Réclame locale


je sens que ça vient : bande annonce par Tele14

La chronique gastronomique
de Jean-Pierre Garnier

 

Restauration révolutionnaire ?

 

« La révolution on n’est pas un dîner de gala »
Mao Zedong

« War is not a picnic »
Yasser Arafat

« L'intendance suivra »
Charles De Gaulle

 

 

Une rumeur inquiétante a dernièrement provoqué l'émotion des amateurs de gastronomie mondaine qui, ayant fui les « beaux quartiers », désormais hors de prix, ont élu domicile festif dans le nouveau Ménilmontant en voie de boboïsation assez avancée1.

Par voie de presse, ne nous annonçait-on pas que l’un des bastions les plus en vue — du moins dans le petit milieu de la gauche « alternative » — de la résistance à toutes les formes de domination, y compris gustative, était en perdition : Le Lieu-Dit.

Qui a lancé cet appel au secours?

Un tandem critique qui a su moderniser le poussiéreux « Gault et Millault » en réunissant les talents protéiformes de l’éditeur-essayiste Éric-Hazan et de l’économiste Frédéric Lordon (qui non sans peine essaie depuis quelque temps de se faire passer pour philosophe). Ce duo nouveau-venu, sans doute pour marquer son irruption dans l'élite des « ambianceurs » (comme on dit à Kinshasa), a résolu de ne pas faire dans la litote: « L'existence du Lieu-Dit est menacée, et nous ne pouvons pas nous en passer ».

À qui renvoie ce « nous » de connaisseurs visiblement accros ?

Aux mêmes lecteurs du quotidien sociétal-libéral Libération qu'Éric Hazan, a su convaincre, dans un article visionnaire, de se mobiliser en faveur d’un « pouvoir destituant »... qui « vient » et qui aurait la vertu miraculeuse de permettre une « destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible » 2. Cela en plein état d’urgence !3

 

Quelle gazette s'est empressée
de donner suite au cri d’alarme

du duo Hazan-Lordon?

 

Les Inrocks sur leur site, avec ce titre : « Le dernier QG de la gauche radicale à Paris »4. Du Tout-Paris radical aurait été plus approprié au vu de l’identité des personnalités régulièrement invitées à tenir table au Lieu-Dit devant un public ravi et conquis d’avance qui adore le « débat » pourvu qu’il se déroule « entre amis ». Lors des prestations de quelque vedette de la radicalité installée, non seulement le public l’applaudit, mais celle-ci se doit de l’applaudir en retour et en même temps On est en plein entre soi auto-satisfait d'être ce que l'on croit-être : une nouvelle avant-garde, hors-partis, de surcroît. « Mon parti, c'est le Lieu-Dit !», proclamait ainsi, euphorique et sans doute éméché, un hurluberlu économiste lors d'une soirée de soutien au dit lieu5. Gare à qui, par conséquent, s’aviserait d’émettre une opinion voire une question incongrue qui viendrait jeter le trouble dans cette unanimité convenue : il serait immédiatement hué. Un article de CQFD, mensuel marseillais imprégné de radicalité autoproclamée, lui aussi, relaiera cet appel à sauvegarder ce lieu « différent » où se retrouve « en quelque sorte la crème de la gauche radicale parisienne » [sic] pour « boire un verre et refaire le monde le temps d'une soirée » [re-sic]6.

 

Mais, par qui ou par quoi
ce « lieu de rendez-vous incontournable »
de la gôche-de-gôche est-il menacé?

 

Par les mesures répressives prises dans le cadre de l'État d'urgence contre ce bastion virtuel de la subversion et de la sédition ?

Pas du tout ! Et voici la meilleure : ce lieu de restauration révolutionnaire est menacé par certains de ceux qui le fréquentent : « beaucoup des gens qui viennent aux débats, surtout les étudiants qui n'avaient pas les sous pour profiter [re-re-sic] du restaurant », diagnostique le patron du Lieu-Dit7. D'où un déséquilibre financier qui n'a cessé de se creuser.

Heureusement, grâce aux Inrocks, l'appel angoissé du duo Hazan-Lordon a « suscité l'intérêt de nouveaux clients, se félicite CQFD, qui ont la chance de découvrir la tarte tatin aux oignons caramélisés avec son fromage de chèvre fondant et sa purée de patates douces »8.

Tout en se gavant, pour les plus ouverts, de discours révolutionnaires !

 

Bref, une clientèle assez aisée, comme en témoigne la pub en papier glacé pour produits de luxe qui orne les pages de InRocks, qui à la fois saura « profiter » du restaurant et rétablir le taux de profit dans cet établissement  « fédérateur  » de la mouvance anticapitaliste. Nous allons donc nous empresser de le suggérer au Guide du Routard comme l’un des derniers espaces de rencontre possible de la marginalité branchée « à l'heure où le Paris populaire et les lieux alternatifs sont en train de véritablement disparaître », comme le déplorait une responsable des éditions Libertalia... Oubliant visiblement que la disparition du premier est allée de pair avec l’apparition des seconds dans le Ménilmontant empetit-bourgeoisé — « gentrifié », en sabir universitaire made in England — au cours des dernières années.

 

Mais il va tout de même falloir prendre garde : à prendre pour cibles les maîtres-à-« penser l’émancipation » qui plastronnent au Lieu-Dit, on court le risque d’être illico accusé de reprendre le mot d'ordre maoïste : « Feu sur le quartier général ! ». Mais, cette fois-ci, au service de la contre-révolution néo-libérale puisque la cible serait le dernier Q-G de la gauche radicale parisienne, si l’on en croit les incorruptibles journalistes des InRocks qui tiennent apparemment pour négligeable le siège de la CNT, rue des Vignoles dans le XXe arrondissement, menacé lui-aussi pour cause de « rénovation urbaine ». Il est vrai qu’il s’agit d’une organisation syndicale anarchiste liée au mouvement ouvrier donc ringarde.

Encore que néo-libéralisme et insurrectionnalisme semblent pouvoir faire tout de même bon ménage à en juger par le pedigree du propriétaire majoritaire de ce « magazine culturel de gauche » venu à la rescousse du Lieu-dit. Il n’est autre, en effet, que le banquier Mathieu Pigasse, actionnaire majoritaire à 80% des Inrocks, copropriétaire de L’Immonde, avec Xavier Niel et Pierre Bergé et à 65% du Nouvel Obs. Interrogé par Le JDD, peu après l’acquisition du magazine bobo sur la compatibilité entre sa position de banquier et celle de patron de presse, Pigasse répondait : « Mes deux vies sont compatibles. Mieux, les deux se nourrissent l'une de l'autre. Je serai d'ailleurs impliqué dans la vie quotidienne du journal dont je deviens le président du conseil d'administration. »9  D’ici à ce que l’on retrouve un de ces soirs au Lieu-Dit Frédéric Lordon ou l’un de ses pareils devisant courtoisement avec ce financier-magnat de la presse, ex-conseiller de Dominique Strauss--Kahn, Laurent Fabius, Ségolène Royal et Arnaud de Montebourg, sur la « malfaçon » de la monnaie européenne devant une « tarte tatin aux oignons caramélisés »…

 

Jean-Pierre Garnier (pour le comité translucide)

 

1 Anne Clerval, Paris sans le peuple, La Découverte, 2013.

2 Libération, 25/1/2016

3 Pour en savoir plus, voir « Un pouvoir désopilant », in Je sens que ça vient

4 Les InRoscks, 15/1/2016.

5 Mathieu Léonard, « Pour que le Lieu-Dit vive », CQFD, février 2016.

6 Art.cit. .

7 Art. cit.

8 Art. cit.

9 Le JDD, 7 juin 2015

 

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