Deuil dans une sous-préfecture.
La France a connu une fin de semaine officiellement endeuillée, elle a perdu un homme de spectacle. Son Président du moment a participé aux obsèques. Comme premier élu de la Nation, il a rendu un hommage solennel à un musicien qui savait amener jusqu’à la transe ses spectateurs lors de concerts, orgies de son et d’effets visuels spéciaux utilisant des moyens techniques gigantesques.
La capitale lui fut dédiée tout un samedi, des stations de métro fermées, les Champs Elysées lui furent réservées de nombreuses heures et plusieurs chaînes télévisuelles ont retransmis l’événement, le commentant des heures durant.
Toute une foule émue, nombreuse, se pressait au passage du cortège funèbre.
Un chroniqueur, académicien par ailleurs, a avancé une observation sur une radio ‘communautaire’ à propos de la composition de ce peuple venu faire ses adieux à son ‘idole’. Il aurait remarqué sa ‘blancheur’ sans mélange. Manquait à ce rendez-vous déjà fort fréquenté, la fraction des basanés (de banlieue), autrement dit les Français originaires des ex-colonies françaises. Il déplorait leur incapacité essentielle de ne pouvoir communier avec leurs concitoyens frappés d’une profonde affliction, constituant alors un vrai corps séparé, à jamais exogène.
Un auteur assez peu souvent cité, Michel Clouscard, démontre dans un développement implacable* les modalités de la transformation de la société française, une fois essuyés les plâtres de l’après-guerre et remis en selle les collaborateurs un bref instant écartés des affaires. Le capitalisme se préparait à absorber le temps de loisir dégagé par les luttes sociales et à l’aménager en temps de consommation. Toute une jeunesse délivrée des travaux agricoles gagnait les villes, faisait des études secondaires puis universitaires. Elle se voulait contestataire de l’ordre bourgeois conventionnel et s’emparait de colifichets technologiques pour l’affirmer, jukebox, moto, tourne-disque, appareil photo.
La musique rock venue des Usa a joué un rôle fondamental dans le conditionnement de cette nouvelle façon d’être au monde, plaisir de consommer jamais assouvi. Le rythme répétitif, pulsé sur des machines amplifiées électriquement, a ouvert l’univers (avec usage de produits illicites) de la social-démocratie libertaire. Cheveux longs, hach, disques en vinyle en lieu et place de la remise en cause d’une société de classes née sur les décombres d’une guerre mondialisée, en attendant pour les promoteurs et lanceurs de mode, de trouver une position de notaire ou mieux encore d’intellectuel du système. Le vêtement va s’uniformiser, on renonce au costume et à la toilette, le jean des surplus américains se généralise. Les silhouettes deviennent androgynes.
Le rock and roll a emprunté quelques séquences de base au jazz sans en retenir l’architecture complexe qui conduit à un apaisement et une retrouvaille d’un Soi projeté vers un Autre. L’élaboration culturelle du Noir, esclave amené d’Afrique dans les champs pour dégager de l’accumulation primitive, secondairement américanisé et ouvrier, d’une tonalité tragique et émancipatrice, est collabée au profit d’une pure répétition du même.
Johnny Hallyday a importé en France le produit dérivé et délavé par Elvis Presley.
Autrement dit, il a servi pour des générations fascinées par l’american way of life, une adaptation depuis une récupération première. Autrement dit, le rocker a servi une récup d’une récup.
D’ailleurs, le plus souvent des onomatopées suffisent aux textes (yéyé), le corps peut se déhancher, twister, rouler, jerker. Nous ne sommes pas encore au simple Boum Boum des rave-parties, mais l’esquisse est déjà là. L’américanisation de la France est en marche, franglais et revendications exclusivement sociétales y compris.
Le chroniqueur radio a sans doute raison dans son comptage des têtes blondes à la manifestation du samedi à Paris pour Johnny, l’absence de têtes frisées, et plusieurs l’ont noté, tient à un effet de générations. Les émigrés de l’époque, nord-africains et sub-sahéliens, partageaient à 4 ou 5 les chambrées et dormaient par roulement dans un même lit afin d’envoyer un peu de leur paie au pays. Ils avaient peu de temps à consacrer au loisir conçu pour cette classe moyenne émergente, celle-là même qui va voter Macron, sûre de son bon droit et de son éthique. Leurs enfants et petits-enfants quand ils sont restés coincés dans leur ghetto en dehors du périph ont repris à leur compte une autre musique urbaine américaine contestataire. Le rap est fondé sur du texte et très peu de mélodie. Johnny, qui a épousé comme un corps fluide toutes les formes imposées par les firmes du disque et du spectacle anglo-saxonnes pendant plus de cinquante ans de règne, ne pouvait être dans ce coup là. Une prothèse de hanche est incompatible avec le hip hop.
Il ne pouvait être l’idole de ces jeunes, il ne parlait pas leur langue vernaculaire ni ne traduisait leurs préoccupations. Les non-souchiens riment leur désespoir et leur misère, chaloupent leur démarche et agitent leur bras pour battre la mesure. Leur consommation de produits illicites les consument, au contraire de celle des intra-muros, plus hédoniste et ajustée. Ils ne convoitent pas des Nikon, mais les Nike et les Iphones de dernière génération. Autant américanisés que la génération Johnny, mais plus vulnérables, leur conversion en notaires est improbable en raison du stade terminal du capitalisme occidental.
Le chroniqueur radio et académicien méprise le peuple des Blancs venus saluer la dépouille de la star, il n’est pas qualifié pour la belle musique, celle dont le goût distingue le vrai bourgeois à l’ancienne. Il hait les basanés absents, d’une haine dont il alimente les peurs de ses coreligionnaires, prétendues victimes d’un nouvel antisémitisme des banlieues. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’il cultive de manière obsessionnelle et efficace des effets de miroirs, son antipathie sans cesse déclarée suscitant celle de l’objet de son attention soutenue. L’audience dont il dispose est un multiplicateur exponentiel de ses théories délirantes et paranoïaques, en phase avec les pathologies mentales fréquentes dans cette période de post-modernisme. Le nombre de tribunes qui lui sont offertes fait évoquer immanquablement Raymond Aron, payé par la CIA pour étoffer l’anticommunisme en Europe Occidentale. Peut-être saura-t-on un jour précisément auprès de quelle officine émarge Alain Finkielcraut pour répandre avec tant d’assiduité son fiel contre les enfants d’immigrés. Ces derniers portent encore les stigmates de l’Exposition coloniale où s’exhibaient leurs parents comme dans un zoo.
Paix à ton âme, Johnny, prince d’une France devenue sous-préfecture.
Badia Benjelloun
12 décembre 2017
* Michel CLOUSCARD, Le capitalisme de la séduction. Editions Delga, novembre 2015