Dans le Monde daté du 19 avril vous trouverez un article d'Alain Badiou à propos des élections. Dans la mesure où le journal n'a pas publié la version intégrale ,Alain Badiou a diffusé celle-ci.
Comme à bien des égards le contenu de cet article rejoint nos propres préoccupations et le travail critique qui se poursuit, en ce moment même, dans le cadre des rencontres à la librairie, nous avons résolu de le relayer, afin que... « nul n’en ignore ».
Voter, ou faire de la politique ?
Alain Badiou
Nombreux sont les électeurs qui restent encore indécis quant au scrutin présidentiel, pourtant imminent. Je peux les comprendre. Ce n’est pas tant que le programme des candidats tenus pour éligibles soit obscur, ou confus. Ce n’est pas tant– je reprends ici une tournure que j’avais appliquée naguère à Sarkozy, et qui a connu un certain succès – qu’il faille se demander « de quoi ils sont le nom ». C’est bien plutôt que ce n’est que trop clair.
Marine Le Pen est la version modernisée, donc féminisée, de l’extrême droite française de toujours, dévouée au capitalisme et à la propriété privée sur le fond, mais démagogiquement populiste, nationaliste à la petite semaine, xénophobe et boutiquière.
François Fillon est le bourgeois provincial catholique intolérant, totalement ignorant de ce que c’est que vivre hors de son milieu rance, et dont la philosophie, personnelle ou budgétaire, se résume à « un sou est un sou ». Sinon qu’il n’est pas regardant sur la provenance de ses propres sous, et par contre d’une intransigeance et d’une avarice sordides quand il s’agit des dépenses budgétaires, et donc des sous des autres, et surtout des sous des pauvres.
Benoît Hamon est le représentant timide, quelque peu étriqué, du « socialisme de gauche », détermination qui a toujours existé, bien qu’elle soit plus difficile à identifier et découvrir que l’Arlésienne, sinon par sa différence in-différente d’avec le socialisme colonial et musclé des Lacoste ou des Valls.
Jean-Luc Mélenchon, certes le moins antipathique, n’est est pas moins le parlementaire de ce qu’on appelle aujourd’hui la gauche « radicale », à la lisière précaire entre vieux socialisme en ruine et communisme fantomatique, misant sur l’éloquence « à la Jaurès » et sur une énergie partagée à la bonne franquette pour masquer qu’au pouvoir, il ne ferait que ce qui est déclaré possible par nos vrais maîtres, et donc presque rien de ce qu’il annonce à son de trompe.
Emmanuel Macron, lui, est une créature sortie du néant par eux, nos vrais maîtres, les plus récents, ceux qui ont acheté, par précaution, tous les journaux, les capitalistes de la dernière vague, ceux de la mesquine « révolution » informatique et de ses bas-côtés. Il porte beau, ce faux jeune, et s’il croit et dit que la Guyane est une île ou que le Pirée est un homme, ce n’est que parce qu’il sait que parler n’a jamais engagé personne dans le camp qui est le sien, et que, comme on disait dans le Midi du vieux socialisme de cassoulet, « il est bien pôvre, celui qui ne peut pas promettre ».
Alors, obscurément, ceux qui hésitent sentent que dans ce théâtre de rôles anciens et connus, la conviction politique, la révolte, la demande populaire, une dangereuse situation mondiale presque au bord de la guerre, le malheur planétaire de centaines de millions de gens, que tout cela ne compte guère, ou n’est qu’un prétexte pour de fallacieux effets de manche.
C’est pourquoi il est utile de partir de la question : qu’est-ce que la politique ? Et qu’est-ce qu’une politique, repérable, affichée ?
Une politique peut toujours se définir, matériellement, à partir de trois composantes : D’abord, la masse des gens ordinaires, avec ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. Appelons ce terme « le peuple ». Ensuite, diverses formations collectives plus ou moins denses : associations, syndicats et partis, en somme tous les regroupements capables d’action collective. Enfin, les organes du pouvoir d’Etat : armée et police, bien sûr, députés et autorités à tous les niveaux, mais aussi, et de façon essentielle, les organes du pouvoir économique et/ou médiatique (la différence est devenue presque imperceptible), soit tout ce qu’on appelle aujourd’hui, d’un terme tout à la fois pittoresque et accablant, les « décideurs ».
Une politique consiste toujours à poursuivre des objectifs en articulant ces trois éléments, en les imbriquant, en les hiérarchisant. Alors on peut voir que, en gros, dans le monde moderne, il a existé quatre orientations politiques fondamentales : fasciste, conservatrice, réformiste et communiste.
L’orientation conservatrice et la réformiste constituent le bloc central du parlementarisme dans les sociétés capitalistes avancées : droite et gauche en France, républicains et démocrates aux USA, conservateurs et travaillistes au Royaume uni, démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates en Allemagne, etc. Ces deux orientations ont en commun un point fondamental : elles affirment que le conflit entre elles, notamment à propos de l’articulation des trois éléments, peut et doit rester dans des limites constitutionnelles qu’elles acceptent l’une et l’autre. Autrement dit, l’alternance au pouvoir de l’une puis de l’autre de ces tendances centrales n’est que le mode de perpétuation, par de petits changements portant sur des nuances, d’un consensus fondamental.
Ce qu’il y a de commun aux deux autres orientations, la communiste et la fasciste, c’est qu’elles soutiennent que le conflit des partis quant à la question du pouvoir d’Etat est tendanciellement violent, c’est-à-dire qu’il ne se laisse par limiter par un consensus constitutionnel. Elles refusent d’intégrer dans leur conception de la société et de l’Etat des objectifs contradictoires aux leurs, voire simplement différent des leurs.
Bien entendu, les objectifs de ces deux tendances sont – contrairement à ce qui règle le duo conservatisme/réformisme – totalement opposés. Le fascisme est un capitalisme d’Etat greffé sur le mythe d’une identité collective, raciale, nationale religieuse, culturelle, supérieure à toute autre. Le communisme entend, lui, briser le droit bourgeois, limiter de façon drastique la propriété privée des moyens de production, et s’adresse, hors identité fermée, à l’humanité tout entière. Mais l’un et l’autre s’opposent, au sein des opinions répandues dans le peuple, au bloc consensuel central.
On peut appeler « parlementarisme », en tant que forme d’Etat dominante dans ce qu’on appelle communément l’Occident, une organisation du pouvoir d’Etat qui, par la médiation de la machinerie électorale, des partis et de leur clientèle ainsi que de ressources financières souvent occultes, assure l’hégémonie partagée des conservateurs et des réformistes, et élimine, sur ses bords, toute prétention étatique sérieuse des fascistes et des communistes.
Il faut pour cela qu’existe un tiers terme, une puissante base contractuelle commune, à la fois extérieure et intérieure aux deux orientations principales. Il est clair que dans nos sociétés, cette base est le capitalisme libéral. La liberté d’entreprendre et de s’enrichir sans limites, le respect absolu, garanti par la justice et par une lourde police, du « droit » de propriété, la confiance dans les banques, la souveraineté des marchés, la possibilité pour les grandes sociétés privées d’acheter tous les moyens de propagande, l’éducation des jeunes, sous couvert de « démocratie », à la concurrence, à l’appétit pour la « réussite », au mépris des loosers, l’affirmation répétée du caractère utopique et nuisible de l’égalité : voilà la matrice des « libertés » consensuelles. Ce sont ces libertés dont les deux partis dits « de gouvernement » s’engagent plus ou moins tacitement à garantir la pérennité.
Le devenir du capitalisme impérial et mondialisé peut introduire dans les populations, notamment dans la petite bourgeoisie menacée d’une déchéance de son statut, ou dans les régions ouvrières ravagées par la désindustrialisation, quelques incertitudes quant à la valeur du consensus parlementaire, et donc quant à la confiance accordée, lors du rituel électoral, aux « grands » partis conservateurs ou réformistes. C’est le cas en Occident -- USA et Europe --, où une forme de décadence est perceptible au vu de la montée en puissance, sur le marché mondial, des pays d’Asie. Cette crise subjective favorise aujourd’hui unilatéralement les orientations fascisantes, nationalistes, religieuses, islamophobes et guerrières, et cela pour deux raisons. D’abord parce que la peur est mauvaise conseillère, et que ces subjectivés de crise, ravagées par la peur, sont tentées de se cramponner à des mythes identitaires. Ensuite et surtout, parce que l’hypothèse communiste est sortie terriblement affaiblie de l’échec historique de ses toutes premières versions étatisées, les principales étant l’URSS et la Chine Populaire.
Les tenants intellectuels du consensus parlementaire, tant les conservateurs éclairés que les réformistes réalistes, tout ce qui va de Fillon à Mélenchon en passant par Macron et Hamon, nous supplient de voter « utile » pour barrer la route au proto-fascisme désormais installé dans le paysage. Mais qui a ouvert cette route ? Qui, par des campagnes ignorantes, acharnées, persécutrices, s’est employé à identifier l’orientation communiste à un crime ? Qui nous a enjoint de penser qu’une Idée égalitaire, le motif d’une émancipation de l’humanité toute entière, rompant avec une dizaine de millénaires de dictature de la propriété privée, pouvaient et devaient être jugés sur soixante ans d’expérimentations étatiques localisées, entre 1917 (révolution russe) et 1976 (échec définitif de la révolution culturelle chinoise) ?
Nous admettons certes que ces courtes expérimentations ont parfois pu prendre la forme de terribles tragédies. Mais tragédies pour tragédies, qui décide, dans ces conditions, du pardon donné au libéralisme démocrate pour celles dont il est responsable, sans que ses normes et son but, contrairement au cas du communisme, ait par ailleurs la moindre valeur universelle ? S’il ne s’agit que de compter les morts, et à s’en tenir à la seule France, qu’on écrive sur la grande table de l’accusation les millions de morts engendrés en trois petits siècles par le capitalisme impérial. Parlons des massacres aveugles de la conquête de l’Algérie, des tortures et des camps de concentration de sa guerre de libération, en passant par les dizaines de milliers de mort lors de la répression des émeutes de Sétif. Qu’on convoque l’esprit des milliers de révoltés malgaches massacrés juste après la dernière guerre mondiale, souvent jetés vivants depuis des avions. Parlons de la répression de l’insurrection au Cameroun, avec les têtes des victimes exposées au seuil des villages. N’oublions pas les trente mille ouvriers morts sur le pavé de Paris lors de la répression de la Commune par ces parfaits démocrates qu’étaient messieurs Jules Ferry et Jules Favre. Et qu’on n’oublie surtout pas non plus que la seule première guerre mondiale, à partir des seuls Etats occidentaux et démocratiques, et pour des enjeux répugnants de rivalité impériale, créa l’époque où les morts à la guerre devaient désormais se compter par dizaines de millions. Qu’on se souvienne des atroces listes de jeune morts-pour-rien qui composent de sinistres monuments dans le moindre de nos villages.
Oui, comparons, concluons. Le fléau de la balance ira invinciblement du côté de l’expérience communiste, laquelle, contre l’oligarchie minuscule qui cumule des profits extorqués, annonce, depuis très peu de temps, et dans la première grande vision étayée sur le réel, une libération de l’humanité tout entière. Quelques décennies de tentatives, brutalement encerclées et attaquées, ne peuvent convaincre quelqu’un de bonne foi qu’elles suffisent à annuler cette promesse et nous contraignent à y renoncer pour toujours.
Alors, voter ? Soyons, sur le fond, indifférent à cette demande de l’Etat et de ses organisations. On peut voter pour le moins pire, on peut ne pas voter par principe : c’est l’indifférence qui est en tout cas la bonne subjectivité. Car nous devrions désormais tous le savoir : voter, ce n’est jamais que renforcer, contre une autre, une des orientations conservatrices du système existant.
Ainsi, ramené à son contenu réel, le vote est une cérémonie qui dépolitise les peuples. Commençons par rétablir dans ses droits la vision communiste de l’avenir, partout. Que des militants convaincus aillent en discuter le principe dans toutes les situations populaires du monde, et qu’alors, comme le proposait Mao, « nous rendions au peuple, dans sa précision, ce qu’il nous donne dans la confusion ». Oui, recommençons le communisme, au ras de la fusion entre son Idée et l’existence populaire. C’est cela, faire de la politique.
Alain Badiou