Désintéressons-nous, une fois pour toutes, des élections !
Alain Badiou
Je comprends l'amertume des protestataires, notamment les déçus du Mélenchonisme, à l'issue du premier tour des élections. Cela dit, ils ont beau faire et beau dire : il n'y a dans ce vote aucune escroquerie, aucune aberration particulière.
Il n'y a eu, en fait, que deux anomalies partidaires, qui ont malheureusement (pour les pouvoirs réels) décomposé le bloc parlementaire central. Ce bloc est composé de la droite et de la gauche classiques. Il soutient depuis quarante ans, voire deux siècles, le déploiement du capitalisme local. Or, le sortant local de la prétendue gauche, Hollande, ne se représentait pas, ce qui a décomposé son parti. D’autre part, la droite classique, à cause des funestes primaires, n’a pas choisi son meilleur vieux cheval : Juppé, mais un bourgeois de province à la triste figure, trop éloigné des délices « sociétaux » du capital moderne.
Le deuxième tour "normal" aurait dû être Hollande/Juppé, ou au pire Le Pen/Juppé, avec dans les deux cas, une élection facile de Juppé. En l’absence des deux partis de gouvernement décomposés, nos vrais maîtres depuis deux siècles, à savoir les propriétaires et gestionnaires des capitaux, étaient quelque peu à la peine. Heureusement (pour eux), avec leur personnel politique habituel, les vieux briscards de la réaction, avec aussi, bien entendu, l’aide de résidus sociaux-démocrates (Valls, Le Drian, Ségolène Royal et consorts), ils ont bricolé un substitut présentable du bloc parlementaire central en déshérence. Ce fut Macron. Ils ont aussi, chose très utile, et de grande portée à venir, rallié Bayrou, le vieux sage centriste expérimenté, l’homme de toutes les guerres électorales, y compris les plus difficiles. Tout cela fut fait avec brio, en un temps record. Le succès final est pratiquement assuré.
Dans ces conditions, tout à fait explicables, le vote entérine, de façon plus claire que d’habitude, que la subjectivité pro-capitaliste et droitière, y compris sous ses formes quelque peu fascistoïdes, est absolument majoritaire dans ce pays.
Une partie des intellectuels et une partie de la jeunesse refusent de le voir, ou le regrettent amèrement. Mais quoi ? Veulent-ils, ces amateurs d'élections démocratiques, qu'on leur change le peuple des votants, comme on fait d'une chemise sale ? Qui vote doit consentir au vœu de la majorité, tout de même ! En vérité, ces deux groupes mesurent le monde à l'aune de leur propre situation et de leurs propres rêves, sans en tirer la conclusion qui s'impose : il n'y a absolument rien à attendre du vote "démocratique".
Déjà Napoléon III, en 1850, avait vu que le suffrage universel était, non pas l'horreur que la bourgeoisie bien-pensante imaginait qu'il était, mais une véritable bénédiction, une légitimation inattendue et précieuse des pouvoirs réactionnaires. C'est encore vrai aujourd'hui, partout dans le monde. Napoléon-le-petit avait découvert que dans des conditions historiques à peu près normales, à peu près stables, la majorité numérique est toujours fondamentalement conservatrice.
Concluons calmement. Hystériser les résultats d’une élection ne mène à rien qu’à une dépression vaine. Habituons-nous à ceci : il n'y aura jamais de mise à mort de notre servitude actuelle sans, au plus loin des rituels électoraux, la liaison historique de quatre facteurs :
1. Une situation historique instable, qui bouscule fortement les subjectivités conservatrices. Très probablement, hélas, une guerre, comme pour la Commune de Paris en 1871, la révolution russe en 1917 et la révolution chinoise entre 1937 et 1947.
2. Une division idéologique fortement établie, naturellement d'abord chez les intellectuels, mais finalement dans les larges masses elles-mêmes, sur le fait qu'il y a deux voies et non une seule, que tout l'espace de la pensée politique doit se structurer autour de la contradiction antagonique capitalisme/communisme, ou de tel ou tel de ses équivalents. Je rappelle au passage les principes de la deuxième voie : établissement, contre la propriété privée, de formes collectives de la gestion des moyens de production, du crédit et des échanges ; polymorphie du travail, notamment mise à mal de l'opposition manuel/intellectuel ; internationalisme conséquent ; formes de gestion populaire travaillant à la fin de l'Etat séparé.
3. Une levée populaire, certainement comme toujours minoritaire, mais qui met au moins en suspens le pouvoir d'Etat, levée souvent liée au point 1.
4. Une organisation solide apte à proposer une synthèse active des trois premiers points en direction d'un effondrement des ennemis et de la mise en place aussi rapide que possible des éléments constitutifs de la deuxième voie, la communiste, ceux que j’ai rappelés ci-dessus.
Deux de ces 4 points, le 1 et le 3, dépendent de la conjoncture. Mais nous pouvons dès maintenant travailler activement au point 2, tout à fait crucial. Et nous pouvons également travailler au point 4, notamment en soutenant, à la lumière partagée du point 2, des réunions et actions communes entre une fraction des intellectuels d'une part, et d'autre part le prolétariat sous trois de ses formes : les ouvriers et petits employés actifs, les familles ouvrières frappées et démoralisées par la désindustrialisation frénétique de la France depuis 30 ans, le prolétariat nomade, de provenance africaine, moyen-orientale ou asiatique.
Hystériser, de façon à la fois dépressive et déclamatoire, des résultats électoraux, est non seulement inutile, mais nuisible. C'est se situer sans aucun recours sur le terrain des adversaires. Nous devons devenir indifférents aux élections, qui relèvent tout au plus du choix purement tactique entre : s'abstenir de jouer dans cette fiction « démocratique », ou soutenir tel ou tel compétiteur pour des raisons de conjoncture, par nous précisément définies, dans le cadre, par ailleurs étranger aux rituels du pouvoir d’Etat, de la politique communiste. Nous devons consacrer notre temps, toujours précieux, au véritable labeur politique qui ne peut s'inscrire que dans les quatre points ci-dessus.
Alain Badiou
Modeste objection localisée
Ce texte qu'Alain Badiou nous a transmis, après l'avoir publié sur le site ( post-trotskiste tendance bourgeoise moustachue) mediapart, exprime son point de vue sur "ce qui se passe", en conclusion du premier épisode du feuilleton pipolitique en cours de diffusion par l'appareil spectaculaire d'informe-ation.
Nous sommes d'autant plus sensibles et attentifs à cette expression que nous éprouvons pour elle une grande connivence. C'est donc à ce titre que nous émettrons une amicale objection, en rapport avec la manière dont il nous précise les contours de son point 4, qui est somme toute la réponse faite au "Que faire" qui taraude obsessionnellement les esprits frustrés de "praxis gratifiante" . Ceux qui ne semblent pas près à se satisfaire du « faire barrage à Marine Le Pen », le mantra autiste qui sature les moulins à prière de ceux-là même qui, par leur "habitus" de classe, ont promu l'exaspération "populiste" dont Marine Le Pen est le nom. Une pensée unique et une unique pensée qui, comme c'est désormais assez évident, ne pense rien, sinon sa propre vacuité impotente.
C'est pourquoi, quand Alain Badiou , au détour d'un texte que nous approuvons pour l'essentiel, nous suggère comme faire : "des réunions et actions communes entre une fraction des intellectuels d'une part, et d'autre part le prolétariat sous trois de ses formes : les ouvriers et petits employés actifs, les familles ouvrières frappées et démoralisées par la désindustrialisation frénétique de la France depuis 30 ans, le prolétariat nomade, de provenance africaine, moyen-orientale ou asiatique." nous lui ferons amicalement observer qu'il reproduit un représentation qui... date et qui, si elle s'est passée, est également et surtout ... passée.
Non pas évidemment que nous ayons un doute ou une réserve quelconque relativement aux réunions et actions communes. Les chalands de la librairie savent bien que c'est le genre de chose que nous pratiquons presque quotidiennement. Singulièrement sous la forme qu'il évoque : "entre une fraction des intellectuels d'une part, et d'autre part le prolétariat".
Non, là où nous avons une grosse réserve à émettre, fondée sur notre "immersion dans les masses" urbaines et diversifiées (du Paris capitale du bobotariat du XXIème siècle), c'est sur ses "formes" telles que distinguées par Alain Badiou, plus précisément ses trois formes ...
Car selon sa distinction sélective on aurait à privilégier un dialogue entre la petite-bourgeoisie et le prolétariat ( ce dernier valant les "opprimés" comme on disait jadis) . Avec d'une part une frange de la classe moyenne "éduquée" : les intellectuels... et d'autre part un "prolétariat", décrit sous des catégories qui me semblent assez lacunaires voire inconsistantes, tant analytiquement que subjectivement.
Dès lors que,
d'une part les intellectuels constituent une catégorie aussi vague et confuse que les idées que pour la plupart ils diffusent aujourd'hui;
et d'autre part, le prolétariat ainsi délimité nous apparait comme orphelin du rapport "réel et rationnel" avec ce dont les classes laborieuses ( "ceux qui travaillent") sont le nom;
Car et c'est notre objection "de principe", amicale mais très déterminée, à Alain Badiou :
Les classes moyennes, "désormais larges" (comme disait Debord, il y a déjà 40 ans) ne sont pas essentiellement composées de bureaucrates, d'intellectuels et (comme disait l'autre) d'agents dominés de la domination ... voire, plus généralement, de consommateurs parasitaires. Et leur "médiocrité" au sens étymologique n'en est pas moins la conséquence du fait majoritaire ( qui essentialise cette "moyenne") que l'expression de leur "effectivité" sociale, économique et politique... concrète.
À l'appui de mon amicale objection je rappelle à Alain Badiou que :
"Dans le Manifeste communiste, il est dit : « De toutes les classes qui, à l'heure présente, s'opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique. »
La bourgeoisie est ici considérée comme une classe révolutionnaire, - en tant qu'elle est l'agent de la grande industrie, - vis-à-vis des féodaux et des classes moyennes résolus à maintenir toutes les positions sociales qui sont le produit de modes de production périmés. Féodaux et classes moyennes ne forment donc pas avec la bourgeoisie une même masse réactionnaire.
D'autre part, le prolétariat est révolutionnaire vis-à-vis de la bourgeoisie parce que, issu lui-même de la grande industrie, il tend à dépouiller la production de son caractère capitaliste que la bourgeoisie cherche à perpétuer. Mais le Manifeste ajoute que «les classes moyennes... sont révolutionnaires... en considération de leur passage imminent au prolétariat ».
De ce point de vue, c'est donc une absurdité de plus que de faire des classes moyennes, conjointement avec la bourgeoisie, et, par-dessus le marché, des féodaux « une même masse réactionnaire » en face de la classe ouvrière.
Lors des dernières élections, a-t-on crié aux artisans, aux petits industriels, etc., et aux paysans : « Vis-à-vis de nous, vous ne formez, avec les bourgeois et les féodaux, qu'une seule masse réactionnaire » ?
Karl Marx : « Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand » 1875