Dans un topo publié sur le site tropical, j'ai déjà fait part de mon point de vue sur le « sursaut citoyen » dont la Place de la République est censée être le théâtre1. Ce dernier terme est à prendre avec son sens propre, d’ailleurs, car cet espace public parisien fonctionne effectivement comme une scène sans que l’on puisse, néanmoins, savoir exactement ce qui s’y joue tant sont diverses les « luttes » dont il favoriserait la « convergence ». La visite archi-médiatisée de l’ex-ministre grec de l’économie Varoufakis, venu faire un petit tour le 16 avril sur le lieu où « quelque chose de nouveau est en train de naître », selon la rumeur, s’inscrit dans cette veine. De même, la pantalonnade programmée la veille par François Ruffin sur un plateau de télévision en guise de comité d’accueil offert à Pierre Gattaz, le patron des patrons pour le remercier de sa présence.
Commençons par l’honorable visiteur du soir ou plutôt de l’après-midi, Yanis Varoufakis, fort bien accueilli, comme il fallait s’y attendre, par les nouveaux «républicains sociaux» — version Lordono-mondano-diplomatique. Lesquels feignant d’ignorer, quand ils ne les ignorent pas, les liens du fringant économiste hellène avec l’establishment financier étasunien et les organisations soi-disant « non gouvernementales » — en fait paragouvernementales — contrôlées directement ou indirectement par la « Open Society » de George Soros. « Je me rendrai sans aucun doute sur la place de la République », avait-il déclaré sur France Info TV, un media mainstream parmi d’autres ameutés par sa venue à Paris. Car, ainsi qu’il l’assurera face à l’auditoire de gogos-bobos rassemblés pour l’écouter, « ce type d’action politique constitue une grande source d’espoir », « J'ai participé, poursuivait-il, à des manifestations à Athènes, à Madrid, à New York avec Occupy Wall Street. Je crois que ce type d'action politique constitue une grande source d'espoir. La France a une tradition, c'est d'être le lieu où démarrent de nombreux mouvements qui changent le monde, ou tout au moins l'Europe. » Une déclaration qui n’engageait que lui, apparemment oublieux des piètres résultats sur lesquels avaient débouché ces manifestations de rues ou de places. Mais elle ne pouvait que ravir des gens qui, fonctionnant plus à l’autosuggestion qu’à l’autogestion, devaient continuer à se persuader qu’ils allaient de l’avant à défaut de savoir dans quelle direction.
Quoiqu’il en soit, Il s’agissait pour Varoufakis de se refaire une virginité « de gauche » en rappelant à un public acquis que, lorsque l’ambassadeur américain était venu lui rendre visite dans son « bureau qui donnait sur la place Syntagma » pour le « convaincre d’accepter les conditions de la “troïka” », sa « réponse » avait été « ma place naturelle n’est pas dans ce bureau, elle sur la place à manifester contre ce ministère ».
Cependant, Varoufakis n’était pas seulement venu à Paris pour faire acte de présence devant les dormeurs debout éveillés pour l’accueillir. Trois jours après, il rendait visite à son confrère Emmanuel Macron au ministère de l’économie, « quelqu'un d'honnête » qu’il « aime beaucoup », « le seul ministre français qui semblait comprendre ce qui était en jeu au sein de la zone euro », comme il le confiera à L’Opinion, quotidien libéral européen et pro-business comme le définissent eux-mêmes ses propriétaires2. Ce qui incitera Les Échos, autre journal patronal, à parler de « grand écart » à propos de la double prestation filmée de Varoufakis place la République et à Bercy3.
En réalité sa présence dans la capitale française s’inscrivait dans une tournée de promotion mondiale de son dernier livre, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent, Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde, dont il offrira, sans complexe devant les caméras, un exemplaire à Emmanuel Macron. Et ce qui pourrait paraître comme un paradoxe, un « grand écart » comme croyait le discerner le journaliste des Echos, est somme toute logique. L’éclairage que Yánis Varoufákis donne dans cet ouvrage à la « crise » qui sévit depuis plusieurs années voire plusieurs décennies en Europe, est en effet à l’unisson avec l’idéologie de la maison d’édition, Les liens qui libèrent, qui le publie en France. Un idéologie qui n’est autre que celle que l’on peut appeler altercapitaliste, faute d’un autre qualificatif, chère à l’association Attac et répandue à pleines pages par Le Monde diplomatique ou Politis. L’« autre monde possible » dont tous se font les avocats, Varoufakis entre autres, n’est, on ne le répétera jamais assez, un autre monde capitaliste ou un monde autrement capitaliste, mais absolument et résolument pas un monde autre que capitaliste.
Passons maintenant, à l’autre événement médiatique burlesque qui, à la fin de la même semaine, a défrayé la chronique nuitdeboutesque. En lien avec les festivités organisées Place de la République, François Ruffin et quelques uns des Fakir’s boys and girls s’étaient mis dans la tête de perturber l’émission « On n’est pas couché » — un intitulé qui conviendrait assez bien aux noctambules de « Nuit debout » — où l’animateur Laurent Ruquier a l'habitude de faire débattre et s'ébattre les célébrités politiques, artistiques ou intellectuelles du moment. L’occasion en était fournie par la présence de l’autre invité de marque de l’émission, Pierre Gattaz. Munis de masques à l’image de Macron, Valls ou El Khomri, ils devaient aller se prosterner en début d’émission devant le patron des patrons. Effectivement, une poignée d’activistes firent les pitres durant quelques minutes avant de se retirer ou d’être évacués par les vigiles, devant un Pierre Gattaz goguenard, bien entendu prévenu de l’irruption de ces empêcheurs de polémiquer et ricaner en rond. Bref, conformément à ce qui se produit depuis le 31 mars, la farce copiait une fois de plus la farce. Avec un impact politique dont les initiateurs de l’opération durent eux-mêmes reconnaître le caractère de non événement.
À vouloir à tout prix utiliser les techniques de « communication » capitalistes en espérant les détourner, François Ruffin s’est fourré le doigt dans l’œil, car si la farce peut être utilisée comme une arme — cinématographique dans le cas du docu-fiction « Merci patron ! » —, elle ne saurait tenir lieu de stratégie ni même de tactique de lutte effective en l'absence d'objectifs anticapitalistes, fussent-ils de « transition », clairement définis, et d’organisation susceptible de les atteindre. Monsieur Loyal de la téloche chargé de mettre en scène les joutes verbales entre bouffons médiatisés, Laurent Ruquier s’est vu confier la mission d'orchestrer un affrontement de parodie entre un représentant réel du capital et un représentant supposé du monde du travail. Mais le combat ne pouvait qu’être inégal, même avec le concours de clowns amateurs car, outre que François Ruffin n’était pas le maître du jeu, Pierre Gattaz n'a pas besoin des médias pour se présenter comme un chef d’entreprise écouté, alors que le premier n’apparaît comme un éventuel porte-parole d’une classe réduite au silence qu’au travers de ces derniers. D’une manière générale, il est illusoire de penser que c'est sur le terrain de la représentation, télévisée ou non, que une offensive contre l’« oligarchie » peut être menée tant que les rapports de forces sur le terrain réel resteront inchangés. Comme disent les managers des comédies musicales de Broadway : « The show mus go on !». Et, avec lui, le système capitaliste que le divertissement contribue plus que jamais à pérenniser.
à suivre ...
1 Voir sur le site de Tropiques : « “Leur faire peur” ou nous faire rire ? »
2 L’Opinion, 18 avril 2016.
3 Les Échos, 19 avril 2016.