L’anti-impérialisme en France
aujourd’hui :
La gogôche «radicale» aux abonnés absents
Jean-Pierre Garnier
Recension exclusive par Jean-Pierre Garnier
Il fut un temps où nos intellos « degauche », soit l’élite de la petite bourgeoisie intellectuelle — alias la «classe moyenne éduquée» — soutenaient sans faillir, ne serait-ce que verbalement, les luttes de libération menées par les peuples contre le colonialisme et l'impérialisme quiles opprimaient. Or, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Depuis la fin du siècle dernier, la majorité d’entre eux font écho, quand ils ne se taisent pas, à la propagande «occidentale» contre les «régimes» décrétés incompatibles avec le respect de la démocratie et des droits de l'homme. Comme par hasard, tous ceux qui font obstacle à l'hégémonie d'une bourgeoisie devenue transnationale.
Cela a commencé avec le démembrement programmé de la Yougoslavie où des «penseurs critiques» parmi les plus en vue dans le landerneau universitaire où ils achevaient de rompre avec le gauchisme qu’ils avaient professé naguère, discernaient en Slobodan Milosevic le «Hitler des Balkans». Cela continua avec les interventions militaires successives, directes ou par djihadistes interposés, pour «reconfigurer le Moyen Orient», menées par la coalition États-Unis-Grande-Bretagne-France, avec l'aide des pétromonarchies vassalisées de la région. Les bombardements et massacres en tout genre de populations civiles auxquels ont donné lieu ces opérations menées sous la bannière du «devoir d'ingérence» n'ont pas suscité d'indignation et encore moins de mobilisations parmi nos diplômés ès causes humanitaires. Et que dire de la contre offensive étasunienne visant des gouvernements «démocratiquement élus» au Brésil, en Équateur, en Bolivie ou au Venezuela qui tentaient d'améliorer vaille que vaille le sort des classes populaires en desserrant l'étreinte du voisin du nord qui fait depuis des lustres de l'Amérique latine son «arrière-cour »? A t-on vu nos vaillants marxistes de la chaire et autres rebelles de confort s'élever contre les manœuvres, les chantages, les blocus et tentatives de renversement voire d’assassinat opérés pour se débarrasser de ces gêneurs qu'étaient Lula da Silva, Rafael Correa, Evo Morales ou, aujourd'hui encore, Nicolás Maduro ?
Tous ces sachants s’étaient voulus «Charlie» en 2015 à la suite des attentats terroristes contre le journal du même nom, défilant sagement au sein une énorme manifestation sponsorisée par un État qui, avec d’autres au même moment, apportait son appui aux djihadistes qui mettaient la Syrie à feu et à sang, pour en finir avec un «régime» dont le dirigeant «ne méritait d’être sur terre», selon Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères du gouvernement sociétal-libéral cornaqué par François Hollande, et qui trouvait de ce fait que Al Nosra faisait «du bon boulot». Et voilà maintenant que le régime sioniste peut poursuivre ses exactions sans que les autres États du monde ne prennent la moindre mesure pour en bloquer le cours, avec le silence de ces porte-voix de la France «degôche», qui vaut approbation tacite. L'annexion de la Palestine passera simplement d’une situation de fait à une normalisation qui permettra au système d’apartheid israélien d’étendre encore ses frontières et réduire l’archipel palestinien déjà ghettoïsé à la portion congrue. Après quelques semaines de turbulences, les choses rentreront dans l’indifférence habituelle puis l’oubli, la période estivale tombant à point nommé. Nos petits bourgeois titrés seront alors sur les plages ou dans leurs résidences secondaires, attendant la rentrée pour déverser à nouveau leur logorrhée érudite sur les «nouveaux possibles ouverts à l’émancipation» par la coalition rosâtre-verdâtre sortie victorieuse des municipales, annonciatrice de «Lundis matins»[1] qui chanteront au rythme de la préparation de la présidentielle de 2022. Dans quel type de combat vont-ils donc s’engager d’ici là, mis à part la signature d’«appels» aussi grandiloquents que dérisoires pour que le «jour d’après» non plus la pandémie, mais la prochaine échéance électorale, ne ressemble pas à ceux qui ont précédé ?
On en aura déjà une petite idée à la lecture d’une tribune collective — une de plus ! — d’intello hexagonaux de haut rang, incendiaire voire menaçante, publiée dans L’ImMonde, sitôt connue la victoire du Rassemblement national aux municipale à Perpignan. Cette tribune n’a rien à voir a priori, et a posteriori non plus, avec le contexte géopolitique actuel marqué plus que jamais par les initiatives mortifères de l’impérialisme hors de l’hexagone et, en particulier au Moyen Orient, avec le concours actif, dans ce dernier cas, de l’État sioniste. Mais c’est précisément ce contraste entre, d’une part, la non intervention, si l’on peut dire, persistante des membres de notre caste d’humanistes mondains, dans les affaires du monde, et, d’autre part, le raffut auquel un échantillon représentatif de ses membres a cru bon de se livrer à propos d’une affaire interne ne concernant que les Français — et encore seulement une infime minorité d’entre eux — qui est en lui-même significatif.
À peine le nouveau maire de Perpignan, Louis Aliot, élu, une quarantaine d’intellectuels de haute volée labélisés «degôche» — encore que nombre d’entre eux eussent voté Macron à la présidentielle de 2017 pour, comme de coutume, «faire barrage à…» — se sont précipités pour fustiger par avance sa mainmise sur un centre d’art au nom emblématique pour les gens dotés d’une culture progressiste conséquente : Walter Benjamin. La célérité extrême de leur réaction collective — l’article, en date du mercredi 1er juillet et paru à la mi-journée du jour précédent, a été sans doute rédigé dès le lendemain des élections voire peut-être avant —, laisse soupçonner que ses rédacteurs avaient anticipé l’arrivée au pouvoir municipal de l’ex-compagnon de Marine Le Pen. Quoiqu’il en soit, par la violence même de leurs propos, ils laissaient clairement entendre qu’un sacrilège serait en voie d’être commis, et que laisser la nouvelle municipalité gérer cet équipement culturel reviendrait à profaner la mémoire de Walter Benjamin et, au-delà, de toutes les victimes du fascisme. Indignés, les signataires ont en effet découvert, «non sans frémir» [sic], au fil du programme de Louis Aliot, son intention de dédier ce lieu actuellement fermé à «la création et au devoir de mémoire». Comble d’impudence de la part d’un leader d’extrême droite : il n’aurait pas hésité à évoquer, comme thèmes d’exposition et de conférence, «outre la mémoire juive, les Gitans et l’histoire tragique la Retirada espagnole» des Républicains vaincus par le franquisme. Une double phrase tirée des écrits de Walter Benjamin sert d’intitulé à la tribune et en résume la problématique : «Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »
Bref, nous voilà une fois de plus replongés dans «les heures les plus sombres de notre histoire» !
Il s’ensuit que l’urgence serait une fois de plus à la «résistance». Le «No pasarán!» reprend évidemment du service, et nos insurrectionnels de papier d’appeler à «arracher le nom de Walter Benjamin — pour le mettre en sûreté — des mains de l’extrême droite et de ceux qui réécrivent l’histoire à l’encre des oppresseurs d’hier». Menaçants, ils promettent même de s’opposer «fermement, et par tous les moyens disponibles» à ce qu’ils considèrent comme une forfaiture : associer le nom d’un intellectuel apatride, pourchassé, exilé, sans argent, drogué et incompris qu’ils se sont choisi comme figure emblématique de la dissidence dont ils se revendiquent, à la réouverture d’un centre d’Art sous la mandature d’un maire appartenant au R.N. «Louis Aliot sera-t-il obligé de débaptiser le centre d'art Walter Benjamin ?», s’interrogeait peu après un plumitif du journal local, L’Indépendant ? Peu importe, même si ce changement de nom, aussi bien intentionné soit-il, risquerait d’aggraver le cas de Louis Aliot aux yeux de certains de ces furieux qui y verraient une seconde mort, symbolique cette fois-ci, infligée à celui qui se l’était lui-même donnée une première fois non loin de Perpignan, à Port Bou. Car, ce qui est idéologiquement significatif avec cette mobilisation post mortem de quelques notabilités de la pensée critique[2], est qu’un Georges Ibrahim Abdallah, un Marwan Bargouthi ou encore un Julian Assange, emprisonnés jusqu’à ce que mort s’ensuive pour avoir lutté contre l’iniquité de régimes pseudo-démocratiques, n’aient pas bénéficié de pareille attention de la part de nos clercs. Que ceux-ci ne se soient pas dressés sans attendre pour exiger leur libération immédiate, alors que ces véritables «combattant de la liberté» sont encore vivants. Il est vrai que, à la différence de Walter Benjamin, ces prisonniers politiques n’ont pas laissé d’œuvres littéraires se prêtant à d’innombrables gloses savantes et donnant lieu à de multiples colloques ou séminaires. Mais la malchance de ces militants engagés en actes et pas seulement en paroles est surtout, semble t-il, de l’avoir fait au mauvais endroit, c’est-à-dire dans le camp du Mal, et au mauvais moment, soit dans une période, historique aux deux sans du terme, où notre intelligentsia a rallié, ouvertement ou non, le camp du Bien tel que le définit l’Occident.
Le syntagme «intellectuel de gauche» serait-il, dès lors, en passe de devenir une contradiction entre les termes ?
C’est du moins la question que l’on s’autorise à poser quand on confronte les prises de positions, toutes tendances idéologiques confondues, qu’adoptent publiquement des individus qui se posent en réfractaires vis-à-vis de la société capitaliste qu’ils dénigrent, à la position objective qu’ils occupent en son sein. Tout se passe, en effet, comme s’ils aimeraient garder (ou acquérir, pour les nouveaux venus) les avantages symboliques que procure la posture critique tout en conservant le train et le mode de vie confortables attachés au statut d’intellectuel professionnel.
Jean-Pierre Garnier.
[1] Lundi matin : site internet qui sert de bible aux anarchoïdes.
[2] Mentionner leurs noms serait leur faire une publicité supplémentaire. Les médias mainstream y pourvoient déjà.