Faut-il respecter le respect ?

Par Jean-Pierre Garnier

Depuis quelque temps déjà, on nous demande de toutes parts, au nom du «droit à la différence» et de l’«ouverture à l’altérité» de faire preuve de «respect» vis-à-vis de n’importe qui et de n’importe quoi. Autrefois on parlait plutôt de «tolérance», terme peu satisfaisant il est vrai, dans la mesure où il laissait entendre que les personnes, les actes, les manières d’être, de vivre ou de penser qui en bénéficiaient le devaient à la mansuétude ou à la largeur d’esprit de ceux qui l’accordaient. On reconnaissait ainsi implicitement à ces derniers le pouvoir de la refuser, plaçant donc les bénéficiaires en situation d’infériorité. Le «respect», en revanche, avec sa connotation de révérence à l’égard ce qui doit être respecté met au contraire la personne tenue de le manifester dans une position contrainte où le libre arbitre, pour ne pas dire le bon vouloir, cède la place à l’obligation morale voire juridique.

Pour avoir été seriné à de multiples occasions, on sait à quels motifs répond cette injonction envahissante du «respect». Dans le monde social contemporain, «multiculturel et multiconfessionnel» nous répète t-on comme s’il s’agissait là d’une nouveauté, le respect comme pratique, indépendamment du sentiment réel sous-jacent qui peut l’accompagner, serait le garant du «vivre ensemble», pour reprendre l’expression consacrée servant d’exorcisme au spectre qui hante de nos jours nos dirigeants : celui de l’affrontement entre individus, communautés, classes ou civilisations.

Activée par l’intérêt porté par une fraction «radicalisée» de la petite bourgeoisie intellectuelle aux formes de domination «genrées» ou «racisées» — au dépend de l’exploitation qui passe ainsi à la trappe — cette omniprésence pour ne pas dire cette obsession du «respect» a gagné les classes dites subalternes. Songeons, par exemple, aux innombrables «embrouilles», parfois sanglantes, entre «racailleux de cités » s’accusant mutuellement de se «manquer de respect» — de se « mal parler » en novlangue du crû —, trouve sa traduction théorique dans la vogue de la thèse développée par le philosophe-sociologue Alex Honneth pour qui la «lutte pour la reconnaissance» a remplacé la lutte des classes comme moteur d’une histoire qui, comme par hasard, fait politiquement du surplace. Reste à savoir, dans ces conditions, ce que l’on entend par « respect » et si l’on doit absolument s’y conformer.

Le respect relève t-il de la raison ou n’est-il qu’un sentiment ? À lire les définitions courantes, il serait un sentiment, un sentiment de considération voire de vénération envers quelqu’un ou quelque chose incitant à le traiter avec des égards particuliers, voire, dans le second cas, à le considérer comme sacré. Mais ce sentiment, si l’on écarte pour le moment l’acception religieuse du terme «respect» — sur laquelle il faudra bientôt revenir —, ne tombe pas du ciel. Il est insufflé chez les individus avec une intensité diverse et vis-à-vis d’objets non moins divers selon les époques et les lieux, et les rapports sociaux (de classes) qui leur correspondent, par des institutions, des mœurs, des conditionnements mentaux qui obéissent tant dans leurs finalités que leur mode de fonctionnement à une rationalité, une logique d’ordre social qu’il s’agit de découvrir et de décrypter. Autant dire, que le respect a quelque chose à voir avec la raison, aussi déraisonnable que puissent paraître certaines formes de respect et plus encore ce à quoi elles doivent d’appliquer.

Rétorquer que l’on ne doit respecter que ce qui est respectable condamne à rester sur un terrain, celui de la morale, qu’il s’agit précisément de délaisser si l’on veut parvenir à une approche matérialise et surtout politique de la question. En tant qu’attitude à adopter, et cela quel que soit ce à qui ou à quoi elle doit s’appliquer, le respect implique une certaine paralysie de l’esprit critique voire une autocensure, consciente ou non. À commencer par l’abandon de toute interrogation sur les critères de la respectabilité qui, comme chacun sait (sauf les ignares) sont non seulement subjectifs, mais, plus profondément, le produit objectif des conditions socio-économiques et idéologiques propres à une étape de l’évolution sinon du développement — il existe des phases de régression — de l’humanité.

Sans verser dans des considérations dignes de la préparation au bac de philo, on peut évoquer, non pour s’y plier, mais au contraire pour la récuser, l’idée avancée par Kant que c’est par l’impératif catégorique et en particulier sa troisième formulation dans Les fondements de la métaphysique des mœurs que l’homme se distinguerait comme une personne, statut qui obligerait à en faire une fin et non un moyen, et donc à instituer le respect d’autrui comme obligation morale qui ne naît qu’avec l’homme et pour l’homme. Un devoir moral que vient pourtant infirmer la déferlante escrologiste de ces dernières décennies où le «respect» devient non seulement le sentiment mais aussi la conduite pratique à adopter vis-à-vis de tout ce qui est vivant, les animaux et les insectes, bien sûr, mais même aussi les végétaux.

Sous couvert d’étendre ainsi la respectabilité et donc la responsabilité des «humains» — façon de dédouaner les rapports sociaux capitalistes qui les lient les uns aux autres — à l’égard de la nature entière, menacée, comme on nous le rabâche sans cesse, par leur propre activité, on en vient à faire de ce «respect» tous azimuts une catégorie à tout faire… sauf à remettre en cause cette nouvelle croyance vide de sens selon laquelle tout est respectable.

Le succès parmi les clercs et leurs séides du « principe responsabilité » édicté par le philosophe Hans Jonas, qui oblige à reformuler l’impératif kantien en demandant d’agir de telle sorte que les effets de notre action ne mettent pas en péril la vie sur terre, découle de là. Un précepte qui a servi de fondement à la « deep ecology » (écologie profonde) qui accorde à tout être vivant des droits au moment même où les droits humains les plus élémentaires, à commencer par celui de vivre, étaient foulés aux pieds par le déclenchement, à l’initiative de l’impérialisme, d’une série de « guerres humanitaires » plus meurtrières les unes que les autres. Autre philosophe adulé par les escrologistes, Michel Serres, dans le Contrat naturel, rappelle que nous nous comportons en parasites avec notre propre planète. Et que «respecter le vivant» devient une condition  de notre survie car «épuiser les ressources» naturelles, c’est nous mener à la disparition de notre propre espèce». Sans voir l’un comme l’autre que le mode de production capitaliste a atteint un point de non retour et aussi de non recours — du moins tant qu’il perdure — qui en fait simultanément un mode de destruction. La fameuse «destruction créatrice» chère à l‘économiste Schumpeter qui ignorait alors que les créations — les innovations techno-scientifiques, qu’on on ne cesse de glorifier aujourd’hui — issues de cette destruction seraient encore plus destructrices à tous points de vue que cette dernière.

Autant dire, au vu de ce qui précède, que la notion de «respect» — je ne dirai pas «concept» étant donné le domaine infra-théorique où elle nous maintient — que certains manient à la hue et à la dia comme solution miracle aux conflits réels ou potentiels que le «fait religieux» peut susciter, me semble nulle et non avenue dans le débat en cours devenu assourdissant sur l’«islamisation» supposée de nos sociétés et ses effets plus ou moins négatifs sur la «cohésion sociale». Sauf, évidemment, à vouloir prolonger indéfiniment ce débat au risque de s’y enliser, comme se plaisent à le faire quelques intellectuels en vue et qui tiennent à le rester, de Michel Onfray à Régis Debray en passant par Alain Finkielkraut.

 

Pour mettre les choses au clair en ce qui me concerne, je peux dire que je suis un athée quasiment de naissance puisque né d’un père anarchiste qui m’a élevé depuis l’enfance dans le non respect des trois des piliers de l’ordre bourgeois traditionnel : l’Église, l’Armée et la démocratie dite représentative. Il m’a enseigné non seulement à ne pas les «respecter», mais aussi à me moquer des «gogos» — l’un des vocables paternels favoris — qui s’y soumettent docilement sans réfléchir sur le bien fondé des croyances que ces institutions et leurs rituels imposaient. Il en résulte une attitude de ma part vis-à-vis des «croyants» qui consiste à faire abstraction de leurs croyances pour poser un jugement sur eux. Autrement dit et pour éviter tout malentendu, je ne «respecte» ni les uns ni les autres, me contenant d’apprécier les individus en fonction leurs seuls actes.

À titre d’exemple, j’évoquerai mon engagement aux côtés des militants du FLN au cours de la «guerre d’Algérie». En ce qui concerne ces derniers, les contacts clandestins que j’ai pu avoir en France avec quelques cadres de cette organisation n’ont jamais fait intervenir, que ce soit d’une manière ou d’une autre, leur religion : auraient-ils été athées et non musulmans, je n’aurais pas discerné de différence, leur régime alimentaire mis à part. Du côté français, cet engagement m’a conduit à croiser quelques «porteurs de valises» ou «insoumis» — pas du genre, évidemment, de ceux d’opérette qui défraient depuis peu la chronique politicienne en France — refusant à leurs risques et périls de participer à répression du mouvement de libération algérien. Or, nombre d’entre eux avec qui j’ai pu discuter des raisons de leur choix m’ont dit qu’il était d’origine religieuse, plus souvent protestante que catholique, au demeurant. Ce qui, entre nous soit dit, m’a incité à mettre un bémol à ma condamnation sans appel de la religion chrétienne, tout en ne respectant pas pour autant le fait d’y adhérer. À l’égard des Algériens et des Français impliqués de manière solidaire dans cette lutte anticoloniale, c’est l’«estime» et non le «respect» qui prévalait de ma part. Et cela vaut pour moi aujourd’hui comme hier lorsque j’ai à définir le sentiment positif que je peux éprouver pour autrui.

 

Jean-Pierre Garnier

 

BONUS  (du libraire) :  Et pour donner un point de vue "générationnel" sur la question du "respect" et de sa géométrie interprétative variable, selon les "locuteurs" confrontés ...
découvrez ( pour ceux qui méconnaissent cet univers impitoyable ) un pot-pourri d'un de ces mauvais esprits ( une vedette des réseaux sociaux lumpenprolétariens, catalogué comme relevant de la "fachosphère" par ses détracteurs) qui savent faire en sorte de "se faire comprendre" sans détours de celles et ceux à qui "il parle mal"...

 

pour les a-mateurs de ce genre de provocation ( très populaire parmi les 16-25 ans "illétrés" à qui "ça parle") : https://www.youtube.com/channel/UC_i-uMpN1lEyuoUGDq-dajQ

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #liberté d'expression, #social
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