Geoffrey Roberts est un universitaire irlandais des plus notoirement connus dans le monde, notamment anglo-saxon, et pour être un des spécialistes les plus compétents de l’histoire de la Russie contemporaine, singulièrement l’histoire de la deuxième guerre mondiale dans une approche historiographique et scientifique rigoureuse et bien informée, autrement dit : « non alignée». (voir : De quoi le 9 mai est-il le nom ? ).
C’est ce qui explique sans doute qu’en notre landernau universitaire et idéologique d’exception culturelle « française », farouchement défendue par ses bénéficiaires, il soit à peu près ignoré et exclu des bibliothèques universitaires hexagonales, en dépit du fait que ses éditeurs soient parmi les plus prestigieux dans le monde anglo-saxon ( Yale University Press, entre autres voir : Au pays de la liberté d'expression ).
Il a eu l’amabilité de me proposer de diffuser l’article qui suit, initialement publié par l’Irish Enquirer, à l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre.
Je me suis fais un plaisir de le traduire (et "adapter au lecteur français", comme disait Marx) car sous une forme synthétique où il excelle, il y restitue les leçons authentiques de cette histoire. Une recension d’autant plus intéressante pour les marxistes que Geoff Roberts est tout sauf un « stalinien » (comme on pourra voir en lisant ses commentaires) ou un « radical », on peut même dire qu’il n’est pas du tout marxiste et que sa conception de l’histoire n’est aucunement influencée ( contrairement à nous) par l’élucidation de la lutte des classes. C’est pourquoi il constitue un appréciable (et "objectif") contre-feux, un démenti réconfortant, instructif et pédagogique au déferlement d’inepties ultra-réactionnaires dont nous gratifient les « intellectuels spécifiques » et autres clercs appointés de la classe dirigeante, sur les mêmes sujets.
Tels ceux dont, avec Annie Lacroix-Riz, nous avons eu dernièrement l’occasion d’évoquer l’accablante mainmise actuelle sur l’appareil idéologique, éducatif et universitaire franco-français...
Les conséquences radicales et globales
de la révolution russe
par Geoffrey Roberts
traduction Tropiques
La Fédération de Russie de Vladimir Poutine est l'héritière politique des bouleversements de la révolution bolchevique de novembre 1917. Mais Poutine n'est certes pas un révolutionnaire. En tant qu'ancien communiste, il a le souvenir nostalgique de la vulgate idéaliste du communisme soviétique, mais son régime socialement conservateur n’a pas célébré la révolution en cette année de centenaire, pourtant « mémorable ». C’est que, de nos jours, rien ne provoque plus d'anxiété au Kremlin que la perspective d'une transformation révolutionnaire, surtout si elle devait occasionner un changement de régime.
Poutine est considéré par certains commentateurs comme un radical (au sens américain du terme), cherchant à renverser l'ordre mondial dominé par l'Occident. Mais ses ambitions de politique étrangère sont pourtant modestes par rapport à celles de ses prédécesseurs bolcheviques, qui ne cherchaient rien de moins que de répandre le communisme et le système soviétique dans le monde entier. Poutine est plus pragmatique qu'idéologue, animé par le désir de sécuriser les frontières de la Fédération de Russie, de maintenir de bonne relations avec les états voisins et amis et de faire reconnaître de nouveau la Russie comme un acteur géopolitique d’envergure mondiale.
Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir, il y a un siècle, Léon Trotsky, organisateur de leur insurrection dans la capitale russe Petrograd, dénonça leurs opposants politiques les renvoyant «où ils méritaient : aux poubelles de l'histoire».
Soixante-dix ans plus tard, le réformateur Mikhaïl Gorbatchev fut propulsé par l’appareil au pouvoir en URSS pour mettre en branle la chaîne d’événements qui devaient faire imploser le système soviétique.
Mais la Révolution russe a-t-elle été reléguée pour autant
aux poubelles de l'histoire?
La réponse semblait plus claire il y a un quart de siècle, à l'occasion du 75e anniversaire de la révolution. Par la suite, le système communiste soviétique s'est effondré et l'État multinational, dirigé par les bolcheviks depuis plus de 70 ans, s'est désintégré. Le communisme, le système soviétique et l'idéologie du marxisme-léninisme étaient complètement discrédités. Inversement, la « liberté » capitaliste était « en marche », non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Et, la thèse de Francis Fukuyama selon laquelle le triomphe mondial des démocraties libérales capitalistes représentait «la fin de l'histoire» semblait avoir marqué des points.1
Pour en revenir au 50e anniversaire de la révolution, une image très différente s'est présentée. En 1967, le marxiste d'origine polonaise, Isaac Deutscher, a souligné que la révolution russe avait duré plus longtemps que toute autre révolution moderne. Les bolcheviks étaient toujours au pouvoir et leur système socialiste persistait: «Ce que nous avons sous les yeux est un énorme échantillon palpitant de réalité historique objective, une croissance organique de l'expérience sociale de l'homme, un vaste élargissement des horizons de notre époque. »
Même ceux qui ne partageaient pas les conceptions « gauchistes » de Deutscher durent admettre que la question n’était pas tranchée de savoir qui du socialisme ou du capitalisme imposerait sa supériorité. Dans les années 1960, un tiers du monde était sous régime communiste et il demeurait populaire dans de nombreux pays capitalistes. En 1967, l'URSS dominait encore les États-Unis dans la conquête de l'espace, pourtant les Américains allaient être les premiers à atterrir sur la lune, deux ans plus tard.
La situation à laquelle était confrontée l'Union soviétique à l'occasion du 25e anniversaire de la révolution – donc au milieu de la Seconde Guerre mondiale - était encore différente. La plus grande partie de la Russie européenne était sous occupation nazie. Leningrad était assiégée et les armées allemandes campaient à 150 Km des portes de la capitale, Moscou, tandis que Stalingrad résistait difficilement aux armées allemandes qui tentaient de l’investir. Des millions de soldats soviétiques avaient perdu la vie après l'invasion allemande de 1941.
A la fin de novembre 1942, une contre-offensive soviétique réussie, à Stalingrad, marqua l'échec d’Hitler et de sa conquête de la Russie bolchevique, comme de son projet de destruction du système communiste et d’extermination de tous les Juifs soviétiques.
Ainsi, la jeune puissance révolutionnaire qu’était l'Union Soviétique
sortait victorieuse de la guerre, sa victoire militaire était la consécration de son système socialiste et de ses idéaux.
Ce résultat était un triomphe personnel pour le dictateur soviétique, Joseph Staline, dont le leadership en temps de guerre suscitait même le respect et l’admiration des alliés, notamment celle du président américain Franklin D. Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill.
En 1946, l'historien britannique E.H. Carr, publiait un livre intitulé « L'impact soviétique sur le monde occidental ». Carr soutenait que l'avenir du monde serait soviétique, dans le sens où les idées sous-jacentes à la révolution russe - l'égalité humaine, la responsabilité sociale, l'autonomisation populaire et la démocratie effective - s ‘ancraient dans l’imaginaire politique dans le monde entier.
À mesure que les temps changent, les opinions changent aussi et singulièrement la vision rétrospective sur les événements. Et, combinés, ces changements de perspective peuvent grandement enrichir notre compréhension du passé et nous aider à dépasser les angoisses du présent. Les points de vue successifs sur la révolution russe, il y a 75 ans, 50 ans et 25 ans, contribuent tous à notre compréhension historique actuelle de la façon dont cet événement considérable continue d'avoir une influence sur l'histoire du monde.
Le régime soviétique s'est effondré parce qu'il ne pouvait plus rivaliser économiquement avec le capitalisme occidental.2 Mais le communisme a connu des succès, aussi bien que des échecs. Dans notre ère d'inégalité croissante, quand les grosses fortunes accaparent à elles seules plus de six mille milliards de dollars des richesses mondiales, l'égalitarisme du modèle soviétique peut apparaître comme une alternative raisonnable et séduisante.
Dès le moment où les bolcheviks ont pris le pouvoir, la question de la légitimité de leur révolution a été soulevée. Par la suite, une grande partie du débat fut politique, prenant souvent la forme d'une histoire alternative ou contre-factuelle. Ceux qui n'aiment pas les bolcheviks imaginent un avenir uchronique pour la Russie : son évolution opportune vers un état "démocratique libéral". Pour ces historiens, la question clé est de savoir si le « radicalisme » de la révolution bolchevique aurait pu être évité par des politiciens « modérés ».
Les historiens les plus favorables aux bolcheviks ne se concentrent pas sur ce que les communistes ont fait en Russie, mais sur ce que le reste du monde leur a fait. L'hostilité ouverte, notamment de la part des États capitalistes occidentaux, qui tentèrent d’envahir le pays et de renverser son régime, façonna un État à parti unique hautement répressif appuyé sur un régime socialiste autoritaire.
En bref : les « faits têtus »
En mars 1917, une révolte des soldats et une révolte populaire à Petrograd précipitèrent la démission du tsar Nicolas II, mettant ainsi fin à 300 ans de dynastie autocratique des Romanov. Le tsarisme était remplacé par un gouvernement provisoire (GP), chargé de diriger le pays jusqu'à l'élection d'une assemblée constituante. Six mois plus tard, le GP était déposé par les bolcheviks, qui établissaient un gouvernement soviétique. Des élections en vue d’une Assemblée constituante eurent lieu, mais l'assemblée - qui contenait une majorité anti-bolchevique – fut récusée par les bolcheviks. Ces derniers s’appuyaient sur le fait que les Soviets - les conseils des travailleurs, des paysans et des soldats, dans lesquels ils détenaient la majorité – étaient de facto le gouvernement légitime de la Russie.3
Les dévastations provoquées par la Première Guerre mondiale furent déterminantes dans la suite des événements. Mais, la guerre a-t-elle catalysé la révolution ou bien l’a-t-elle retardée? Certains historiens prétendent qu'après la révolution de 1905 qui avait échoué, d'autres bouleversements étaient inévitables en Russie, mais que le radicalisme populaire fut, pour un temps, subsumé par la mobilisation patriotique, après le déclenchement de la guerre en 1914. Quoiqu’il en soit, en 1917, tandis que la poussée révolutionnaire en Russie semblait très probable, les bolcheviks apparaissaient clairement comme le parti anti-guerre. Cette position leur assura le soutien des soldats de base et des marins, ainsi que des travailleurs urbains, et c’était crucial en vue de la prise du pouvoir.
La perspective révolutionnaire était alors que la Première Guerre mondiale menait à la révolution, non seulement en Russie, mais dans le monde entier, et c'est cette promesse de la révolution mondiale qui allait inciter les bolcheviks à risquer une prise de pouvoir. Après la chute du tsar, les bolcheviks connurent une énorme adhésion populaire, les effectifs du parti étant passés de 20 000 à 200 000. Au moment où ils organisèrent leur coup d'État, les bolcheviks avaient obtenu le soutien majoritaire de la Russie urbaine. Mais la Russie était essentiellement rurale. Les paysans radicalisés soutinrent principalement le parti socialiste-révolutionnaire, qui obtint 38% des voix lors des élections à l'Assemblée constituante, contre 25% pour les bolcheviks. Les bolcheviks fermèrent l'Assemblée constituante, convaincus qu'ils pouvaient représenter au mieux les intérêts de toutes les classes opprimées, y compris celles qui n'avaient pas voté pour elles. On voyait le pouvoir bolchevik en Russie comme le premier épisode d'une révolution planétaire naissante, l'enjeu en était l'avenir de toute l'humanité, et pas seulement de la Russie, et les bolcheviks étaient donc déterminés à accomplir leur destinée en tant que leaders d'une révolution mondiale.
Vladimir Lenine conduisit le parti à s’opposer au gouvernement provisoire (GP) et à exiger « tout le pouvoir aux Soviets du peuple ». Lénine insistait pour que les bolcheviks lancent une insurrection contre le GP car il craignait qu'un coup d’État contre-révolutionnaire ne fasse s'effondrer la vague révolutionnaire qui déferlait sur l'Europe. Il y aurait sans doute eu une crise révolutionnaire en Russie après l'effondrement du tsarisme, mais, sans Lénine, pas une révolution bolchevique.
Les conséquences avérées
La victoire bolchevique dans la guerre civile qui a suivi la révolution a véritablement changé l'histoire du monde. Pendant la guerre civile, les bolcheviks étaient assiégés par des forces contre-révolutionnaires soutenues par de grandes puissances, telles que la Grande-Bretagne, la France, le Japon et les États-Unis. Encore une fois, le leadership déterminé de Lénine a fait toute la différence. Il a maintenu les bolcheviks unis, quand leurs adversaires sont restés divisés, pendant que sa conduite inflexible de la guerre civile suscita la premier vague de « Terreur rouge » en Russie4. Pourtant les bolcheviks étaient des utopistes et des idéalistes dont le projet radical était de créer le socialisme comme une forme de civilisation supérieure au capitalisme. Ils ont cherché à remplacer l'économie de marché par un contrôle économique collectif. Ils croyaient que la nature humaine pouvait être transformée et que l'égoïsme et l'individualisme engendrés par le capitalisme pouvaient être remplacés par l'altruisme et la fraternité. Ils s’identifièrent comme internationalistes. Ils pensaient que leur idéologie marxiste était une science omnipotente et englobante permettant de comprendre l'histoire et transformer le monde.5 Cependant, les bolcheviks ont vite découvert que leurs idéaux utopiques étaient momentanément impraticables. Après la guerre civile, Lénine a donc adopté une nouvelle politique économique (NEP) qui était un compromis entre capitalisme et mesures socialistes.
Mais les bolcheviks ne cessaient de revenir à leurs objectifs utopiques. Quand Staline lança sa révolution de modernisation, à la fin des années 1920, le but n'était pas seulement d'industrialiser et d'urbaniser la Russie, mais de créer des hommes et femmes socialistes nouveaux - des communistes dévoués, motivés par une forme plus élevée de conscience humaine.
L'Union soviétique devint un "régime de terreur, de violence et de répression de masse". Des millions de victimes furent à dénombrer. Pourtant Staline était un intellectuel et un idéaliste, prêt à utiliser la violence pour imposer sa volonté et atteindre ses objectifs utopiques. Après la mort de Staline, en 1953, Nikita Khrouchtchev, le nouveau dirigeant soviétique, atténua la répression, affirma relancer le projet soviétique et proclama que l'URSS dépasserait les États-Unis économiquement dans les 20 ans. Il y eut alors une forme d'enthousiasme renouvelé pour ce communisme, y compris de la part d'un jeune étudiant en droit à Moscou, Mikhaïl Gorbatchev. Khrouchtchev perdit le pouvoir en 1964, mais une bonne partie de l’idéologie Kroutechvienne allait persister6 même pendant les «années de stagnation», dans les années 1970 et 1980, alors que Leonid Brejnev était devenu le dirigeant soviétique. ( NdT : voir à ce propos : Les causes véritables de l'effondrement de L'U.R.S.S )
Gorbachev, dernier dirigeant de l'URSS, n'était rien d’autre qu’un « idéaliste » du même genre7. Il voulait revitaliser le système soviétique par l'autonomisation, la participation et l'implication des citoyens dans la vie économique et politique. Telle avait été l'ambition ostensible de tous les dirigeants soviétiques. Mais Gorbatchev allait un peu plus loin - il était prêt à risquer une perte de contrôle politique pour transformer la société soviétique.
La transformation eut lieu, mais pas totalement comme il s'y attendait...
Aucun autre événement au XXe siècle n'a changé le cours de l'histoire du monde ni n’a eu des ramifications aussi radicales que la révolution russe.
Ces conséquences historiques sont toujours en train de se développer aujourd’hui. Considérez l'importance contemporaine de la Chine communiste, toujours gouvernée par un parti politique issu de la Révolution russe et dont le congrès, le mois dernier, a réaffirmé son idéologie socialiste avec les «caractéristiques chinoises d'une nouvelle ère». Le ministre, Zhou En lai, avait été mal compris en son temps lorsqu’il affirmait qu'il était trop tôt pour évaluer l'impact de la Révolution Française. Il faisait allusion aux manifestations de mai-juin 1968 en France8, et non à la prise de la Bastille en 1789. De fait, l’importance essentielle de la Révolution française, en tant que précurseur des droits de l'homme universels, est bien établie partout dans le monde, et il en est de même de la signification de la révolution russe. Cependant, la révolution de 1917 constitue une rupture beaucoup plus radicale avec le statu quo que la Révolution en France. Bien que la révolution bolchevique n'ait pas été à la hauteur de sa promesse émancipatrice, ses effets restent profonds et durables. La Révolution russe et l'expérience sociale qu'elle engendra ne se répéteront ( NdT : pas plus que la révolution Française).
Mais les efforts des bolcheviks pour changer le monde - leurs espoirs, leurs triomphes, leurs tragédies – n’ont rien perdu de leur portée et de leur pertinence dans notre époque actuelle de détresse populaire face à la politique de l'establishment et au développement de l'économie « brutaliste. »
Geoffrey Roberts
professeur émérite d'histoire à UCC
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1 NdT : Plus tard, Fukuyama qui prétendait se réclamer de Hegel, finit lui-même par abandonner sa propre thèse, constatant son obsolescence.
2 NdT : en réalité surtout par ce qu’il était miné de l’intérieur par les dérives petites-bourgeoises de l’appareil bureaucratique.
3 Ndt : « Tout le pouvoir aux soviets » était aussi la réponse de classe à la position de classe (réactionnaire et défaite) de la social-démocratie majoritaire dans ce Gouvernement provisoire de Kerensky.
4 NdT : Terreur rouge par analogie à la « Terreur » de la révolution française bien qu’évidemment selon des modes et un contexte complètement différents.
5 NdT : en quoi ils n’avaient pas tort mais sans doute s’illusionnaient un peu sur la durée requise pour de telles transformations.
6 NdT : en tant que logique et idéologie d’appareil.
7 NdT : à l’instar de la plus grande partie de l’appareil bureaucratique, désormais agrégé comme classe « à part » sur la base de ses intérêts propres..
8 NdT : au même moment c’était la révolution Culturelle en Chine, objet du débat où s’inscrivait cette déclaration de Chou En Laï.