Critique de la faculté de se "projeter"

Amaena Guéniot
s'est préoccupée de
L'EXTENSION DU DOMAINE DU PROJET
au sein de notre société libérale ... "avancée".

« Le jeune homme continua de rêver, et de bâtir son projet d'avenir. Il avait raison d'y penser. Personne n'y pensait pour lui. Et il savait que, pour exposer son plan, pour recevoir une réponse, bonne ou mauvaise, il n'aurait qu'une minute ou deux. » 

R. Bazin, Blé, 1907, p.32. 

« Pour l'immense majorité des femmes l'art, le métier ne sont qu'un moyen; elles n'y engagent pas de vrais projets. »

S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe, t.2, 1949, p.396)

« L'homme est fondamentalement désir d'être et l'existence de ce désir ne doit pas être établie par une induction empirique; elle ressort d'une description a priori de l'être du pour-soi, puisque le désir est manque et que le pour-soi est l'être qui est à soi-même son propre manque d'être. Le projet originel qui s'exprime dans chacune de nos tendances empiriquement observables est donc le projet d'être. »

J-P. Sartre, L'Être et le Néant, 1943, p.652.

Contribution du libraire
en commentaire à la présentation de son livre par Amaena Guéniot

      On trouvera les citations qui précèdent, exemplifiant de quoi le projet est le nom, dans tous les "abécédaires" comme disait Marx. Comme on trouvera sur toutes les "plateformes" diffusant la doxa libérale, le condensé de "conventional wisdom" que professent depuis plus de 50 ans nos doctes ignorants sur cette thématique vermoulue.

      On peut en faire la brève recension critique qui suit.

      L’usage idéologique du "projet" s’impose dans les années 1980, comme outil de renouvellement du discours politique après la "déconstruction" post soixante-huitarde des "grands récits" idéologiques, désormais honnis. Dans le cas de "l'exception culturelle française", l'utilisation idéologique de la notion de "projet" dans le discours politique prend une importance particulière à partir dans la décennies 1970-1980. Mais déjà, à partir des années 1960-70, dans un contexte de transformation de la communication politique, le mot "projet" commence à être utilisé de manière stratégique et idéologique, remplaçant peu à peu des notions plus traditionnelles comme "programme", "doctrine", ou "plan". Dans la même période dans la classe politico-intellectuelle et médiatique, on va abandonner le vocable "convictions" pour celui de "valeurs", de même on ne parlera plus guère d'exploitation ou d’oppression mais essentiellement de domination ; une domination qui n'est plus celle qu'exerce la classe bourgeoise et petite bourgeoise dans le rapport social de production, mais qui opère dans les sphères "brumeuses" (comme disait Marx) du "symbolique".
      Dès le début des années 1970 le marketing politique influence la manière dont les partis présentent leurs intentions. Le mot "projet" a l'avantage de véhiculer une idée d'ouverture, de modernité, de "responsabilité". Et il est réputé "libérer" du dogmatisme politique (singulièrement celui des communistes). En pratique en confondant volontairement l'objet avec le sujet dudit projet. Cette "transition" opère la passage du typiquement personnaliste désir "éthique" des "personnes" (opposables aux tristes individus communistes)  à celui du "désir d'être" des existentialistes (essentiellement individualiste) prenant forme comme "projet" - supposé doté d'une exigence morale susceptible de "surdéterminer" un agir collectif. C'est parfaitement manifeste dans le Programme commun de la gauche (1972) entre PS, "radicaux de gauche" et PCF. 
      François Mitterrand  - dont le slogan de campagne victorieuse était non plus de transformer la société mais de "changer la vie" - parle donc dans ses discours de "projet de société", en particulier lors de la campagne présidentielle de 1981. Une formule qui remplace la stricte logique de programme et de propositions concrètes et argumentées qui était de mise jusque là. Le projet devient non plus méthodologique mais téléologique : une "vision" globale et mobilisatrice. C'est le moment où l’usage idéologique du mot "projet" s’enracine comme alternative censée s'opposer à la technocratie, à la gestion, ou à "l'absence de vision".
      Le "nouveau paradigme" qui inaugure ce qu'Amaena Guéniot désigne comme besoin de "projection", devient alors invasif et omniprésent dans la novlangue politique : "projet de loi", "projet présidentiel", "projet pour la France", etc. La politique se présente dès lors comme une nouvelle discipline morale, celle qui se consacre à la faculté de "projection," conçue comme élaboration collective d'un avenir individuel désirable, et s'opposant fondamentalement aux adeptes du "totalitarisme" prônant la socialisation de l'économie sur le principe de substitution de la planification raisonnée à la loi du marché .
      Après Mitterand, les campagnes présidentielles, de Chirac, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy , François Hollande, sans parler d'Emmanuel Macron utilisent massivement le mot "projet" comme structure et fondement "éthique" de leurs camelote rhétorique. En évacuant les conflits sociaux, en les réduisant à des "choix de société" sur des "enjeux moraux", et en les affectant à des "identités" essentialisantes voire eschatologiques, ce "nouveau concept" allait permettre à l'idéologie dominant la classe moyenne de se "ressourcer" en s'acculturant toutes les formes "bankables" de démagogie - positiviste aussi bien que relativiste - qui ont agité la classe moyenne libérale d'après guerre : de l'écologisme urbanicole au populisme fascistoïde et xénophobe en passant par tous les variants opportunistes : antinucléaires, zadistes, identitaires, complotistes, intersectionnels, extincteurs-rebelles, décroissants, #metoo, gilets jaunes, souverainistes, wokes, anti-wokes, etc.
      Tous ces électrons "libres", gravitant autour du noyau dur libéral dominant, ont en commun cette compulsion à se projeter dans un ailleurs chimérique, en partant d'un "déjà là" parfaitement irréel, plutôt que d'affronter ... le réel rationnel mais ... frustrant.
     
Nous n'avons donc pas d'objection à l'encontre de la description du phénomène contradictoire que décrit scrupuleusement Amaena dans son livre. En revanche nous avons de sérieuses réserves quant à la nature de la dialectique qu'elle revendique de solliciter dans sa critique de ce qu'elle qualifie de "déprojection", suggérant que ce qu'elle a  si scrupuleusement et rigoureusement dénoncé comme abusif et falsifié dans l'usage extensif qui est fait de cette notion de projet par notre appareil idéologique bourgeois, serait de l'ordre de la privation d'une sorte de "droit naturel" à se "projeter" dans les pires illusions consolantes que leur inspire leur conscience malheureuse de petits bourgeois narcissiques, parasitaires et néanmoins frustrés .
    Nous sommes encore plus réservés quand pour prétendre restaurer ce "droit subjectif"  elle nous exhume candidement les errements tardifs du camarade Friot, après les sornettes "existentiales" d'Arendt et les mondanités sophistiques de Foucault.
      
C'est pourquoi, sans entrer dans les arcanes contradictoires et assez confuses d'une proposition qui nous semble donc pour le moins bancale, je soumettrai sous peu à Amaena et ses amis,  le témoignage rédempteur car bien informé et scrupuleusement documenté, des échanges et circonstances qui nous ont amenés à révéler au camarade Friot (et à son compère Lordon, également bien connu de nos services) qu'en dépit de ses "bonnes intentions" inaugurales, nous étions au regret de constater qu'il était définitivement "perdu pour la science".

 

Tag(s) : #Amaena Guéniot, #Projet, #sociologie, #Utopie sociale
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