Coupat y coupera t-il ?
Un conte de Noël (réaliste et bien informé) de Jean-Pierre Garnier
Les fêtes de Noël sont comme chacun sait la fête des cadeaux. Dans les milieux intellectuels, les plus prisés sont les livres. Mais, à la différence de ce qui prévaut le reste de l‘année, ce sont plutôt les albums richement illustrés qui ont la préférence. Avec le prix qui va avec, lequel, semble t-il, n’est pas à la portée de toutes les bourses, fussent-elles bien garnies, à en juger par l’histoire qui va suivre.
Peu avant le 25 décembre 2016, la librairie « alternative » Monte-en-l’air, très prisée par les bobos-de-gôche — elle est sise dans un arrondissement en pleine «gentrification» — recevait la visite d’un étrange visiteur. Étrange non parce qu’il déparait la collection de la clientèle habituelle, mais tout simplement par l’intention qui avait guidé ses pas dans ce lieu : subtiliser des livres au lieu de les acquérir. Pas si étrange que cela, objectera t-on avec raison. On sait, en effet, que le vol est devenu depuis longtemps monnaie courante, si l’on peut dire, dans les librairies, non pas tant à la FNAC, archi-surveillée par les caméras et les vigiles, mais les boutiques de taille plus modeste où l’on ne considère pas a priori le client comme un malfaiteur potentiel. Ce qui, dans les années 60, valut quelques déboires financiers au libraire et éditeur François Maspero, quand nombre de gauchistes hexagonaux préféraient à la « joie de lire» celle d’«emprunter» les livres en vente dans son magasin plutôt que de les payer.
Pour opérer, le cambrioleur n’a pas eu besoin d’avoir recours aux moyens auxquels l’expression «monte-en l’air», populaire et vieillie, était jadis associée, et d’où la librairie tire son nom. Il n’a pas eu à grimper sur un mur ou escalader des balcons, et entrer par une fenêtre. Il lui a simplement suffi de se glisser nonchalamment et discrètement parmi les rayons de l’arrière-salle où se trouvaient les albums convoités. Se croyant hors de vue, il en profita pour en escamoter deux livres qui n’étaient pas «de poche», trop dispendieux à ses yeux. Mais c’était sans compter avec une caméra de video-surveillance — il en existe quand même pour le motif rappelé ci-dessus — et la vigilance a posteriori des libraires soucieux de savoir qui avait bien pu dérober les livres disparus.
Or il se trouve que l’auteur du cambriolage était aussi un auteur connu, à commencer par les libraires concernés, d’une maison d’édition elle aussi réputée dans le petit monde des rebelles de confort : La Fabrique. Et que pour invisible que soit le comité dont il avait pris la tête, l’«affaire de Tarnac» montée de toutes pièces par la ministre de l’Intérieur de l’époque sarkozyste, Michèle Alliot-Marie, lui avait assuré une visibilité médiatique à laquelle il lui était difficile d’échapper. Julien Coupat, car, on l’aura deviné, c’était lui le voleur, était ainsi pris quasi la main dans le sac, ce qui ne pouvait manquer de nuire à sa carrière d’insurgé labélisé et, par voie de conséquence, à l’éditeur qui l’avait propulsé en bonne place sur l’orbite de la radicalité instituée.
« Que faire ?», aurait demandé Lénine. Certes, la révolution socialiste ou communiste n’est plus à l’ordre du jour depuis belle lurette en France, mais n’attendait-on pas plus que jamais dans le milieu anarchoïde avec une impatience croissante l’insurrection à venir prophétisée par Coupat et ses amis ?
Bien sûr, on pourra invoquer la «reprise individuelle», baptisée aussi «prise au tas» ou «récupération», qui s’inscrit dans la tradition anarchiste depuis l’origine. Mais on sait qu’elle était conçue comme une forme de justice sociale s’exerçant de manière individuelle contre les possédants en faveur des nécessiteux, et cela dans la limite du strict indispensable. Or, le moins que l’on puisse en dire est que le larcin commis par notre insurrectionnaliste en chef ne correspondait pas exactement à ces critères. Sauf à encourir le discrédit de ses fans, il fallait donc parer au plus vite pour étouffer dans l’œuf la rumeur du délit avant qu’elle ne se propage bien au-delà des murs de la librairie et de la maison d’édition.
La tâche en incombera à l’éditeur, Éric Hazan, directement prévenu par les victimes, qui s’empressera de promettre de venir illico rembourser la somme due, accompagnée d’un petit bonus en guise de dédommagement pour le tort causé, avec une contrepartie : un silence de plomb sur ce regrettable incident. Las ! Les libraires acceptèrent d’obtempérer à condition que le coupable vienne lui-même réparer la faute, en chèque ou, au besoin, en argent liquide pour ne pas laisser de traces, quitte à devoir en plus faire amende honorable ou, à défaut, inventer un prétexte quelconque pour justifier son comportement — une hâte aussi soudaine qu’inexplicable, par exemple, ou un malencontreux oubli —, avec l’art consommé qu’on lui connaît du conte à dormir debout pour benêts en mal de subversion relookée.
Rien n’a encore transpiré sur l’issue de la tractation. Au jour et à l’heure qu’il est, la suite de cette histoire reste donc à écrire, si tant est qu’elle en ait une. Car si l’omerta a connu quelques ratés jusqu’ici, rien ne dit qu’il en sera de même dans les jours ou les semaines qui viennent. Et qu’un démenti en bonne due forme ne vienne pas mettre un point final à l’odieux cancan. Encore que si l’on en croit le dicton, la vérité finisse toujours par se découvrir. Coupat y coupera t-il ?
Jean-Pierre Garnier