Dans le cadre de sa chronique :
Se faire des amis avec Jean-Pierre Garnier

Les idiots utiles de la reconquête impériale
Anarchistes, libertaires, alternatifs, autonomes, antifas
et le Moyen Orient

Premier épisode

 

On connaissait le peu d’appétence de l’ultra-gauche française des nouvelles générations pour les questions géopolitiques et les rapports de forces à l’échelle internationale. Nous ne sommes vraiment plus à l’époque où la socialisation politique de ses militants et sympathisants passait par l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme et le tiers-mondisme. Comme le veut la tendance idéologique devenue depuis quelque temps dominante à gauche et au-delà, le désir de changement porte plus sur le « sociétal », à savoir l’évolution des mœurs, des modes de vie et des « identités », que sur le « social », c’est-à-dire l’exploitation et les inégalités de classes, à plus forte raison quand le « social » concerne les populations des territoires situés au-delà les limites de l’hexagone. Certes, une partie de la « gauche de gauche » reste fidèle à la cause palestinienne, dénonce aussi les exactions de la police étasunienne à l’encontre des citoyens noirs, les conditions de travail des ouvrières surexploitées du Bengladesh ou la désagrégation des sociétés rurales d’Amérique latine sous l’effet de l’imposition de cultures d’exportation au profit des multinationales, allant même jusqu’à s’intéresser de temps à autre à l’expérience zapatiste dans les Chiapas mexicains, prise comme nouveau modèle d’émancipation. Mais il est évident que la politique étrangère, tant diplomatique que militaire, à commencer par celle des gouvernants français, est devenu le cadet de ses soucis.

Seule la soumission des politiques économiques menées par les États européens aux « dictats de la Troïka » continue à sérieusement préoccuper l’extrême-gauche, comme en témoigne la part active qu’elle a pris, aux côtés de la gauche sociale-démocrate (PCF, Parti de Gauche, Attac, Le Monde Diplomatique…) dans la campagne contre le projet de constitution européenne. De même dénonce t-elle avec vigueur les négociations clandestines entre celle-ci et les États-Unis pour créer une zone transatlantique de libre-échange (TAFTA) ouvrant la voie à une emprise accrue des grandes compagnies étasuniennes et de la finance globalisée. Et elle se joint avec ardeur à la campagne lancée contre la « loi Travail », qui devrait être rebaptisée « loi Exploitation », que la deuxième droite actuellement au pouvoir en France essaie de faire passer en force pour parachever son règne. Il est vrai que toutes ces mesures découlant de la mise en place d’un capitalisme sans frontières font rimer rentabilité avec austérité, et que la petite bourgeoisie intellectuelle dont les anarcho-libertaires font partie, fût-ce à un rang inférieur, en sera inévitablement affectée.

En revanche, nos « gauchos » de la nouvelle vague semblaient, jusque il n’y a pas très longtemps, peu concernés par les affrontements se déroulant sur la scène internationale. La dernière mobilisation de ses maigres troupes remonte à la « guerre préventive » dite « opération Liberté irakienne », une guerre d’agression, en fait, comme la redéfinira Noam Chomski1, lancée par en 2003 par le gouvernement étasunien pour en finir avec le « régime » irakien. Tout en joignant leurs voix à celles des partisans de l’invasion pour fustiger les méfaits du « dictateur » Saddam Hussein, nos anarcho-libertaires, choqués par les massacres de populations civiles par les bombes et les missiles de l’US Air force lors de la guerre d’invasion précédente en 1991, à laquelle s’était ajouté un embargo mortifère (plus de 500 000 enfants irakiens de moins de cinq ans morts de sous-nutrition ou faute de soins médicaux, selon les statistiques officielles), estimèrent que les « alliés » y étaient quand même allés un peu fort. Depuis lors, silence radio de la gauche « radicale » hexagonale sur ce qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée si l’on excepte les délires révolutionnaires qui se sont emparés à nouveau d’elle au moment de l’éphémère et mythique « Printemps arabe » sur lequel je reviendrai. Ce silence, toutefois, commence à être rompu, mais d’une manière qui pourrait étonner de la part de gens qui prétendent se situer dans la lignée de la tradition anticapitaliste et anti-étatiste. 

Notons tout d’abord que le silence reste globalement de mise sur les expéditions guerrières menées à l’initiative de nos gouvernants que ce soit en Libye, sous Sarkozy, ou en Afrique sub-saharienne sous Hollande. Sans doute estimait-on, y compris « à gauche de la gauche officielle », que c’était pour une cause honorable, comme le recommandaient des médias plus que jamais asservis aux pouvoirs en place : abattre un tyran honni, dans un cas, combattre des terroristes haïssables dans un autre. Cela sans se demander, au vu des suites de la deuxième guerre menée par l’impérialisme étasunien en Irak, si la situation de la population en Libye allait s’améliorer une fois accomplis la destruction du « régime » de Mouammar Kadhafi et l’élimination physique de ce dernier, ou s’interroger sur les raisons de la progression du djihadisme dans les contrées de la Françafrique.

Or, voilà que, depuis peu, presse et radios « alternatives » entrouvrent leurs colonnes ou leurs ondes à des témoins d’événements ou à des analystes de la situation ayant la Syrie pour cadre. Or, loin de proposer des conflits qui dévastent la pays une vision en rupture avec celle diffusée à jets continus par les médias dominants, eux-mêmes inféodés aux puissances « occidentales » s’activant au démembrement de cet État, nos anarcho-libertaires se contentent de surenchérir dans le lavage de cerveaux et le bourrage de crânes servant à justifier que la Syrie soit, après l’Irak et la Libye, mise à son tour à feu et à sang au nom de la sauvegarde des libertés et la promotion de la démocratie.

1. Des rebelles libertaires ?

Ma première surprise, une mauvaise surprise, est venue, il y a bientôt trois ans ans, d’une émission très écoutée sur Radio Libertaire, Chroniques rebelles, à laquelle il m’est souvent arrivé de participer. Son animatrice compte depuis des années parmi mes meilleures amies, et je puis assurer qu’elle est au-dessus de tout soupçon d’une empathie quelconque envers les puissants, qu’ils soient publics ou privés. Or, en dépit de l’intitulé de l’entretien — « Syrie, une autre information… » —, on a eu droit à un bavardage avec un invité syrien, qui ne dépareillait pas de ce qu’on entend ou lit d’ordinaire à propos de la situation dans ce pays2. Les vitupérations habituelles contre la cruauté du régime de Bachar el’Assad alternaient avec l’exaltation non moins attendue des acquis démocratiques de la « révolution » dans les « zones libérée ». Des méfaits sanglants des djihadistes, il n’était pas question. Sans doute étaient-ils passés par profits et pertes regrettables d’un processus de libération dont il était hors de question de mettre en doute la réalité. Quant au rôle des puissances étrangères dans l’activation des dissensions ethnico-religieuses au sein de la société syrienne et à leur soutien aux diverses factions armées qui œuvraient à la partition du pays, on aurait en vain cherché leur trace dans les propos des deux interlocuteurs.

« Un régime criminel assassine le peuple syrien ». Tel était, en fait, le script basique sous-jacent de cette émission. Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’il ne pêchait pas par un excès de nuances et d’originalité. Entre l’invité syrien et l’animatrice, on aurait dit un duo Bernard Kouchner-Christine Ockrent à la belle époque de la guerre civile en Yougoslavie. D’un côté, des oppresseurs et des massacreurs, de l’autre « LA révolution ». Rien de négatif, bien sûr, dans ladite révolution. D’une part, donc, la terreur et l’horreur, de l’autre, la Résistance, héroïque, cela va de soi. Bien plus, pour satisfaire un auditorat friand de « démocratie directe », l’invité vantait les « expériences autogestionnaires » mises en place par des conseils élus dans le kurdistan syrien. Silence sur les exécutions de masse et les tortures infligées sur d’autres terrains par les « révolutionnaires », en particulier sur les décapitations à la chaîne auxquelles se livrait groupe djihadiste Al-Nosra du côté d’Alep, des « islamistes modérés » liés à Al-Quaïda, armés, il est vrai, par les pétromonarchies à l’instigation des États-Unis et Israël, et qui faisaient « du bon boulot » au dire de l’infâme Fabius. Toutes les victimes, chiites, chrétiennes, alaouites n’étaient-elles pas des collaborateurs du « régime » syrien, réels ou virtuels, ne serait-ce que par leur non ralliement à la « révolution », et qu’il fallait par conséquent liquider ?

À la manière des chirurgiens esthétiques de TF1, RTL ou France 24 travaillant d’arrache-pied pour donner un visage avenant aux égorgeurs, dépeceurs et génocidaires massacrant une partie de la population syrienne avec l’appui de « conseillers » de la CIA, du gouvernement islamiste turc et des royaumes obscurantistes du Golfe et des gouvernements européens, l’animatrice de Radio Libertaire et son invité s’employaient à relooker les djihadistes à l’œuvre en Syrie en zapatistes libérateurs !
Bien sûr, à les écouter, les « révolutionnaires » ne bénéficiaient d’aucune aide en armes de l’extérieur. On se demande alors d’où viennent leurs jeeps, leurs mitrailleuses et leurs missiles anti-aériens. Des militaires du « régime » honni passés avec armes et bagages dans le « bon camp » ? Du pillage des arsenaux libyens après une autre « révolution » libératrice appuyée par l’aviation de l’OTAN ? Sans doute, mais pas seulement. Motus et bouche cousue sur le rôle clef joué par l’Arabie Saoudite, de mèche avec Israël et les Etats-Unis pour convoyer les groupes terroristes et leur armement via la Turquie afin de déstabiliser et affaiblir le « régime » syrien. Avec le fric venu du Quatar pour faire l’appoint. Pour ne rien dire des « instructeurs » étasuniens experts en lutte contre-insurrectionnelle opérant dans les camps d’entraînement de djihadistes en Jordanie. Et sans compter le matériel français (jeeps et blindés légers) livré à l’Arabie saoudite avant de repartir vers la Syrie. Bref, rien ne distinguait les propos échangés sur cette chaîne « alternative », du traitement médiatique dont faisait l'objet depuis des mois Bachar al’Assad, dernier Hitler en date de la propagande de guerre occidentale après Slobodan Milošević, Saddam Hussein, Mohammed Kadhafi... Face à « la volonté de ce « clan — la famille Assad et ses alliés — qui veut tout bousiller », pour rependre une formulation péremptoire pleine de finesse de l’animatrice, « les analyses ne sont plus de mise », décrétait en écho son interlocuteur. Effectivement, en termes d’analyse, on pouvait repasser. Place au bon vieux manichéisme. Nous étions revenus une fois de plus aux beaux temps des indignations sélectives.

Mais qui était donc cet invité de choix ? Un certain Omar Enayeh, présenté comme un membre de Souria Houria (Syrie Liberté). Visiblement, mon amie anarchiste de Radio Libertaire ignorait que cette association, constituée en mai 2011, compte parmi les organisations chargées de répercuter en France et ailleurs la version officielle des conflits en Syrie élaborée par les think tanks liés au Département d’État et au Pentagone, par le biais de conférences, d’entretiens et de débats. Des débats où toute parole critique — mise à part, bien sûr celles qui visent le « régime », l’Iran, le Hezbollah ou la Russie — est proscrite, les audacieux se risquant à contester la version officielle étant ipso facto traités de « négationnistes » voire d’agents du Kremlin. Outre les discours de ses porte-parole, Souria Houria organisait en France à l’époque des manifestations et des actions pour accélérer la chute du « régime » de Bachar al’Assad, telle la « Vague blanche pour la Syrie », manifestation internationale lancée en mars 2013 à l’occasion des deux ans de la « révolution syrienne » ou le « Train pour la liberté du peuple syrien » emmenant en décembre 2014 des politiciens de Paris à Strasbourg pour rencontrer des parlementaires européens, le tout relayé les organes habituels de désinformation faisant écho à la propagande belliciste de l’OTAN (TV5 monde, Bfmtv, France 24, LCP, Le Nouvel Observateur, Libération, Mediapart, Rue89, Radio France). Ou encore une manifestation de solidarité avec les « révolutionnaires syriens » mis en scène Place de la Bourse à Paris, au cours de laquelle un orateur de Souria Houria se vantait à la tribune, on se sait pourquoi, de « brasser des millions » sans que personne l’interroge sur leur provenance.

Si l’on ne connaît pas exactement l’origine exacte de ces millions, on en sait un peu plus, pour peu que l’on cherche à se renseigner, sur l’identité de la fondatrice de Houria Souria. Journaliste franco-syrienne établie en France depuis une trentaine d’années, Hala Kodmani a créé cette association en 2011 et en a assuré la présidence pendant plus de deux ans. Auparavant, elle avait officié comme rédactrice en chef de France 24, chaîne de propagande non-stop néo-libérale et pro-impérialiste, avant d’occuper la rubrique « Syrie » dans le tabloïd libéral-libertaire Libération à partir du déclenchement de la soi-disant révolution syrienne. Mais, comme le note l’essayiste François Belliot, évidemment classé « révisionniste » pour animer un Observatoire des mensonges d’État, la place centrale qu’occupe Hala Kodmani dans la contestation syrienne en France s’explique surtout par l’influence de sa sœur Bassma Kodmani qui a participé à la fondation du Conseil National Syrien en octobre 2011 à Istanbul. Censée représenter les aspirations du peuple syrien, celle-ci était considérée avant tout comme la représentante un peu trop voyante du camp occidental, ce qui fragilisera sa position au sein de cet organisme, lui-même en perte de vitesse face à la concurrence de groupes djihadistes moins « modérés » que l’Armée Syrienne Libre, sur lesquels les États-Unis et la France avaient désormais décidé de miser. Après l’avoir quitté le CNS, Bassma Kodmani restera néanmoins fidèle à son projet initial de « soutenir une transition démocratique en Syrie » — sous-titre d’un manifeste intitulé Le jour d’après à la rédaction duquel elle a collaboré —, comme le prouve, par exemple, une lettre ouverte à François Hollande réclamant la mise en place en Syrie d'une zone d'exclusion aérienne (sauf pour les avions de l’OTAN), « la mise au ban diplomatique du régime syrien » et « une aide substantielle sur le plan militaire aux brigades de l’Armée libre ».

Pour résumer, on peut tout de même s’étonner et trouver assez cocasse qu’une radio qui se proclame libertaire n’ait trouvé d’autre moyen pour instruire ses auditeurs sur la situation en Syrie que de faire appel à un agent d’influence rétribué par une association cornaquée par deux sœurs qui se répartissent les rôles pour promouvoir en France une « rébellion » syrienne appuyée par l’Occident, Israël compris. Ce à quoi on pourra toujours objecter qu’il y au moins là un certaine logique sémantique. L’émission ne s’intitule t-elle pas « Chroniques Rebelles » ?

à suivre ... 

1 Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, 2004.

2 « Syrie, une autre information… », Chroniques rebelles, 20 avril 2013

 

 

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #syrie, #géopolitique, #burlonisme, #idiots utiles
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