BARTHES,
LE POUVOIR, LE NEUTRE

Marc Buffat

 

Je voudrais d’abord, à l’aide de quelques citations de Barthes, rappeler très rapidement et sommairement, comment situer le neutre dans sa démarche.

Je partirai de la question du pouvoir, telle qu’il la pose, plus précisément la question de la place et de la fonction du pouvoir dans le langage. Se soustraire au pouvoir tel qu’il s’exerce dans le langage a sans doute été le sens constant de la démarche de Barthes tout au long de son œuvre, et le neutre c’est ce qui déjoue le pouvoir. C’est même sa définition. « J’appelle neutre dit Barthes tout ce qui déjoue le pouvoir ».

Au début de Leçon, le texte de sa leçon inaugurale au collège de France (1977), Barthes constate qu’il y a du pouvoir partout. Je cite : « Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social : non seulement dans l’Etat, les classes, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essayent de le contester […] » (Paris, Seuil, 1978, p.11)

Et il poursuit en expliquant que cette omniprésence du pouvoir tient à ce qu’il est, originairement, dans la langue. « Jakobson l’a montré, écrit-il, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. » (Ibid., p.12). Et un peu plus loin ; « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. » (p.14). Le pouvoir dans la langue c’est cela : obliger à dire.

Et si la langue oblige à dire, c’est parce qu’elle oblige à choisir. Pourquoi cette obligation de choix ?

Je ne veux pas faire un cours de linguistique élémentaire; disons, pour aller vite, que pour émettre un énoncé, écrit ou oral, je puise dans un ensemble de termes virtuels dont j’actualise certains. Cette réserve, appelée en linguistique paradigme, est organisée en système d’oppositions binaires, de telle sorte qu’un terme n’a de sens que dans la mesure où il s’oppose à un autre terme. Je cite Barthes : « Le paradigme c’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un pour pouvoir parler, pour pouvoir produire du sens ». (Le Neutre, Paris, Seuil, 2023, p.49) Si je prends le système de la différence des genres dans la langue française par exemple, le féminin n’existe que par opposition au masculin et vice versa : « rond » n’est masculin que dans la mesure où il s’oppose au féminin « ronde » et réciproquement. Ou « le » parce qu’il s’oppose à « la ». Ce qui donc est premier ce ne sont pas les termes mais les oppositions entre les termes. Pour parler, pour émettre un énoncé, je suis obligé de choisir un terme, c’est-à-dire d’en écarter un autre : Le choix est la condition du sens.

De là le constat que, je cite Barthes, « Tout sens repose sur un conflit, c’est-à-dire le choix d’un terme contre un autre » (Ibid., p.49) Ou encore « Choisir l’un et repousser l’autre c’est sacrifier au sens. » (p.50) Le masculin contre le féminin, ou inversement, le singulier contre le pluriel, le vous contre le tu, ou inversement etc., etc., La langue est spontanément assertive, c’est-à-dire pour Barthes arrogante et, je cite, « tout le neutre, en effet, est esquive de l’assertion ». (Ibid., p. 125) Il revient très souvent sur ce point. Par exemple lors d’un colloque à Cerisy qui lui était consacré : « En grec Maché veut dire le combat. Le langage est le champ de la Maché : pugna verborum. Il y a tout un dossier à constituer – un livre à faire : celui des contestations réglées de langage ; » (Prétexte : Roland Barthes, Paris, UGE coll.10/18, 1978, p.299) (ces contestations réglées de langage, sans remonter jusqu’à la sophistique grecque et à la disputatio médiévale et pour nous en tenir au présent, ce sont par exemple les face à face, notamment politiques).

Echapper au sens, qui est donc partout, n’est pas si simple, le non-sens, nous dit Barthes, étant encore un sens sous le nom d’absurde. Le pouvoir se trouve, je renvoie à la fin de phrase citée plus haut, « jusque dans les poussées libératrices qui essaient de le contester. » Le contre-pouvoir devient inévitablement un pouvoir. Je suis tombé sur cette phrase de Barthes citée par le journal Le Monde sans référence et je n’ai pas retrouvé la référence. C’est à propos de la libération sexuelle : « Ce qui est difficile, ce n’est pas de libérer la sexualité selon un projet plus ou moins libertaire, c’est de la dégager du sens, y compris de la transgression comme sens. » Seul donc peut y échapper ce que Barthes appelle « le neutre » dont c’est précisément la définition: ce qui déjoue le paradigme ou le pouvoir. Il se réfère au fait que certains linguistes outre la polarité des deux termes du paradigme posent un troisième terme, neutre justement, ni ceci ni cela ou ceci et cela, qui se soustrait au binarisme, c’est-à-dire au conflit, c’est-à-dire au pouvoir c’est à dire au sens, trois termes en somme synonymes. Je ne peux que citer encore Barthes : « Si vous transposez (ce que dit la linguistique) au plan éthique, on pourra dire que les ordres, les comminations que le monde vous envoie, en tant que sujet, à choisir, à avoir à choisir dans mille occasions, à produire du sens, à entrer dans le conflit, à « prendre vos responsabilités », etc. entraînent fatalement au plan éthique, chez certains sujets, la tentation de ne pas jouer le jeu du paradigme, c’est-à-dire la tentation de lever, de déjouer, d’esquiver le paradigme, ses comminations, ses arrogances. Le problème est alors d’exempter le sens et ce champ polymorphe d’esquive du paradigme ou du conflit, c’est le champ que j’appelle le neutre. » (Le Neutre, op.cit., p.50).

Se soustraire au pouvoir ou au sens, qui est le milieu dans lequel nous vivons, a été, je crois, la grande question de Barthes depuis ses premiers textes. C’est déjà ce dont il s’agit dans Le Degré zéro de l’écriture et ce le sera dans chacun de ses textes ultérieurs. « Degré zéro » c’est un autre nom du neutre. Il s’agit de « Créer une écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage. » Et un peu plus loin on rencontre déjà ce dont il sera question dans son cours sur le neutre : « On sait que certains linguistes établissent entre les deux termes d’une polarité (singulier-pluriel, prétérit-présent), l’existence d’un troisième terme, terme neutre ou terme zéro… » Et il est constamment question de « La nouvelle écriture neutre… », des « caractères sociaux ou mythiques d’un langage [qui] s’abolissent au profit d’un état neutre ou inerte de la forme. » (Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, coll. Points, 1972, p.55-56) J’ajouterai qu’il a toujours caractérisé la littérature par l’exemption du sens, littérature qui serait donc par excellence l’espace du neutre.

En quoi l’œuvre de Barthes elle-même participe-t-elle de ce neutre qu’il étudie dans son cours ? De plusieurs faons sans doute, mais il y en a une qui m’a particulièrement frappé : au principe du travail de Barthes il y a la récusation de la distinction ou de l’opposition sujet/objet, qui est tout de même l’une des oppositions qui participent du fondement de toute langue et de toute pensée, au moins en occident. J’aborderai cela selon trois biais : un biais stylistique d’abord : l’esquive (c’est le terme de Barthes) de l’opposition je / il ; ensuite la question de la lecture ; je terminerai par l’usage de la notion de connotation.

 

Je / Il

 

D’abord l’esquive donc de la distinction je /il, l’un des traits caractéristiques de beaucoup de ses textes. En voici quelques exemples.

Le plus frappant est sans doute celui du Roland Barthes par Roland Barthes où Barthes se désigne en utilisant tantôt le « je », tantôt le « il ». Un peu surpris, je me suis longtemps demandé quand est-ce qu’il employait « je » et quand est-ce qu’il employait « il » dans ce texte. Jusqu’à ce que je m’aperçoive que la question était sans réponse, ou plutôt ne se posait pas, parce qu’il emploie indifféremment l’un ou l’autre de ces deux pronoms. Il passe de l’un à l’autre dans un même fragment et l’on peut remplacer l’un par l’autre (ou inversement) sans induire la moindre modification. Leur différence est neutralisée.

Le plus souvent, lorsque Barthes dit « je », dans ses textes du moins, parce que dans ses interviews ou dans les cours au Collège de France qui ont été publiés, dans tout ce qui est parole transcrite, c’est différent, il dit « je » comme vous et moi. Mais dans ses textes, lorsqu’il écrit, il s’agit d’un emploi assez particulier du « je » où celui-ci n’a pas valeur personnelle et singulière, mais valeur exemplaire et générale : il renvoie à chacun en tant qu’il est un sujet. Il ne désigne pas tel sujet singulier, mais la singularité subjective en général, la subjectivité elle-même. Cela vaut par exemple pour Fragments d’un discours amoureux où la première personne renvoie au sujet amoureux en général. Ce qu’indiquent d’ailleurs les quelques lignes qui présentent chaque chapitre en explicitant le titre et parlent du « sujet amoureux ».

Cet effacement de la distinction je/il est constant chez Barthes, et peut facilement passer inaperçu, se dissimulant souvent derrière l’emploi de formulations banales sur lesquelles on passe. Ainsi le titre de son cours « La préparation du roman » m’a toujours fait tiquer. Il est boiteux, il y a quelque chose qui ne va pas, ou plutôt quelque chose qui manque. C’est la préparation de roman de qui ? Ce qui manque ce sont les possessifs. Autrement dit ce n’est ni la préparation du roman de Barthes, ni la préparation du roman d’un autre que Barthes. C’est un énoncé qui n’est ni en première personne, ni en troisième personne.

Une étude stylistique serait à faire qui relèverait et classerait les divers moyens utilisés par Barthes pour suspendre la distinction « je » / « il ».

Par exemple les formules, qui peuvent paraître un peu alambiquées, du type « l’auteur de ces lignes ». Ainsi dans l’Avant-propos du Système de la Mode : « Cependant, avant d’entreprendre son voyage, l’auteur demande à s’expliquer sur l’origine et le sens de sa recherche. » (Œuvres complètes II, Paris, Seuil, 1994 p.151) « Le sujet qui parle ici doit reconnaître une chose : il aime à sortir d’une salle de cinéma. » (« En sortant du cinéma », OC III, Paris, Seuil 1995, p.256). Malgré les apparences, ces formulations n’équivalent pas à une « troisième personne ». : elles font que l’on ne sait pas si l’on a affaire à des énoncés en « première » ou en « troisième personne ». L’auteur qui « demande à s’expliquer » est-il le même ou est-il un autre que celui qui nous dit que « l’auteur demande à s’expliquer » ? L’énonciateur du discours s’identifie-t-il ou ne s’identifie-t-il pas à l’énonciateur du métadiscours ?

Autre procédé : l’emploi du « on », pronom « impersonnel », qui participe à la fois du nous et du ils mais aussi élude la polarité singulier/pluriel, ou encore masculin/féminin. Il est extrêmement abondant chez Barthes. Ou encore, très caractéristique, l’usage de formes passives qui laissent en blanc le statut du sujet de l’énonciation : « Les énoncés de mode seront cités sans référence, à la façon des exemples de grammaire. » (Système de la Mode, OC II, op.cit., p.144) « Ce qui sera noté, c’est, à travers ces articulations postiches, la translation et la répétition des signifiés. » (S/Z, OC II, p. 564) Les exemples seraient innombrables, d’un bout à l’autre de l’œuvre de Barthes, notamment dans les « préfaces », « avant-propos », ou « introductions » qui ouvrent beaucoup de ses livres et précisent son intention ou son projet. Ces procédés visent toujours à éluder la distinction sujet/objet. Je viens de citer Système de la Mode (1967), voici le début de « Comment est fait ce livre », avant-propos de Fragments d’un discours amoureux (1977). J’y souligne les expressions qui ont pour fonction d’évacuer les marques de la personne : « Tout est parti de ce principe : qu’il ne fallait pas réduire l’amoureux à un simple sujet sympomal, mais plutôt faire entendre ce qu’il y a dans sa voix d’inactuel, c’est-à-dire d’intraitable. De là le choix d’une méthode « dramatique » qui renonce aux exemples et repose sur la seule action d’un langage premier (pas de métalangage). On a donc substitué à la description du discours amoureux sa simulation et l’on a rendu à ce discours sa personne fondamentale qui est le « je », de façon à mettre en scène une énonciation, non une analyse. C’est un portrait, si l’on veut, qui est proposé […]. » (OC III, op.cit., p 461)

Et je relève, à la fin du même avant-propos, les phrases par lesquelles Barthes évoque la provenance des « morceaux d’origine diverse » dont le « montage » constitue son livre :

« Il y a ce qui vient d’une lecture régulière […]. Il y a ce qui vient de lectures insistantes […]. Il y a ce qui vient de lectures occasionnelles. Il y a ce qui vient de conversations d’amis […].

Ce qui vient des livres et des amis fait parfois apparition dans la marge du texte, sous formes de noms pour les livres et d’initiales pour les amis […]. Les références qui sont ainsi données ne sont pas d’autorité, mais d’amitié […]. » (Ibid., p. 464)

Je souligne à nouveau l’usage de la forme passive. Mais ce qui surtout me frappe c’est l’expression réitérée « ce qui vient des lectures (ou des amis) » au lieu de « ce qui me vient de mes lectures (ou de mes amis) ». Là encore la chute du possessif ou du pronom personnel de la première personne ne fait pas de ces énoncés des énoncés impersonnels, mais des énoncés dont la référence à la personne (« je » ou « il ») a été effacée, en somme et du moins à cet égard, des énoncés neutres.


La lecture

 

Quelques mots maintenant sur la lecture, Barthes étant sans doute celui qui a fait basculer les études littéraires d’un discours tenu du point de vue de l’auteur à un discours tenu du point de vue du lecteur. « A fait basculer » , c’est beaucoup dire, puisqu’ici comme ailleurs il est sans postérité. « Pour moi, déclare-t-il à propos de S/Z, j’estime que je suis entièrement du côté du lecteur. » (« Entretiens », 1970, dans O.C. II, op. cit., p.995)

En tout cas j’ai toujours été frappé, en le lisant, par l’importance qu’il accordait à la lecture. Il a sans doute été l’un des premiers à affirmer qu’elle devait être partie intégrante de la théorie ou de l’histoire de la littérature, une théorie du texte devant, par exemple nécessairement contenir, comme une au moins de ses composantes, une théorie de la lecture : « La théorie du texte amène donc la promotion d’un nouvel objet épistémologique : la lecture ; » (« Théorie du texte », 1973, dans O.C. II, op. cit., p1677) Objet neuf, car l’attention exclusive portée jusque-là, selon Barthes, à l’auteur constituait une censure ou une exclusion de la lecture.

Barthes oppose en effet deux types de lecture, une mauvaise et une bonne lecture. D’un côté une lecture qui n’en est pas vraiment une, une « lecture morte » dit-il, lecture « référendum » comme il est dit dans S/Z, lecture passive où le lecteur n’est plus qu’un récepteur. Ce qui veut dire que le texte proposerait un ou plusieurs sens que le lecteur ne pourrait qu’enregistrer ou refuser ; il n’aurait plus que la liberté de recevoir ou de rejeter le texte. Cette lecture consommation, est solidaire du geste socio-idéologique qui place toute la production du côté de l’écriture, la lecture n’étant que consommation, et qui implique une hiérarchie entre un auteur actif auquel est soumis un lecteur passif. On retrouve là la question du pouvoir que j’évoquais au début. Dans ce cas le sujet-lecteur n’est pas dans sa lecture, on a en somme à faire à une lecture sans lecteur.

À cette lecture « morte » ou « vide » Barthes oppose une « lecture vivante », une « pleine lecture », lecture qui est une production ou une écriture. Comment faut-il comprendre cette idée que la lecture est une productivité ? Voici ce qu’écrit Barthes au début d’un texte intitulé « Écrire la lecture » :

« Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ?

C’est cette lecture-là, à la fois irrespectueuse, puisqu’elle coupe le texte, et éprise, puisqu’elle y revient et s’en nourrit, que j’ai essayé d’écrire. » (O.C. II, op. cit., p.961) Un peu plus loin il précise « La lecture, c’est ce texte que nous écrivons en nous quand nous lisons. » (Ibid., p.962) Ailleurs il nous est dit que les « lectures vivantes » sont celles qui produisent, je cite, « un texte intérieur homogène à une écriture virtuelle du lecteur. » (« Pour une théorie de la lecture », Ibid. p.1456)

Passer d’un discours critique qui envisage les textes du point de vue de l’auteur et un discours critique qui les envisage du point de vue du lecteur (dans le cadre bien sûr d’une « lecture vivante » c’est-à-dire d’une lecture-écriture), ne revient pas à substituer un centre à un autre. L’expression paradoxale « écrire la lecture » est le contraire, l’envers de l’expression « doxale » (pour parler comme Barthes), de l’expression « normale » selon laquelle on « lit une écriture ». Cette dernière formule implique une séparation entre écriture et lecture qui subordonne la seconde à la première. Elle renvoie à la représentation commune qui est la nôtre concernant les rapports entre écriture et lecture que j’ai évoquée ci-dessus, représentation monocentrée sur un auteur finalement sans lecteur. L’autre formule semble brouiller deux mouvements contradictoires : c’est qu’elle identifie lecture et écriture, suspend leur opposition. Nous avons donc affaire, non pas à la substitution d’un centre (le lecteur) à un autre (l’auteur), mais à la substitution d’une lecture dépourvue de centre à une lecture centrée.

Ces moments où le lecteur lève la tête sont donc par excellence les moments où la lecture devient production ou écriture. Je dirai que ce sont les moments où la lecture est contact entre le texte et le lecteur. D’une part en effet ce sont les moments où le lecteur est atteint par le texte, est ébranlé par sa lecture à la fois intellectuellement, affectivement et physiquement. Je cite : « … dans la lecture, tous les émois du corps sont là, mélangés, roulés : la fascination, la vacance, la douleur, la volupté ; la lecture produit un corps bouleversé… » (Le bruissement de la langue, Paris, Seuil,1984, p.43) Mais ce sont aussi les moments où le lecteur atteint le texte, où cet ébranlement, ce retentissement de ma lecture en moi, constitue une perception adéquate de l’objet lu, une connaissance. Ce sont les moments où la lecture devient à la fois pleinement objective et pleinement subjective, pleinement objective parce que pleinement subjective, les moments où le retentissement est une connaissance, les moments en somme où il faudrait dire que surgit une objectivité de la subjectivité. Il y a un paradoxe des passages que je viens de lire, c’est qu’ils évoquent un éloignement qui est un rapprochement. C’est parce que le lecteur lève la tête, s’écarte du texte qu’il s’en rapproche. Et l’objet d’un livre comme S/Z, qualifié donc de « texte-lecture », ce n’est ni la lecture de Barthes, ni le texte de Balzac, mais la lecture de Barthes en tant qu’elle est adéquate au texte de Balzac, c’est l’adéquation de la lecture de Barthes au texte de Balzac, autrement dit son objectivité.

La connotation

C’est dans cette perspective qu’il faut, je crois, comprendre l’usage barthésien de la notion de connotation. Le sens dénoté ou littéral ne s’oppose pas au sens second ou connoté, comme l’objectif au subjectif, mais comme la séparation du subjectif et de l’objectif à leur identité. « Connotation » ce n’est au fond rien d’autre que le nom donné à cette coïncidence sujet/objet qui caractérise la lecture.

Durant la période sémiologique de Barthes, des Eléments de sémiologie (1964) à S/Z (1970), les connotations ont vraiment constitué son objet, au sens à la fois scientifique et amoureux du terme. S/Z, notamment, est un relevé, descendant jusqu’au moindre détail, des sens connotés dans une courte nouvelle de Balzac, Sarrasine, qui sont nommés et référés à des codes. Sans doute le terme et la notion de connotation sont-ils aujourd’hui d’un usage courant, et ont d’abord été définis par des linguistes, mais Barthes a été le seul à les utiliser de façon sinon systématique, en tout cas conséquente pour l’étude des textes et plus généralement des ensembles signifiants, et je ne sache pas que la notion de connotation ait eu après lui un usage autre que résiduel. Il est, à cet égard aussi, sans ancêtre ni postérité.

Les connotations ce sont les divers sens seconds qui viennent se greffer sur le sens littéral ou dénoté. Voici quelques exemples. Le premier, je l’emprunte à un article de « Théâtre populaire » dont Barthes a été le directeur. Il ne parle pas de connotation car l’usage de la linguistique est encore à venir mais c’est exactement cela dont il s’agit. Voici. Il fait un compte-rendu de la mise en scène par Visconti de La Locandiera de Goldoni. Cette mise en scène a été critiquée en France et Barthes s’en prend aux mises en scène françaises de La Locandiera, particulièrement à la dernière (nous sommes en 1956) une mise en scène due à Laurent Jenny : « La Locandiera de Jenny résumait assez bien toutes les Locandiera françaises : un style qui a tous les signes spectaculaires de la vivacité, sinon la vivacité elle-même, des couleurs acides (comme si l’acidité était fatalement la mode coloré de la rapidité), des valets prestes qui ne peuvent porter un plat (toujours vide, d’ailleurs) sans faire des cabrioles, bref la rhétorique de ce que l’on croit être encore, en France, l’italianité.» (O.C. I, op. cit., p.554) Si j’utilise la langage de la sémiologie je dirai que le sens connoté de la conjonction de la vivacité, des couleurs acides, de la prestesse des valets est l’italianité.

Voici l’exemple d’une image publicitaire pour les pâtes Panzani. (« Communications » N° 4) Elle contient plusieurs sens connotés. L’un serait « retour du marché » Je cite Barthes :

« L’idée qu’il s’agit dans la scène représentée, d’un retour du marché ; ce signifié implique lui-même deux valeurs euphoriques : celle de la fraîcheur des produits et celle de la préparation purement ménagère à laquelle ils sont destinés ; son signifiant est le filet entrouvert qui laisse répandre les provisions sur la table, comme au « déballé ». Pour lire ce premier signe il suffit d’un savoir en quelque sorte implanté dans les usages d’une civilisation très large, où « faire soi-même son marché » s’oppose à l’approvisionnement expéditif (conserves, frigidaire) d’une civilisation plus « mécanique ». (« Rhétorique de l’image »,1964, O.C. I , op. cit., p.1418)

Autre sens connoté : « l’abondance »

Le signifiant de connotation nous dit Barthes est ici la profusion et la condensation des produits.

Or, contrairement au sens dénoté ou littéral qui a une existence objective, ce sens connoté est improbable, au sens propre, on ne peut prouver son existence. On peut tomber d’accord quant à la justesse de l’analyse de Barthes, mais c’est un accord entre sujets, on ne peut démontrer cette justesse objectivement. La lecture des connotations est donc chose subjective. De là les critiques qu’eut à subir Barthes, de proposer des interprétations subjectives, ce qui pour les dites critiques signifiait qu’elles étaient sans rapport avec leur objet. Si l’on critique une interprétation en disant « c’est subjectif » cela signifie que ce n’est pas objectif, et repose donc sur l’idée qu’objectivité et subjectivité sont sans rapport, exclusives l’une de l’autre. De là les accusations de « délirer » ou de « dire n’importe quoi » adressées à Barthes. Ce dont ses critiques ne se sont pas privés.

À quoi Barthes répond, non pas que la connotation est objective, mais qu’elle est, comme la « lecture vivante », à la fois pleinement objective et pleinement subjective. Ce qui fait à mon sens le prix de son travail, c’est en effet que les sens connotés, bien que subjectifs et improbables, sont justes. Il y a accord, coïncidence, rencontre entre la subjectivité de l’interprète et le texte qu’il interprète. Et au fond, « connotation » « sens second », parfois « symbolique » ne sont que les noms divers que Barthes donne à cet accord ou cette coïncidence.

Voici ce qu’il écrit dans S/Z : « Il ne faut restreindre en rien cette relation… sauf seulement à ne pas confondre la connotation et l’association d’idées. Celle-ci renvoie au système du sujet ; celle-là à une corrélation immanente au texte, aux textes. » (Paris, Seuil, coll. Points, 1976, p.14-15)

Bien qu’il distingue soigneusement connotation et association d’idées, je ne pense pas qu’il faille tirer ce passage dans le sens d’une séparation ou d’une opposition de l’objectif et du subjectif. L’idée en est plutôt que si l’association d’idées est certes seulement subjective, la connotation est sans doute subjective mais renvoie cependant à un sens immanent au texte, c’est-à-dire présent dans l’objet. Les connotations sont cette part des interprétations ou des associations qui est dotée d’objectivité, c’est cette part du sujet qui correspond à l’obje. La connotation ce n’est en somme rien d’autre que la surface de contact entre le sujet et l’objet, c’est l’association d’idées en tant qu’elle est objective,

Il me semble que ce qui fait le prix de l’œuvre de Barthes c’est donc, entre autres, cette suspension de l’opposition sujet/objet, dit autrement cette alliance d’une connaissance et d’un bonheur. Il y a une scientificité du discours barthésien, une exactitude ou une adéquation à l’objet qui fonde sa clarté, sa transparence, son évidence, etc., toutes caractéristiques qui ne sont pas pour rien dans son succès : c’est un discours qui communique. Et cette connaissance est aussi un bonheur dans la mesure où elle ne se fait pas au détriment de la subjectivité, mais se fonde au contraire sur un accord, au sens à la fois psychologique et musical du terme, entre le sujet et l’objet.

Beaucoup de commentateurs distinguent « deux Barthes » (c’est le titre d’un article d’Antoine Compagnon), le Barthes de la sémiologie, un Barthes « scientiste », ou plutôt prétendant à la science, car on ne lui accordait en ce domaine que des prétentions, et un Barthes tourné vers lui-même et plus généralement le vécu ou la subjectivité, le Barthes d’après  Le plaisir du texte . Et ce second Barthes est fortement approuvé, tandis que le premier, le Barthes sémiologue, est condamné de façon parfois virulente. Mais qui ne voit que cette dichotomie ne fait finalement que séparer un Barthes qui est du côté de l’objectivité et un Barthes qui est du côté de la subjectivité ? Elle ne fait que reconduire ainsi une distinction dont la récusation est au principe même de l’œuvre de Barthes.

Marc Buffat

Tag(s) : #Marc Buffat, #Roland Barthes, #Sémiologie, #Linguistique, #Structuralisme, #Littérature
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