l’arrondissement. Les fondateurs de l’auberge lyonnaise, qui ont déjà remporté un appel à projets pour l'exploitation d'une nouvelle « guesthouse » en Ile-de France, près de Buzenval, « avec un toit–terrace festif », dans le cadre du programme « Réinventer Paris » [sic], dont l’ouverture est prévue en 2019, ne doutent pas du succès de celle qui suivra à Paris Rive Gauche. « Il y a des besoins sur tout le territoire ", souligne l’un d’eux, déplorant le retard de la France sur ses voisins européens. « Une aberration dans un pays qui est dans le Top 3 du tourisme mondial ». À plus forte à Paris qui trône depuis des années en haut du podium. Eux-mêmes startuppers revendiqués — c’est à ce titre qu’ils ont reçu le soutien BPI France, compagnie publique d’investissement créée par le gouvenement Ayault pour favorser le développement des PME —, ils n’ont de toute façon pas trop de mouron à se faire quant à la capacité de leur succursale parisienne à attirer leurs semblables. Sa localisation est en effet idoine : à proximité de Station F, « le plus gros incubateur de starts up du monde » (près d’un millier) installé dans l’ancienne Halle Freyssinet, derrière la gare d’Austerlitz.
Quelques mots sur ce qui peut apparaître comme la matérialisation la plus accomplie, sinon la quintessence, du règne du capitalisme high tech que Paris, comme les autres métropoles françaises, est appelé à sanctifier. François Hollande, qui a « posé la pierre », si l’on peut dire — elle était issue d’une impression 3 D — avait assuré que ce bâtiment « allait devenir un des lieux qui fera de Paris [...] l'une des capitales du numérique dans le monde ». Il sera inauguré en juin 2017, par sa directrice, une dirigeante d’entreprise yankee, en compagnie du nouveau président de la République, Emmanuel Macron, et de la maire de Paris, Anne Hidalgo. Et pour couronner le tout, on apprendra que Station F est portée par le milliardiaire Xavier Niel, actionnaire principal de Free et co-propriétaire de L’ImMonde3. Bref, les communiquants de la SEMAPA n’avaient peut-être pas tort d’augurer que grâce à l’« immeuble pont », à tout ce qu’il contiendra et tout ce qui l’entourera, « l’aurore se lèvera à Paris Rive Gauche ».
Avec l’édification de ce nouveau quartier, en tout cas, achève donc de s’effacer le contraste culturel et politique opposant la rive droite huppée et conservatrice des palais, des quartiers d’affaires et des grands magasins, à la rive gauche bohême et indocile des étudiants, des artistes et des intellectuels. C’est pourtant à ce contraste que Paris devait une bonne part de son identité. Quant au Grand Paris en gestation, on peut parier qu’il y a peu de chances qu’il en acquière une s’il est calqué sur ce « modèle » urbanistique et architectural finalement passe-partout, quoi qu’en prétendent ses concepteurs, que l’on retrouve dans toutes les « villes globales » requises et réquisitionnées par le capitalisme transnational pour y prendre appui, s’y ancrer et y prospérer. À cet égard, il ne semble pas qu’en rebaptisant « Paris Rive gauche » la ZAC initialement nommée « Seine Rive gauche », la capitale ait beaucoup gagné au change. Sauf, bien sûr, pour « la France qui gagne » et ses homologues à l’étranger ainsi que pour la cohorte de néo-petits bourgeois dans le vent (d’ouest) qu’elle traîne avec elle dans son sillage.
Jean-Pierre Garnier
1 Sibylle Vincendon, « La méthode Hidalgo pour le Grand Paris », Libération, 8 février 2014.
2 Il faut savoir qu’une grande partie des logements sociaux récemment construits à Paris ne sont pas destinées aux ouvriers ou aux employés, mais aux « CMS », « classes moyennes salariées », soit la petite bourgeoisie intellectuelle, en y incluant cependant les « créateurs » et « créatifs » en tous genres travaillant pour leur compte.
3 Les non initiés, intrigués par le mystérieux F, doivent savoir que la majuscule qui succède à « station » (« gare » en français) renvoie à la fois au Founders Program destiné aux start-uppers early-stage (phase seconde qui suit celle de l’« amorçage »), au Fighters Program, bénéficiant à selzéceu qui « ne sont pas partis avec les mêmes chances, issu(e)s de milieux sociaux moins privilégiés, immigré(e)s avec difficulté à s’intégrer, réfugié(e)s, etc. » pour les aider « à faire croître leur business et leur donner de la visibilité pour inspirer les générations futures », et enfin, last but not least, également bien sûr, à Free. J’en Foutres, s’abstenir.