Séminaire du 14 novembre 2022
Nous reprenons les choses au point où nous les avions laissées. Je voudrais en particulier vous relire le passage du fameux « Manifeste Communiste » de Marx où le susdit Marx dresse la liste de ce que surtout il ne veut pas être, de ceux avec qui il refuse catégoriquement d’être comparé, à savoir, voyez : « (les) économistes, philanthropes, humanitaires, protecteurs des animaux, fondateurs de sociétés de tempérance, organisateurs de la bienfaisance, réformateurs marrons de tout poil »
Et Marx de ranger toutes ces espèces sous la forme d’un système, qu’il appelle celui du « socialisme bourgeois ». Un peu plus loin, dans une formule réjouissante, il écrit que le mot d’ordre de ce socialisme peut se dire ainsi : « les bourgeois sont des bourgeois dans l’intérêt de la classe ouvrière ».
Nous avons eu dans l’Histoire qui a suivi, et singulièrement aujourd’hui, bien des exemples de cette maxime. Sa forme la plus contemporaine pourrait se dire : « avec l’Amérique à sa tête et l’Europe comme client docile, le marché mondial capitaliste fait le bien de toute l’humanité ». Formule complétée par celle-ci, très voisine de celle de Marx : « les capitalistes font de juteuses affaires pour le plus grand bien des pauvres de la planète ».
Nous avons d’autres variantes pleines de sens. Par exemple : quand les américains, pour un motif connu comme un mensonge, mettent l’Irak, par la conquête et le blocus, à feu, à sang, et dans une mortelle famine, c’est le monde démocratique en marche. Quand Poutine cherche à récupérer un bout d’Ukraine, c’est le totalitarisme guerrier, contre lequel se dressent d’abord l’immortelle et pacifique Amérique, tout juste misérablement sortie de son équipée afghane, ensuite son pauvre client européen, encore embrouillé, France comprise, dans de misérables actions coloniales africaines.
Au fond, on pourrait ajuster la formule de Marx en disant : « Les impérialismes capitalistes sont des impérialismes dans l’intérêt de la démocratie universelle ».
Ce sont là des questions d’identité politique, questions qui aujourd’hui sont particulièrement délaissées, obscures, et remplacées par des antithèses factices, comme celle, aujourd’hui dominante dans le monde occidental, entre la démocratie parlementaire et le totalitarisme, soviétique ou chinois.
Or, cette question de l’identité politique est au cœur de l’entreprise de Marx. Son fameux Manifeste est entièrement destiné à identifier le mouvement historique dont il se veut le narrateur et le théoricien, et qui a pour nom le communisme. D’où, soit dit au passage, deux titres communément donnés à ce petit manuel d’identification : le Manifeste Communiste, ou, plus connu, Manifeste du Parti Communiste.
En un sens, cette dualité ouvre à ce qui s’est avéré, à mon sens, être le principal problème, et sans doute la principale butée, le principal échec, du mouvement communiste mondial entre Marx et aujourd’hui. A savoir la relation exacte qui existe entre le « communisme » comme une théorie politique à valeur universelle, dont la nature et les buts sont enracinés dans l’être réel des sociétés ; et le communisme comme doctrine à partir de laquelle s’identifient des partis, qui sont les véritables acteurs sur la scène enchevêtrée des politiques de toute espèce.
Ma thèse générale sera la suivante : il s’est produit très tôt une sorte de confusion entre « communisme » et « idéologie d’un Parti ». Cette confusion a autorisé que ce qui est la véritable subjectivité politique dans le réel, dans l’action, ne soit pas défini par des principes, des idées partagées, des bilans d’expérience, mais d’abord et avant tout, par ce que déclare le Parti. En exagérant un peu, mais pas tant que cela, on pourrait dire que, dans son devenir historique, il a fallu entendre le titre de Marx, « Manifeste du Parti communiste » comme sous-entendant que la seule vraie Manifestation historique du communisme, ce sont les partis communistes, et qu’un « communiste », c’est invariablement le militant d’un tel parti.
A ce propos, un épisode très récent est à la fois absurde et révélateur. Comme vous le savez, la Chine contemporaine a une caractéristique tout à fait singulière. D’une part, son organisation économique est clairement celle d’un capitalisme monopoliste d’Etat, dont la visée principale est de dominer, autant que faire se peut, le marché mondial. La Chine est, sur ce point, le principal rival des américains, quant à ce qui compte vraiment pour tous les pays et états capitalistes, à savoir leur position sur le marché mondial. Mais l’organisation politique de la même Chine, nominalement, est celle d’un Parti Communiste, lequel, sans nul partage, contrôle l’Etat. Tout récemment, en Chine, lors du congrès du Parti communiste, le chef du Parti qui est évidemment aussi le chef de l’Etat, tout comme le furent dans le passé Staline ou Mao, et qui s’appelle Xi Jing ping, a déclaré avec force ceci : « Le Parti décide de tout ». Notez bien ce qui est la clef de la formule, à savoir que ce n’est pas l’Etat qui décide de tout, mais le Parti, lequel en outre se décrit « communiste ».
Comment interpréter cette formule ? Descriptivement, elle signifie que l’Etat n’est qu’une sorte de structure civile au service du Parti Communiste. Mais dans le réel, il est clair que ce qui fonctionne, ce qui existe, ce qui structure la société chinoise, c’est bel et bien, tout à fait reconnaissable par ses fonctionnaires, sa police, son armée, un corps parfaitement identifiable comme étant un appareil d’Etat. En fait, nous avons-là ce qu’il est juste de nommer un Etat-Parti. Ou peut-être plus exactement, du moins dans son origine historique, un Parti-Etat.
On peut donc considérer que, dans le devenir post-révolutionnaire de la Chine, il est arrivé que le Parti soit aussi devenu, non plus l’expression organisée et militante d’une conviction communiste, mais un appareil d’Etat gérant un capitalisme de type nouveau
On demandera : mais l’Etat de qui ? De quelle classe sociale ? J’aimerais sur ce point, quitte à me répéter, citer d’abord ici une inquiétude, qui est de Lénine, et une affirmation, qui est de Mao. Soit deux dirigeants des partis communistes les plus importants du XXe siècle, et des plus considérables révolutions se réclamant du communisme, la Russe et la Chinoise. L’inquiétude de Lénine, concerne l’Etat, et ce dès le début des années vingt du dernier siècle, peu de temps donc après la révolution de 1917. Il se demande si l’Etat tel qu’il est géré pour l’essentiel par des fonctionnaires du Parti Communiste, représente un réel progrès, ou au contraire une sorte de risque de stagnation, voire de reculade, au regard des tâches écrasantes et des inventions sans précédent qu’il lui faut mettre en œuvre, en tant qu’Etat prolétarien. L’affirmation de Mao date des années soixante, dans le déploiement de ce qui est appelé la Révolution Culturelle, laquelle attaque en particulier plusieurs grands dirigeants du Parti communiste. Cette révolution, soutenue par Mao, proclame qu’elle est dirigée contre la bourgeoisie. Mais quelle bourgeoisie, puisque les communistes sont au pouvoir depuis plus de dix ans ? Mao déclare alors : « on me demande où est la bourgeoisie. Eh bien, la bourgeoisie est dans le Parti communiste ».
En somme, la question pour le moment irrésolue me semble être la suivante : Comment examiner, critiquer et ré-inventer, la relation entre trois termes : D’abord, le communisme comme théorie active du capitalisme à abattre, au nom de l’égalité, de la mise en commun, du travail de tous et de l’internationalisme. Ensuite l’action communiste organisée, dont la forme historique a été le Parti. Enfin, l’Etat, qui historiquement est la forme du pouvoir que s’attribue une classe exploiteuse et dominante. En somme, le triplet Communisme, Parti, Etat.
Cette relation peut schématiquement se dire ainsi : le communisme comme Idée. Le Parti comme instrument de la réalisation de l’Idée, et l’Etat, comme puissance séparée de l’ordre social.
Ce qui apparait alors est que le troisième terme, l’Etat, est divisé en nécessité provisoire, pour imposer la puissance de l’Idée, et obstacle essentiel, en ce qu’il est aussi bien l’instrument des dictatures du Capital.
Nous pouvons alors diviser l’exigence révolutionnaire marxiste, donc aussi la politique communiste, en trois étapes. Schématiquement : Etape 1, XIXe siècle : l’invention marxiste du communisme réel. Etape 2, XXe siècle : les expériences révolutionnaires qui se réclament du marxisme, et leur échec au niveau de l’Etat. Etape 3, XXIe siècle, la relance du communisme marxiste à partir d’une critique serrée de l’étape 2. Et donc dans un réexamen du dispositif ternaire Idée, Parti, Etat.
Il faut toujours partir, pour simplifier la pensée dialectique, de l’état de la question, lorsqu’elle est mise historiquement à l’épreuve par des épisodes révolutionnaires réels. Pour le passage de la première étape à la seconde, nous avons comme paradigme dans le réel la Commune de Paris. Marx a fortement médité sur cet épisode terminé par un échec sanglant. Il en a tiré des leçons cruciales, concernant la relation entre révolution et Etat, ce qui est une approche du problème Communisme/Etat. Lénine a repris cette méditation, et en a tiré des leçons concernant la relation entre Communisme et Parti. Mao a participé, en Chine, à la Révolution Culturelle, dont le cœur a été la relation corruptrice entre Etat et Parti, laquelle interdit le déploiement réel du communisme, même et surtout si on se sert aujourd’hui en Chine du mot « communisme » pour baptiser un état bourgeois de type nouveau.
Nous allons donc aborder le problème du triplet Communisme/Parti/Etat à partir de ce que nous pouvons tirer, avec Marx et Lénine, de la Commune de Paris, avec Mao, de la Révolution Culturelle.
La Commune de Paris a été le tout premier exemple d’une saisie du pouvoir d’Etat par une révolution prolétarienne armée. Bien sûr, cette prise était limitée à la capitale, Paris, et à ses environs. Et par ailleurs, il n’existait pas à proprement parler de Parti communiste, sous la forme que parviendra à lui donner Lénine. Il existait toutefois un courant idéologique communiste, enraciné dans diverses organisations ouvrières. Ce que tient à développer quelque peu Marx, c’est que la Commune s’est certes emparée du pouvoir, mais qu’elle l’a en un sens laissé subsister, d’abord sous la forme électorale, puis sous la forme d’un appareillage encore copié sur la forme générale de l’Etat, ce qui entre autres choses a engendré une grande faiblesse militaire face aux appareils armés de la Réaction bourgeoise. Lénine, de son côté, en appelle à la Commune de Paris pour critiquer radicalement la social-démocratie, notamment allemande, qui se perd entièrement dans la participation parlementaire à l’Etat bourgeois.
En somme, dès leurs commentaires de la Commune de Paris, Marx et Lénine parviennent à la même conclusion, tout à fait essentielle, et qui tient en deux points : Premièrement, il est impossible de s’imaginer qu’une insurrection peut, une fois victorieuse, utiliser l’Etat bourgeois tel quel. La formule de Marx est sur ce point sans appel, je la cite : « La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’Etat et de le faire fonctionner pour son propre compte ». Autrement dit, la classique expression selon laquelle la politique révolutionnaire consiste à « prendre le pouvoir » est, en un sens, trompeuse. Dans le réel communiste, l’Etat bourgeois ne doit pas être « pris » ou « occupé », il doit impérativement être détruit.
Certes, vu les circonstances encore plongées dans l’antagonisme, encore exposées à une contre-attaque armée, l’Etat bourgeois, détruit, doit être remplacé par un état dictatorial : c’est le thème de la dictature du prolétariat. Mais par ailleurs, le communisme comme tel peut et doit organiser la société de telle façon qu’un état autoritaire centralisé et disposant du monopole des armes soit inutile. Un tel Etat doit progressivement disparaître au profit d’un ensemble articulé de réunions populaires. C’est le thème du dépérissement de l’Etat, de la remise de ses pouvoirs de classe à l’ensemble de la société égalitaire.
Ainsi, Marx et Lénine transforment radicalement la philosophie politique bourgeoise : la prétendue démocratie représentative, le parlementarisme électoral, est une invention des anglais à la fin du XVIIIe siècle, en tant que preuve de ce que le pouvoir féodal doit laisser la place au pouvoir bourgeois. Le propos communiste est tout autre : il doit ordonner une dictature prolétarienne destinée à rendre totalement inutile un appareil d’Etat séparé de la société désormais émancipée.
C’est là sans doute le point dialectique le plus serré de toute la doctrine marxiste, donc de toute la pensée moderne de la politique : le contenu de la dictature du prolétariat doit être, doit absolument être, l’organisation d’un dépérissement de l’état au profit d’une égalité organique, qui règlera les problèmes de la société à l’intérieur d’elle-même, et non par la médiation d’un appareil séparé. Le communisme, c’est la fin de la politique en son sens ordinaire, parce qu’il est la fin du motif du pouvoir, qu’il soit féodal (le pouvoir d’un Roi) ou bourgeois (le pouvoir d’une classe dominante industrialo-financière).
Comment, aujourd’hui, formuler correctement le combat des politiques ? Certainement pas comme le fait l’idéologie dominante, avec une insistance vraiment suspecte. Pour cette idéologie, on doit opposer la prétendue démocratie bourgeoise, à savoir le parlementarisme, au totalitarisme communiste, qui est la dictature d’un appareil partisan. En fait, ce sont là deux appareillages dictatoriaux de deux bourgeoisies différentes : la bourgeoisie libérale, et la bourgeoisie monopoliste d’Etat. La vérité est qu’on doit opposer, d’un côté, le totalitarisme capitaliste, qu’il soit celui d’un état parlementaire bourgeois ou celui de la dictature d’un Parti, et de l’autre la disparition communiste de tout état transcendant.
Oui, le communisme, c’est en dernier ressort, en politique, la victoire de l’immanence sur la transcendance. C’est la réelle fin de tous les Dieux, y compris le Dieu Financier, dont la prétendue démocratie bourgeoise nomme les prêtres. Comme le disait très exactement Marx : le protocole électoral, ce n’est rien d’autre que la désignation organisée d’une petite élite provisoire de fondés de pouvoir du Capital.
Mais dans cette affaire, quelle est exactement la fonction du Parti, fut-il un parti communiste ? Remarquons que le parti communiste français a fini par se retirer de la dialectique serrée entre dictature du prolétariat et dépérissement de l’Etat. Il a en effet renoncé, pour s’assurer au moins la neutralité des partisans de la comédie électorale, au motif de la dictature du prolétariat. Comme c’est de cette dictature que doit résulter le dépérissement de l’Etat, le parti communiste français a donc déclaré que l’Etat est éternel. Par quoi il a entériné le réel de son existence, en tant que Parti intégré au parlementarisme bourgeois, et il a renoncé à toute vraie politique révolutionnaire, en tant que soutien au Dieu pseudo démocratique de la finance électorale.
Il reste à nous demander s’il est réellement possible, pour l’action communiste, de se passer de l’autorité centralisée d’un Parti. Nous sommes en effet, aujourd’hui, contraints de constater que les partis de ce genre, même sous le nom de « partis communistes », sont pratiquement toujours destinés, même et surtout s’ils sont vainqueurs, à devenir les gestionnaires d’une forme nouvelle de bourgeoisie bureaucratique.
Pour cet examen, il convient de revenir vers les propositions de Marx, telles qu’elles figurent dans le Manifeste du Parti Communiste. Je signale en passant que l’édition allemande de ce texte, telle qu’elle a été préfacée par Marx et Engels, et qui date de 1872, a pour titre « Manifeste communiste », et non pas « Manifeste du parti communiste ». Ce qui est une indication finalement importante pour notre examen du triplet Communisme/Parti/Etat. L’agencement des chapitres est également significatif. Voyons ça de plus près.
Le livre commence par une théorie générale des sociétés contemporaines, sous le titre « Bourgeois et prolétaires ». C’est le chapitre dont la première phrase est la formule depuis mille fois répétée « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes ». Ce chapitre, comme on le voit dès son titre, est historique, il est un vaste récit de l’histoire des sociétés. Le prolétariat y figure comme exemple de la classe révolutionnaire montante, avec un optimisme encore intact en 1876. Il n’est nulle part question du Parti. Ce qui est affirmé relève du récit historique, et non de la détermination politique. Citons deux formules caractéristiques : « L’existence de la bourgeoisie et l’existence de la société sont devenues incompatibles ». Et la formule souvent citée aujourd’hui pour se moquer des prévisions marxistes : « Ce que la classe bourgeoise produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs. Son élimination et le triomphe du prolétariat sont également inévitables. » C’est que nous sommes dans le registre de l’Histoire mondiale, de la temporalité des siècles. Rien ne porte ici sur l’action organisée et les situations immédiates. La lutte des classes est et demeure le socle du passage des siècles, et autorise un prophétisme modernisé.
Le second chapitre s’approche de l’action contemporaine. Il a pour titre « Prolétaires et communistes ». Il définit la tâche politique du prolétariat par le mot d’ordre fondamental du communisme, qui est ainsi formulé : « Les communistes peuvent résumer leur théorie par cette seule formule : abolition de la propriété privée ». Pour parvenir à cet acte fondamental, il est clair qu’il faut s’emparer du pouvoir politique. Ce qui clairement dit : « Le prolétariat doit tout d’abord s’emparer du pouvoir politique », et, un peu plus loin, un énoncé d’une grande importance : « Le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante, la conquête de la démocratie ».
On notera qu’à ce stade, il n’a été question ni de l’Etat comme tel, remplacé par l’expression très générale du « rang de classe dominante », ni du Parti, dont le mot n’est pas prononcé. Quant à la « dictature du prolétariat », concept introduit plus tard par Marx et Engels, elle est ici nommée « conquête de la démocratie », ce qui donne à réfléchir…
Le troisième chapitre est l’examen conflictuel des formulations antérieures du socialisme et du communisme, sous le titre « Littérature socialiste et communiste ». C’est un chapitre essentiellement polémique, dirigé à la fois contre le socialisme bourgeois et contre le socialisme utopique.
Le quatrième chapitre poursuit la logique de la différence entre le communisme tel que Marx et Engels le voient, et ce qu’ils appellent les « partis d’opposition ». On pourrait aujourd’hui, soit dit en passant, relire ce chapitre à la lumière de la catégorie parlementaire d’union de la gauche, telle qu’elle sévit encore sous le nom charmant de Nupes, la « Nouvelle Union populaire écologique et sociale ». On se demanderait alors ce que devient, dans cette union, si écologique et sociale qu’elle soit, l’unique axiome politique proposé par Marx, et qui est le suivant : « Dans tous les mouvements, les communistes mettent en avant la question de la propriété, quel que soit le degré de développement qu’elle ait pu atteindre : c’est la question fondamentale ». On ne voit pas que la Nupes soit très blindée de ce côté…On est en réalité stupéfait de la quasi inexistence, dans la conjoncture française, aujourd’hui, de tout mouvement populaire et politique ayant comme « question fondamentale » la propriété privée, et le processus de son abolition, qui était pour Marx, et à mon avis demeure, la « seule formule » capable de résumer la politique communiste. Et ce alors que, du côté des gouvernements en place, depuis au moins les années quatre-vingt dix du dernier siècle, les privatisations pleuvent, dans les transports, l’appareil hospitalier, l’enseignement, l’industrie des voitures, l’activité postale, ou la production d’énergie. On est allé jusqu’à la vente par l’Etat de certains aéroports et de certains ports, et tous les moyens d’information, côté presse ou côté télévision sont privatisés, ou en passe de l’être.
Mais laissons là, pour le moment, ces facteurs de désespérance. Ils font partie de ce que je raconte dans une petite brochure que j’ai écrite, et que naturellement je vous recommande, dont le titre est « Remarques sur la désorientation du monde », publiée chez Gallimard.
Revenons au cœur de notre question, à savoir les modalités d’existence du triplet Communisme/ Parti/ Etat.
Ce qui me frappe dans les textes canoniques de Marx, c’est que « Parti » n’est aucunement une catégorie essentielle de sa pensée politique. Nous l’avons vu, même le titre authentique de son manifeste pourrait bien être « Manifeste communiste », et non pas forcément « Manifeste du parti communiste ». Et même dans le cas de ce second titre, « Parti » a le sens très large, très vague, de « courant », ou de « position », ou de « tendance », bien plutôt que celle d’un appareil hiérarchisé. Une caractéristique très importante du texte de Marx, c’est qu’il parle presque toujours du Sujet actif du communisme non pas selon le singulier d’un Parti, mais selon le pluriel de ceux qui agissent. Ce qu’il y a, ce qu’il doit y avoir, pour Marx, ce sont « les communistes ». L’acteur historique du communisme est toujours au pluriel. Je cite sur ce point des passages essentiels :
- Dès le début : « il est grand temps que les communistes exposent publiquement, à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances. (tout ça au pluriel). Ou : « les communistes des nationalités les plus diverses se sont réunis à Londres et ont rédigé et publiés le manifeste que voici, en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois » Notez la force du pluriel des langues.
- Un peu plus loin, une remarque cruciale : « Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers ». On ne peut pas dire que l’histoire des partis communistes ait été réellement fidèle à cette forte déclaration. Les partis communistes notoires ont plutôt tout fait pour verrouiller leur différence, leur distinction.
- Vers la fin : « Les communistes dédaignent de faire un secret de leurs idées et de leurs intentions ». On ne peut pas dire que le parti tel que le voient Staline et tous les partis communistes classiques du XXe siècle aient été des institutions ouvertes et claires. Le culte du secret y a été au contraire fort encouragé, il est vrai souvent sous le menace policière ou fasciste, mais parfois aussi sous l’injonction stalinienne…
A quoi cette relecture de Marx nous conduit-elle ? Eh bien, à ceci : il y a, je l’ai souvent répété ici ou là, trois étapes du marxisme et de son corrélat, la politique communiste.
La première est celle de son invention, vers le milieu du 19e siècle, accompagnant le début du grand déploiement de l’industrialisme capitaliste. C’est le temps de Marx et d’Engels et de quelques autres.
La seconde commence en liaison avec la première guerre mondiale, porte le nom de Lénine, et est étroitement liée à l’existence de quelques Etats se réclamant explicitement du marxisme et du communisme.
Ces deux étapes sont sanctionnées par des échecs.
La première voit, en Allemagne, en France, en Angleterre même, en Amérique, et dans bien d’autres pays, le marxisme être représenté par des partis sociaux-démocrates, qui ont deux caractéristiques : ils créent une forme-parti adaptée au parlementarisme dominant, et finissent par participer, voire diriger, des gouvernements qui n’ont rien de prolétaire. Ils entrent donc dans un lien très frappant entre détermination formelle de type marxisant, et partis inscrits dans le mécanisme électoral et gouvernemental bourgeois, et sont donc des acteurs de l’Etat bourgeois. Ils sont finalement ce que Marx appelle des « fondés de pouvoir du Capital ». Le caractère bourgeois de ces partis se manifestera de façon frappante quand ils prendront position, en dépit de quelques opposants solitaires, pour le nationalisme le plus violent, tel qu’il se manifeste au début de la guerre de 14/18.
La deuxième étape, ouverte par Lénine et la révolution russe, sépare nettement les communistes de toute participation ou alliance avec les vieilles social-démocraties. En France par exemple, la scission entre parti socialiste et parti communiste est formellement acquise dès 1920 au congrès de Tours. Ce qui caractérise cette fois cet engagement, c’est évidemment qu’il est totalement centré sur une forme-parti extrêmement hierarchisée et fermée, laquelle, par ailleurs, participe finalement au jeu parlementaire à peu près comme le faisait la tendance social-démocrate. Cette participation connaitra son aboutissement complet et sa faillite au début des années quatre-vingt, quand un parti communiste affaibli participera aux élections et au gouvernement dans une alliance avec le parti socialiste de Mitterrand, un typique fondé de pouvoir du Capital. En ce sens, le communisme est représenté par le paradoxe, finalement faible, d’une structure partisane très fermée, qui néanmoins trouve naturel de participer à la forme générale de l’Etat parlementaire bourgeois. C’est ce qu’on pourrait appeler le communisme parlementaire, ou « communisme » désigne la fermeture dogmatique du parti, et « parlementaire » sa participation impuissante aux figures de l’Etat bourgeois, laquelle rend inactive toute idée proprement révolutionnaire.
Du côté russe, central dans cette séquence, on a une toute autre formule, celle d’un nouvel Etat, créé par la violence insurrectionnelle, et structuré directement par le Parti. Cette figure du Parti-Etat, outre qu’elle s’avère d’une extrême lourdeur, voire d’une inutile violence, n’abolit qu’en apparence, à long terme, la propriété bourgeoise. Les cadres du Parti unique, soit en fait l’armature de l’Etat, se détachent peu à peu du sort général fait à la population paysanne et ouvrière, et constituent une sorte d’aristocratie étatique ouvertement privilégiée. Une sorte d’inégalité nouvelle, entre hauts fonctionnaires et ouvriers pauvres, caractérise en fait le Parti-Etat. A la fin, dans les années quatre vingt et quatre vingt dix, les cadres privilégiés du Parti-Etat laisseront même tomber l’appareillage idéologique, mettront aux orties l’idée communiste, et assumeront ouvertement leurs privilèges de classe, fondés en définitive sur l’Etat centralisateur.
Il aurait pu apparaître à ce moment que le dispositif du communisme de type Etat-Parti n’avait plus que la Chine comme représentant historique. En fait, la situation en Chine est restée longtemps différente, différence largement fondée sur des questions temporelles : la Russie de Lénine, ce sont les années vingt à cinquante du siècle dernier, la Chine de Mao, c’est toute une épopée complexe qui ne contrôle l’Etat qu’à partir de la fin des années quarante, et ne bascule explicitement du côté du capitalisme d’Etat qu’à partir des années quatre-vingt.
Surtout, la question du caractère néo-bourgeois de la dictature du Parti-Etat a été, en Chine, directement proclamée par le dirigeant historique lui-même, à savoir Mao Tse Toung. C’est tout le mystère ambigu de ce qui a été appelé la Révolution Culturelle. Mao a été, dans les années soixante et soixante-dix, le symbole étatico-politique d’un soulèvement contre ce qu’il a appelé la « nouvelle bourgeoisie », dominante dans le Parti prétendument communiste. Il a posé des questions cruciales, comme celle portant sur le fait que le sort des ouvriers dans les usines chinoises ne semblait guère différent de celui des ouvriers dans les usines explicitement capitalistes, en Angleterre ou ailleurs. Il a fermement soutenu, à ce qui a été appelé, en référence directe à l’insurrection française de 1871, « la commune de Shangaï », lieu où l’unité pratique du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier a pu se réaliser. C’est lui qui a lancé l’idée d’une lutte générale contre la nouvelle bourgeoisie, la bourgeoisie logée dans le parti communiste. Et puis il est mort, en même temps que le mouvement étudiant et ouvrier, en proie à son inorganisation et à son dogmatisme.
Et ce qui alors est parvenu au pouvoir, avec Deng Xiao Ping et aujourd’hui Xi Jinping, est un exemple pratiquement pur de ce à quoi conduit, sous le nom de communisme, le dispositif du Parti/Etat : une sorte de capitalisme au départ fermé sur lui-même, mais partant à la conquête du marché capitaliste mondial.
Nous dirons donc pour le moment ceci : en matière de communisme, seul nom juste de la perspective anti-capitaliste, il faut en général s’en tenir au multiple, et non au pouvoir de l’Un. Comme disait Lénine, que je cite souvent, « tout le pouvoir aux soviets », et non au Parti, à l’Etat, ou au Parti-Etat, toutes figures qui sont, en politique, comme l’était le pouvoir du Roi, des figures de l’Un. Et comme le sont les Dieux, des pouvoir de la transcendance, et non de l’immanence.
Après les deux étapes du communisme, celle de son invention, où l’on parle au pluriel des communistes, et celle de l’Etat, où l’on parle du Parti communiste, il faut ouvrir la troisième étape, indiquée en creux dans les péripéties de la révolution culturelle, l’étape qui revient vers le multiple et l’immanence. A savoir l’époque de la fraternité unificatrice entre différents types de militants communistes.
La question du prochain séminaire sera donc : qu’est-ce, aujourd’hui, qu’un militant communiste ? Ne commençons pas par la classe, ni par le Parti, ni par l’Etat. Partons de la question d’apparence empirique : qu’est-ce qu’un militant communiste, aujourd’hui ?
Alain Badiou
Pour celles et ceux que ça intéresse et pour clarifier le contexte de notre débat avec Alain Badiou, cette correspondance récente (pdf téléchargeable ci-dessous) :
Réponses à Alain
n'est pas sans rapport avec les thèmes et les problèmes théoriques et politiques abordés dans les deux derniers séminaires qu'Alain nous a transmis.