Les anarchoïdes[1] :
un possibilisme new look

(première partie)

 

Par Jean-Pierre Garnier

 

  

« Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible, mais incroyable. »

Aristote 

 

« Le thème des “communs” apparaît central dans les réflexions sur le monde d’après »  

Ludivine Bantigny 

 

Dans les années 1880-1900 apparut dans l’histoire du socialisme français un courant réformiste appelé «possibilisme». Ses dirigeants, qui comptaient parvenir au communisme… sans révolution par le simple bulletin de vote, l’avaient dénommé ainsi parce qu’ils pensaient atteindre ce but en plusieurs étapes en consacrant l’essentiel de leurs efforts, pour ne pas dire la totalité, à franchir la première, jugée seule possible à court sinon à moyen terme, à savoir la conquête de municipalités. Cette stratégie, selon leur chef de file Paul Brousse, un ex-libertaire d’obédience jurassienne, consistait à « fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses, d'immédiatiser en quelque sorte quelques-unes des revendications pour les rendre enfin possibles ». Or, il semble, à lire ou à écouter les gloses de représentants diplômés d’une certaine pensée critique présentée comme «radicale», que le possibilisme, revêtu par leurs soins de nouveaux atours, ait trouvé grâce à eux une nouvelle postérité.

À première vue, tout sépare voire oppose les possibilistes de jadis aux anarchoïdes des temps présents. Les premiers misaient sur l’accession au pouvoir communal par la voie électorale pour commencer à « changer le monde», alors que les seconds ne veulent pas entendre parler de démocratie représentative, l’exercice souhaitable du pouvoir devant s’effectuer sous le signe de la démocratie directe et l’autogouvernement. Pour les uns, c’était dans le cadre de l’appareil d’État qu’il fallait œuvrer, alors que pour les autres, c’est seulement à partir d’initiatives collectives qui le « contournent ». Mais dans les deux cas, c’est l’échelle locale qui est considérée comme prioritaire pour ne pas dire exclusive pour l’élaboration et la mise en œuvre de «projets communs émancipateurs», quelle que soit la délimitation et la dénomination du territoire choisi.

Le mot d’ordre qui fait un tabac parmi les rebelles de confort anarchoïdes est, en effet, celui de la « relocalisation de la politique». Occupy Wall street, l’investissement des places en Grèce puis en Espagne, les séances de débat nocturnes de Nuit Debout et, plus récemment, l’occupation de ronds points pendant des mois par les Gilets jaunes confirmeraient le bien fondé de ce mot d’ordre. Selon le socio-politologue Laurent Jeanpierre, qui s’est taillé une réputation de penseur hors pair parmi ses pairs en tirant de ces irruptions collectives inattendues dans l’espace public des enseignements auxquels ils n’avaient pas pensé — et sur lesquels il faudra revenir —, les mobilisations protestataires de la dernière décennie témoigneraient d’un « déplacement de la scène des investissements pratiques et théoriques du mouvement social vers les petites échelles »[2]. Certes, il ne faut pas pour autant « délaisser les échelles nationales et internationales », signale-t-il en incise sans s’attarder sur le sujet, à l’instar autres ténors du chœur anarchoïde pour qui analyser pour la combattre la dimension géopolitique de la domination capitaliste, c’est-à-dire l’impérialisme tel qu’il se manifeste de nos jours, est, en fait, le cadet des soucis. Mais, comme pour les possibilistes de jadis, c’est, pour ceux qui ont pris la relève aujourd’hui, tout au plus une tâche qu’il faudra remettre à plus tard. C’est-à-dire aux calendes grecques.

 

 

1. Ériger sa petitesse en mesure du monde

 

Le déferlement imprévu d’une pandémie mondialisée aurait dû pourtant extraire nos anarchoïdes de leur ornière localiste. D’autant qu’elle a donné lieu à nouveau de la part de la caste intellectuelle hexagonale dont ils font partie intégrante, avec plus d’amplitude encore que lors du mouvement des Gilets jaunes, à un déluge d’interprétations savantes sur le sens à lui donner. Mais on y chercherait en vain trace, mises à part, sur le mode allusif, les considérations critiques rituelles sur les méfaits du « capitalisme globalisé et financiarisé» et la «marchandisation du monde » qu’il est en train de parachever, d’une réflexion prenant pour objet l’impact à attendre ou, plus exactement à redouter, de l’irruption corona virus sur la scène mondiale, celle des rapports de forces au niveau planétaire. Ils sont pourtant déterminants pour ce qu’il adviendra « le jour d’après», y compris dans les espaces restreints où nos anarchoïdes se cantonnent, pour ne pas dire se réfugient, pour actualiser en toute tranquillité dans un entre soi inviolé les «idéaux d’émancipation» dont ils se réclament.

Dans un article publié sur Lundi matin, le site de prédilection des anarchoïdes, l’historien et anthropologue Jérôme Baschet se fait fort de répondre à la question, quasi d’ordre existentiel voire métaphysique, que devrait susciter chez tout un chacun l’irruption pour le moins malvenue d’un virus mortel : «Qu’est-ce qui nous arrive ?»[3] Comme à l’accoutumé parmi les sachants, ce «nous» d’importance n’est pas censé renvoyer à eux-mêmes alors qu’ils sont les destinataires quasi-exclusifs de leurs discours pour happy few au style pompeux souvent alambiqué, mais au moins à l’ensemble de la population française sinon à l’humanité toute entière. Mais, à la lecture ce «papier» par ailleurs, reconnaissons-le, fort bien argumenté et documenté pour ce qui est de la mise en perspective historique de la «crise sanitaire» et de ses interactions avec les crises existantes (à la fois économique, politique et écologique), on découvrira peu à peu et surtout dans sa partie terminale que l’horizon adopté par l’auteur pour dégager les implications, en termes d’engagement politique, de cet «événement», au sens de fait social constituant un point de rupture dans le cours de l’histoire et susceptible d’en infléchir le cours, n’est autre, une fois de plus, que ce «post-capitalisme» aux contours flous qui sert d’ordinaire de boussole, un peu folle, si l’on y regarde de près, au petit monde anarchoïde. Avec, pour meubler l’attente de ce dernier et servir d’exutoire à son impuissance, l’inévitable évocation sans fin de « possibles » toujours alléchants.

Misant sur la « probabilité croissante d’explosions sociales » résultant de la colère populaire engendrée par la gestion calamiteuse de la pandémie et l’accentuation des inégalités sociales, conjuguées à la délégitimation non seulement des gouvernants, mais de la démocratie dite représentative elle-même, J. Baschet se fixe déjà pour objectif d’y «repérer quelques opportunités de faire croître des possibles déjà à l’œuvre, […] dans l’attente d’élaborations collectives en cours et à venir». Élaborations qui seront évidemment mitonnées avec ses pairs dans le vase clos et protecteur des enceintes universitaires ou d’annexes plus ou moins informelles dont la reconversion à d’autres usages et surtout au profit d’autres usagers à l’issue d’une quelconque révolution ne saurait en aucun cas figurer, pour eux, parmi lesdits «possibles».

Bien entendu, l’ « urgence écologique» est de la partie. « La conscience devenue aiguë, surtout parmi les plus jeunes générations, des dégâts écologiques induits par le productivisme capitaliste » est perçue par J. Baschet comme un facteur d’instabilité supplémentaire qui achèverait de fragiliser les pouvoirs en place. Apparemment, il compte parmi ces gogos de la « gauche «post-marxiste» — antimarxiste, en fait — reverdie qui n’ont jamais entendu parler, à moins qu’il feigne de l’ignorer, du financement par des fondations privées liées au capitalisme financier de mouvements juvéniles de diversion qui descendent dans la rue et occupent les places pour «sauver la planète». Extinction/Rébellion, par exemple, l’une des émanations de l’Open Society de Georges Soros, parangon fortuné de « révolutions colorées » adoubées par le Département d’État et la CIA, patronnée également par un autre milliardaire philanthrope, Chris Hohn, gérant de fonds spéculatifs à la City de Londres. On comprend, en tout cas, que loin de subir une répression brutale comme cela est devenu la règle contre d’autres types de mobilisations, les prestations de ses militants sur le Pont au Change et la Place du Châtelet à Paris en octobre 2019, qu’ils avaient occupés et bloqués sous les fenêtres de la Préfecture de police, aient bénéficié de l’aval implicite des autorités chargées du maintien de l’ordre !

Selon la doxa anarchoïde, les expériences menées dans les bacs-à-sable « alternatifs » de taille variable, depuis les « centres sociaux» installés dans des immeubles squattés jusqu’aux ZADs aménagées par les opposants à des «grands projets inutiles et imposés», ont fait la preuve qu’un autre monde était immédiatement possible. En réponse au retour du darwinisme social accompagnant l’offensive néo-libérale, les anarchoïdes ripostent en exhumant pour l’appliquer à leurs « expérimentations » sur le terrain, urbain ou rural, le vieux précepte anarchiste de l’entraide, forgé au début du siècle dernier par l’anarchiste Pierre Kropotkine. À lire J. Baschet, les pratiques collectives inspirées par ce principe « n’ont pas attendu la crise du coronavirus pour (ré)émerger et apparaître comme la base concrète de mondes désirables et à nouveau habitables», même si «les conditions d’existence imposées par la pandémie et les mesures prises d’en haut pour l’endiguer ne peuvent qu’en accentuer le besoin et la pertinence». Un préfixe en résume la philosophie : « auto ». « Auto-organisation »«auto-production», «autogouvernement» tels seraient les trois piliers de «choix de vie auto-déterminés». Quid, alors, de l’«hétéro» dans ces conditions ? D’une existence régie jusqu’ici, pour le plus grand nombre, par l’exploitation capitaliste et la domination étatique ? Exploiteurs et dominants s’évanouiront-ils comme par enchantement sans pleurs ni grincements de dents dans on ne sait quel autre monde alors que leur emprise sur celui-ci est devenue transnationale ? Ou seront-ils gagnés à la cause anarchoïde et convertis par ses bienfaits attendus ?

Sauf à renouer avec la vision chrétienne d’une humanité uniquement composée d’«hommes de bonne volonté» sous l’effet de la venue de quelque Sauveur, il est plus que probable que l’émancipation, pas plus que la révolution ou les révolution qui la conditionnent, ne serait, si elle advenait, un piquenique dans un «portagé partagé», une «ressourcerie [sic] autogérée» ou un autre type d’«espace libéré» niché dans quelque recoin d’un territoire par ailleurs totalement modelé par la logique du profit et sous contrôle de l‘État. Du reste, J. Baschet, après la référence obligée à la révolution zapatiste, mise à contribution cette fois-ci pour monter qu’«une autre façon est possible» de faire face à la pandémie du coronavirus, en gommant une fois de plus le fait que cette révolution n’a été elle-même possible que les armes à la main, résume involontairement les limites spatiales et sociales du possibilisme new look dont il est l’un des chantres: «il peut aussi exister des formes de confinement collectivement décidées et auto-organisées, au plus loin des cadres étatiques». Curieuse formulation !

Comme l’avait ironiquement noté un marxiste de la chaire, sociologue de son état et aussi d’État, en rupture (partielle) avec ses pairs alors que le vent « contestataire » soixante-huitard soufflait encore sur les travées universitaires, les chercheurs critiques « sont contre l’État, mais tout contre»[4].  À cet égard, J. Baschet ne se distingue pas du lot. Même si ses enquêtes l’amènent à sillonner les terres indiennes des Chiapas, l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) restera son port d’attache bien qu’il se soit mis depuis peu en disponibilité, l’université mexicaine de San Cristobal de las Casas où il enseigne aussi pouvant prendre le relais. L’État français ne lâchera pas ses contempteurs appointés par lui  — pas plus qu’ils ne lâcheront ce dernier — et continuera d’alimenter par un biais ou un autre leur compte en banque. En outre, l’ajout à ce confinement accepté dans l’institution universitaire d’un confinement volontaire dans quelques lieux dits « alternatifs » où les anarchoïdes aiment débattre et s’ébattre entre eux, ne fait que confirmer le caractère dérisoire de leur façon de penser pouvoir changer le monde : dans des interstices, aménagés ou délaissés selon les cas, par les puissants de ce monde. Comme l’affirme sans rire, L. Jeanpierre, les expérimentations collectives qui y sont menées sont autant de « ferments, parfois infra-minces, de socialisme même dans un agencement collectif capitaliste ».

 

 

Que de telles perspectives puissent séduire voire enchanter des intellectuels qui ont fait leurs classes de radicaux de papier à l’EHESS, à Normal’Sup, à l’Université de Paris-VIII ou autres hauts-lieux de la pensée critique, cela peut se comprendre aisément. Cantonnée dans ces ghettos pour lettrés où elle peut dire pis que pendre — en des termes choisis, bien sûr, seuls autorisés  — sur la société capitaliste que ces établissements labélisés concourent à reproduire,  cette élite  diplômée entretenue par l’État, bon Prince, pour y dispenser ses lumières soi-disant «dérangeantes», est portée à concevoir sur le même modèle ces «espaces infinis» censés «s’ouvrir à l’autonomie» qu’entrevoyaient déjà, dans les années 70 du siècle dernier, le psychanalyste et philosophe Félix Guattari et les militants anarcho-désirants qui l’avaient pris pour mentor alors que la «contestation» soixante-huitarde achevait de refluer. C’est toutefois à un autre penseur de l’époque, le sociologue Henri Lefebvre, que J. Baschet  empruntera l’idée d’un possible que recèlerait ce qui apparaît comme impossible, sans toutefois trop insister sur ce qu’il doit au promoteur du «droit à la ville», puisqu’il en détourne le sens pour l’affadir, comme on va le voir, à l’instar de deux duettistes rescapés du trotskisme, Pierre Dardot et Christian Laval, l’un sociologue, l’autre philosophe, annonciateurs sûrs d’eux-mêmes des «révolutions du XXIe siècle», très prisés aussi par les anarchoïdes, avec leur érection du «commun» en «concept révolutionnaire », « le seul », à les entendre. Et ils ont été entendus puisque cette notion fourre-tout située au « carrefour des illusions», comme ils le reconnaissent eux-mêmes en se faisant forts, cela va de soi, de les dissiper, est devenue le vocable de ralliement d’une gauche «radicale» en perdition dans sa recherche éperdue de «possibles» opposables… au communisme, renvoyé sans autre forme de procès — sinon d’intentions — au «lexique ancien de l’opposition au capitalisme»[5].

 

 

2. Vouloir les «possibles» pour éluder l’impossible

 

«Vouloir l’impossible pour réaliser le possible», telle était l’une des formulations préférées du sociologue marxien H. Lefebvre pour définir la démarche qu’il préconisait pour lutter contre le capitalisme, qualifiée d’«utopienne» pour la différencier dialectiquement de l’utopisme opposé au réalisme. Or, ce n’est pas exactement la ligne fluctuante suivie par les anarchoïdes pour qui le possible souhaitable peut toujours être réalisable sans que le capitalisme s’en trouve pour autant relégué de facto dans le passé. Ce qui ne les empêche pas de faire leur la formulation de Lefebvre en la détournant de son sens. Car le possible pour les anarchoïdes n’a pas grand chose à voir avec celui auquel H. Lefebvre songeait, ce qui explique que son nom ne soit guère mentionné dans leur prose. Demeuré communiste au sens marxien du terme, au-delà d’un flirt passager avec le marxisme stalinien, il avait illustré son propos en prenant pour exemple l’échec de la Commune de Paris. « Ce qui fut impossible pour les Communards reste jusqu’à ce jour impossible et par conséquent désigne encore pour nous le possible à réaliser»[6]. De fait, si les Communards ne parvinrent pas à réaliser ce qui leur paraissait possible, ce fut en raison, d’une part, de la totale incompatibilité de ce possible avec l’ordre bourgeois et, d’autre part, parce qu’ils n’hésitèrent pas à prendre les armes pour essayer de le réaliser, les deux raisons étant intrinsèquement liées car, aujourd’hui comme hier, les «expropriateurs» — pour reprendre la terminologie de Marx — ne se laisseront jamais «exproprier» sans violence. Or, nos anarchoïdes des temps post-modernes ne risquent guère de se fourvoyer dans une impasse aussi sanglante. Les «possibles» qu’ils se plaisent à évoquer et invoquer sont innombrables et ne cessent de se multiplier au gré de leur fantaisie, mais aucun ne suppose, pour qu’ils adviennent, que l’on en ait réellement et définitivement fini avec l’ordre établi, c’est-à-dire  avec la classe possédante, à plus forte raison de manière non pacifique. Aussi est-il logique que le couple Dardot-Laval prenne entre autres exemples de concrétisation effective du «commun» rendu possible «dès maintenant» les coopératives paysannes ou artisanales de néo-ruraux voire des communautés de hackers structurées autour logiciels libres, qu’ils ont repérées au Japon et en Suisse, bastions du capitalisme avancé… ou  tardif s’il en est, voire, sans crainte du ridicule, la grand messe écologiste de la COP 21 présidée par le fourbe Laurent Fabius sous le règne calamiteux de François Hollande !

 

 

À y regarder de près, cependant, en deçà de leur diversité, les «possibles» envisagés par les anarchoïdes reposent tous sur un possible initial, non reconnu comme tel puisque déjà presque advenu à leurs yeux : la désagrégation en cours du mode de production capitaliste parvenu à un degré de décomposition si avancée que l’on serait en droit de le décréter d’ores et en voie de dépassement. Certes, comme J. Baschet tient à le préciser, «crise structurelle ne signifie ni crise terminale ni effondrement fatal», vision de l’inéluctable qu’il laisse au «marxisme ordinaire». Comme s’il n’existait pas depuis de longue date des théoriciens marxiens qui ne partagent aucunement ce point de vue téléologique, et pour qui le capitalisme pourrissant pourrait mener, en l’absence de révolution socialiste, qu’à la barbarie sans disparaître pour autant ! Pas de crise finale du capitalisme, cependant poursuit J. Baschet, car «la seule limite vraiment absolue du capitalisme, c’est l’extinction de l’humanité», inéluctable s’il n’est pas mis fin à la destruction de l’environnement qu’il provoque. Ce qui implique, en bonne logique, que le capitalisme constituerait bien l’horizon indépassable de l’humanité puisqu’il ne prendrait fin qu’avec elle, postulat qu’ont toujours soutenu les partisans de ce mode de production, toutes tendances confondues. Pour peu néanmoins, et c’est là la nouveauté depuis la prise de conscience généralisée de la destruction en cours des écosystèmes terrestres, qu’un Green new deal assure à ce mode de production sa pérennité. Perspective où les expérimentations, écologiques notamment, menées dans les «espaces libérés» des anarchoïdes auraient toute leur place, quitte à s’auto-convaincre d’avoir échappé ainsi à l’emprise du «monde de l’économie».

Dès lors, il ne s’agit plus pour ceux-ci que de faire comme si nous vivions déjà dans une société post-capitaliste, de mettre entre parenthèses l’état des choses présent, sauf pour critiquer ce qui en subsiste, afin de se projeter directement dans un futur qui aurait la particularité d’exister dès maintenant sous forme d’ébauche en d’innombrables lieux et sous de multiples formes. Il est significatif à cet égard, que le livre qui a valu à J. Baschet de compter parmi les maîtres à penser majeurs de la mouvance anarchoïde soit intitulé : Adieux au capitalisme[7]. Dans la foulée de cet ouvrage paru il y a six ans, une foule — relative, quand même — de révolutionnaires sans révolution n’en finissent pas, à commencer par l’auteur lui-même, de prolonger ces adieux sans fin. Compensation consolatrice, à coup sûr, pour une gauche intellectuelle néo-petite bourgeoise éprise de «pensée dissidente», bien en peine de menacer en quoi que ce soit le règne pour le moment interminable d’une bourgeoisie encore vaillante malgré les vicissitudes d’une domination minée par des «crises» variées et répétées. Car il ne faut surtout pas désespérer les fidèles «radicaux» : étudiants en sciences dites sociales imaginant pouvoir en détourner la raison d’être,  adeptes de l’insurrectionnalisme de papier, badauds passionnés des forums libertaires, lecteurs assidus de Lundi Matin...

Pour assouvir cette soif d’«utopies réelles» revigorantes, devenue inextinguible au fur et à mesure que les années passent, une nouvelle  palanquée de prophètes post-communistes et postmarxistes ne ménage pas sa peine pour renvoyer à un passé révolu la promesse désuète des lendemains qui chantent, lègue poussiéreux de l’héritage prolétarien. C’est «dès maintenant», en effet, que le train de l’Histoire doit mener à nouveau, sans avoir même redémarré, les «bobos-gogos-degôche» vers les «contrées magnifiques» dépeintes avec enthousiasme par l’un de ses mécaniciens les plus en vue, l’écrivain post-situationniste Serge Quadruppani, copilote d’une rutilante locomotive sifflant le départ de plus en plus fréquemment depuis l’arrivée inopinée du Coronavirus, le confinement incitant les activistes du clavier à redoubler d’activité pour alimenter la machine en combustible théorique vivifiant.

On ne s’étonnera donc pas de la prolifération d’élucubrations ineptes mais réconfortantes débitées à la chaîne, avec le sérieux propre aux augures  bardés de diplômes, sur le foisonnement de «possibles émancipateurs» qui s’offriraient aujourd’hui à une humanité réconciliée. Renouant avec le «commun» qui la soudait à l’origine avant que l’Histoire ne la divise, la voici, en effet, libérée comme par miracle des clivages de classes. Certes, l’Histoire continue, mais leurs luttes n’en constituent plus le moteur. Et gare à qui s’aviserait dénicher dans l’actualité contemporaine les preuves qu’il n’en est rien! Comme le proclamait Christian Laval lors d’une «université ouverte», hébergée pour la circonstance dans l’un des bâtiments de celle de Cergy-Pontoise d’ordinaires fermés aux non universitaires, et considérée par lui comme un bon exemple du «commun» sur lequel il était venu disserter, «la révolution n’est pas une affaire de ligne mais de circonvolutions»[8]. Effectivement, avec les anarchoïdes, ce sont les circonvolutions qui l’emportent pour ne pas aborder une question de fond implicitement décrétée inactuelle voire définitivement périmée: celle de la lutte des classes. D’où leurs efforts continus en matière d’innovations conceptuelles pour continuer à tourner en rond autour d’elle et éviter à tout prix qu’on la remettre sur le tapis. Aussi ne faut-pas être surpris de ce que le «commun», dont ils ont fait la pierre philosophale du monde à venir, soit toujours présenté sans aucune caractérisation de classe. Ce qui, il est vrai, leur permet de maintenir le black out sur la leur : la petite bourgeoisie intellectuelle.

 Avec la même visée «émancipatrice» une collection a été créée à l’initiative d’une éditrice avisée et bien conseillée avec un titre susceptible de galvaniser les nouvelles générations : «L’Horizon des possibles». Possibilisme plein pot, en effet, puisqu’à partir d’une «forme de critique sociale où s'articulent théories, observations et enquêtes», mêlant sans les séparer «doctrines, disciplines et traditions de pensée», […] la réalité est étudiée du point de vue de ses possibilités». Une visée résumée par un détournement audacieux d’un célèbre aphorisme de Marx : «Chercheurs et théoriciens ont décrit le monde de différentes manières ; il faut désormais en inventorier les possibles afin d'aider à le transformer». Autrement dit, aux marxistes de la chaire et autres rebelles de confort diplômés d’interpréter le monde pour en dégager les virtualités, aux classes populaires de prendre des risques pour le transformer en faisant en sorte que les virtualités positives qu’il recèle deviennent réalités. Risques limités, cependant, car les «possibles» envisagés ne risquent pas, comme on le verra, de le bouleverser, ni même de l’ébranler. Il n’est pour s’en convaincre que de savoir que cette collection que l’on hésiterait à qualifier de subversive est dirigée par deux figures de proue du radicalisme d’amphis universitaires. L’une n’est autre que le sociologue Pierre Dardot, apprécié dans la faune anarachoïde avec son compère le philosophe Christian Laval pour avoir enterré Marx, sous couvert de le «redécouvrir», et le communisme par la même occasion, au profit, précisément, du «commun», exhumé, comme on l’a vu plus haut, comme le «concept révolutionnaire» des temps nouveaux. Quant au co-directeur de la collection, Laurent Jeanpierre, le sociologo-politologue déjà mentionné, sa démarche louvoyante — on verra plus loin que c’est lui aussi un adepte des circonvolutions — ne manque pas d’originalité, encore qu’elle soit typique de celle adoptée par ses pareils pour éviter d’aborder le non-dit sous-jacent aux thèses anarchoïdes : le refus dicté par une peur inavouée d’avoir un jour à affronter réellement, c’est-à-dire physiquement, la classe dirigeante via ses «forces de l’ordre», pour qu’elle cesse définitivement de diriger.

 Au cours de leurs plaidoyers fleuves en faveur de la relocalisation de la politique voire de la production, il arrive quelquefois que le doute saisisse un instant ceux qui les tiennent sur la portée anticapitaliste de cette stratégie. «Le moment est sans doute venu d’admettre, s’exclame ainsi J. Baschet lors de son interminable échange de vues avec son compère L. Jean-Pierre, que la multiplication des espaces libérés, y compris sous la forme de communes libres et de territoires autonomes, risque fort de ne pas suffire.» Mais cet accès de lucidité ne l’empêche pas de retomber aussitôt dans les errements anarchoïdes. Pour suppléer à la faiblesse des «espaces libérés», aussi multiples soient-ils, il prône que, lors des «moments d’intensification de la conflictualité» dans le reste du pays, une «combinaison» s’effectue avec les «soulèvements tendant à un blocage généralisé du monde de l’Économie». Notons au passage que l’usage du syntagme «monde de l’économie », préféré au terme « capitalisme » sous prétexte qu’il serait « plus englobant », évite à J. Baschet et consorts de cibler, ne serait-ce que verbalement, les « capitalistes » eux-mêmes, soit les « exploiteur s», les « possédants », bref les « bourgeois », vocables trop associés à la lutte des classes et absents des discours anarchoïdes alors que les personnalités qu’ils personnifient sont plus puissantes que jamais.

Quoiqu’il en soit, la réussite d’un blocage généralisé, en admettant que ce substitut à la grève générale ne soit pas un fantasme, supposerait soit l’absence de répression militaro-policières pour l’enrayer donc le passage d’une majorité des «forces de l’ordre» du côté des «émeutiers», soit la victoire par les armes de ceux-ci sur ceux-là. Deux éventualités qui ne viennent pas à l’esprit de J. Baschet qui continue tranquillement à exclure que les rapports de forces puissent « dégénérer » en affrontements «mortifères» puisque les protagonistes ne sont même plus nommés. Il se contente en effet, d’envisager des  «interactions fortes », une « intensification de la conflictualité », des « dynamiques », un « déploiement des ressources matérielles et des capacités techniques propres aux espaces libérés », la constitution de ces derniers en «points d’appui précieux pour amplifier, le moment venu, les dynamiques de blocage », « l’émergence de nouveaux espaces libéré », etc. Rien n’est dit en revanche sur l’identité sociale des acteurs ou des agents de ces processus. Tout se déroulerait-il sans résistance de la part de la classe dirigeante qui, à l’instar de ses adversaires, brille par son absence dans le récit anticipé de ce conflit ? En serions-nous revenus à la thèse althussérienne de l’histoire comme «procès sans sujet» ? Après les «révolutionnaires sans révolution» dont les anarchoïdes aiment à se gausser à propos des  théoriciens et militants anticapitalistes demeurés communistes ou anarchistes contre vents d’ouest et marées roses-vertes, voici le temps venu des révolutions sans contre-révolutionnaires. Ni révolutionnaires, sinon en paroles. Il est vrai qu’il faut effectivement rappeler, quitte à passer pour simpliste, que non seulement l’État ne paie pas les intellectuels professionnels, fussent-ils les plus «radicaux», pour « faire » la révolution au lieu d’en parler, mais que ces derniers en ont depuis déjà longtemps tiré la leçon. « Les formes antérieures de la lutte sociale et de l’aspiration révolutionnaire ont épuisé leur cycle », décrète J. Baschet. À commencer par celles où le prolétariat était supposé en être le sujet principal. Mais on devine déjà qui est appelé à prendre la succession dans le nouveau cycle en gestation : la caste des néo-petits bourgeois habilités à diriger, en même temps que des recherches, les débats académiques sur l’après-capitalisme dans les amphithéâtres universitaires.

 

 

 3. Ce n’est pas demain la veille

 

Le politologue Laurent Jeanpierre a fasciné nombre ses collègues et même certains journalistes par sa contribution spécifique à l’analyse du mouvement des gilets jaunes. Il n’a en effet pas tant pris celui-ci pour objet, que, de manière critique et en surplomb, les analyses desdits collègues qui, comme lui, avaient fondu sur ces basses classes en colère comme la vérole sur le bas-clergé, pour taper l’incruste à peu de frais sur leur mouvement. Sous couvert de solidarité avec lui, en effet, ils espéraient bien que sa popularité rejaillirait sur eux, du moins un peu au-delà du milieu restreint où les clercs ont l’habitude d’évoluer, soit dans les médias destinés à la « classe moyenne éduquée ». Parler des Gilets jeunes sur le mode savant était en effet une occasion rêvée de faire parler d’eux. Néanmoins, ce qui distingue l’ouvrage de L. Jeanpierre de la littérature à prétention scientifique déjà conséquente consacrée au sujet, résulte avant tout, au travers de son  titre, de ce que celui-ci signifie, à la fois pour l’auteur et, involontairement, pour ceux qui ne se laissent pas abuser par des arguties qui tournent parfois à la facétie.

Le titre, In Girum, annonce, si l’on peut dire, la couleur[9]. De toute évidence «Les leçons politiques des ronds-points», intitulé du sous-titre, ne s’adressent pas à la plèbe. Les béotiens, surtout ceux des nouvelles générations, apprendront qu’il s’agit d’un clin d’œil post mortem au pape du situationnisme, Guy Debord, en référence à un film-testament : In Girum imus nocte et consumimur igni. À leur intention, L. Jeanpierre a pris soin de rappeler la traduction : « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu. » Tourner en rond, c’est effectivement ce à quoi s’occupe, de jour comme de nuit, une intelligentsia « degôche » post-moderne autour d’une lutte des classes devenue invisible à ses yeux, celle mettant aux prises capital et travail. Quant au feu, il ne serait pas seulement, en l’occurrence, celui allumé sur les ronds-points dans les nuits d’automne de 2018, mais ceux, « conjugués, des colères, des espoirs » des incendiaires et de l’« implacable répression d’État » qui s’est abattue sur eux. Bien plus, la locution latine que notre politologue a extraite de ses réminiscences estudiantines pour épater son lectorat néo-petits-bourgeois, « livrerait aujourd’hui la tonalité d’une vaste contestation et, au-delà, l’allégorie d’une époque ». Rien que cela ! Mais ce n’est pas tout. En bon rebelle de confort, il se devait de puiser un peu dans le florilège du gauchisme d’antan, bien qu’il soit hors d’âge et d’usage, à en croire la doxa anarchoïde. Ainsi Les Gilets jaunes auraient-ils entamé eux aussi à leur manière, suivant en quelque sorte les pas de Mao, une « longue marche giratoire autour d’un autre foyer, celui d’une politique ancrée dans le local, où s’articuleraient autonomie, écologie et justice sociale. » Une marche – un surplace, plutôt – qui n’a évidemment pas grand chose à voir avec le titanesque périple montagnard entrepris par l’Armée populaire de libération chinoise et une partie de l'appareil du Parti communiste pour échapper à l'Armée nationale révolutionnaire du Kuomintang de Tchang Kaï-chek, mais qui ont su transformer une défaite en victoire. Sur sa lancée, L. Jeanpierre ne pouvait s’empêcher d’évoquer en plus, à l’instar de nombre de ses confrères confis en dévotion anarchoïde, les mânes des Communards. En effet, la politique que les Gilets jaunes auraient remise au goût du jour en la dépouillant des oripeaux politiciens qui défiguraient jusqu’au sens du terme, n’est autre que celle – qui l’eût cru ! – de… « la Commune,  ou plutôt, s’empresse de rectifier L. Jeanpierre, des communes, qui ne serait plus seulement une lubie d’anarchistes ou de révolutionnaires sans révolution. » Plus « du tout », en fait, aurait-il dû corriger, lui, qui, comme ses pareils, rejette toute référence autre que rhétorique à l’héritage révolutionnaire de feu le mouvement ouvrier et de ses théoriciens les plus engagés.

Un point commun, si l’on peut dire, réunit les différentes versions de la pensée critique anarchoïde, qui explique le succès rencontré par le livre de L. Jeanpierre parmi ceux qu’elle séduit : tous ne veulent plus entendre parler de « révolution » autrement que pour désigner ce qui, dorénavant, en tient lieu à leurs yeux. À savoir l’avènement du fameux « commun » comme ouverture sur un « champ des possibles » merveilleux parce que illimité. Tout le reste ne serait que « lubie ». Pour qui en douterait encore, L. Jeanpierre prend d’ailleurs soin de mettre les points sur les i. Avec l’ouïe aiguisée du maître penseur incontesté qui n’écoute que lui, il a su capter mieux que d’autres la « rumeur » qui se serait dégagée du « soulèvement jaune ». Cette « mobilisation imprévue » qui aurait « mis en crise les habitudes éculées de la lutte » et se serait tenue « à l’écart des idéologies » – sauf celle du possibilisme communaliste ! – constituerait « un appel auquel les mouvements sociaux du futur auront à répondre ». Car il faut savoir que la lecture proposée par L. Jeanpierre de « l’ensemble de l’événement » ne peut que conduire à l’inscrire, que cela plaise ou non, dans « une série de protestations qui font des potentialités libératrices et démocratiques du “proche” un nouvel enjeu d’imagination politique. » Du « proche » au « commun » il n’a qu’un pas, chacun l’aura compris, et l’on devine qu’il a déjà été franchi.

À commencer par le duo Dardot-Laval, bien sûr, véritables précurseurs en la matière. Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre ne sont évidemment pas non plus en reste, comme on l’a vu. Dans un long « entretien croisé » en deux volets, publié comme il se doit dans Lundi matin, avec un intitulé optimiste – « La Commune revient » – qui ne brille pas par l’originalité mais excitant pour les anarchoïdes,  tous deux  se relayaient pour enfoncer le clou du post-capitalisme praticable hic et nunc sans attendre des jours meilleurs ou des lendemains qui chantent, dans la foulée de leurs ouvrages respectifs récemment parus sur les gilets jaunes[10]. Passons vite sur les truismes et les contrevérités qui émaillent cet échange entre nos deux savants. Dans la première catégorie, on peut ranger, par exemple, la remarque de L. Jeanpierre selon laquelle « dans les moments de mobilisation forte ou critique, le couple participation-répression permet de diviser avantageusement la population entre “bons” citoyens qui prennent la parole et foule “violente” qui prend la rue. » C’est là redécouvrir la lune, c’est-à-dire les deux facettes de la domination bourgeoise qu’avait mises en lumière Gramsci il y a presque un siècle, suivi par beaucoup d’autres, anarchistes et communistes libertaires : l’alternative entre consentement et coercition pour maintenir la « paix sociale ».

Pour ce qui est des contrevérités, elles constituent autant de perles idéologiques, si nombreuses qu’il faudrait un ouvrage entier pour leur donner leur plein éclat. Contentons-nous donc, là encore, d’en extraire quelques unes. Partant du postulat selon lequel « le point d’inacceptation de l’inacceptable » serait en passe d’être atteint en raison de l’accumulation exponentielle des méfaits du capitalisme, J. Baschet émet l’« hypothèse d’une montée de l’insubordination et d’une multiplication des soulèvements », dont, comme on pouvait s’y attendre, celui des Gilets Jaunes « semble pouvoir être pris comme un signe annonciateur ». Un pronostic établi cinq mois avant l’assignation à résidence généralisée imposée à la population pour cause de « crise sanitaire » sans que celle-ci ne bronche, si on laisse de côté les récriminations minoritaires et sans beaucoup de portée contre l’impéritie des gouvernants et l’autoritarisme de la mesure. Mais il en faut plus pour désarçonner nos anarchoïdes, qui comptent déjà sur le « déconfinement » pour provoquer un embrasement populaire décisif lorsqu’il sera levé. Sans attendre, J. Baschet voyait déjà une autre confirmation de ses supputations dans « la séquence accélérée des insurrections les plus récentes, de Hong Kong au Chili, en passant par l’Équateur et la Catalogne, le Liban et l’Irak (liste non exhaustive et ouverte). » Pourtant, si l’on juge ces mouvements de foules protestataires à leurs résultats, on n’y discerne pas en quoi ils ont pu mettre à mal le capitalisme et la domination impérialiste, euroatlantiste convient-il de préciser concernant la révolte de la jeunesse dorée de Hong Kong. Car c’est  dorénavant à Pékin et secondairement à Moscou, aux yeux des anarchoïdes, qu’il faudrait rechercher le foyer de cette domination, et non aux États-Unis acoquinés avec leurs alliés et leurs vassaux. Complètement intoxiqués par la propagande « occidentale », ils voient en effet dans les « régimes » chinois, russe, syrien et iranien les ennemis principaux à combattre et à abattre. Et dans les individus qui ne partagent pas leur point de vue, d’infréquentables « rouges-bruns ».

Plus agressif, L. Jeanpierre s’en prend à « certains », sans les nommer, qui, au lieu de communier avec ferveur dans la célébration des « utopies réelles, passées ou présentes, communautaires, communales, coopératives, autogestionnaires », soit ces matérialisations sur terre du « commun » rêvé et révéré par les fidèles des sectes anarchoïdes, « répètent de manière plus ou moins sophistiquée le catéchisme marxiste-léniniste pour les disqualifier par avance. » Peu lui importe que ces « utopies réelles » soient réalisables dans le cadre d’un capitalisme fondamentalement et globalement inchangé où l’autogestion plus ou moins institutionnalisée de zones et/ou d’activités qu’il marginalise sert le plus souvent d’exutoire voire de défouloir assez inoffensifs, tout bien considéré, aux désirs de révolution de néo-petits bourgeois frustrés en délicatesse avec la bourgeoisie et ses fondés de pouvoir politiciens. Mais L. Jeanpierre persiste et insiste. « Nous connaissons les “œuvres” du marxisme-léninisme, se targue t-il. Celles des expérimentations socialistes écrasées ou écartées par lui, ou bien qui se sont développées dans ses marges ou en dehors de lui, restent à analyser. » Les guillemets apposés au mot « œuvres » avec une lourdeur ironique par ce bouffon bouffi de suffisance ne font que souligner son ignorance. Celle, tout d’abord, des écrits des théoriciens et militants marxiens qui, dès le début des années 20 du siècle dernier, se sont employés à dissocier le communisme du marxisme-léninisme. Pour ne pas être pédant ou paraître « archaïque », on se gardera d’énumérer une fois de plus leurs noms. Ils furent suivis par d’autres auteurs, beaucoup plus « rangés », disciplinés en quelque sorte par la discipline dont ils relevaient, l’histoire. On peut mentionner leurs ouvrages, car, plus récents, ils sont accessibles en librairie[11]. On se gardera aussi d’oublier celui du couple… Dardo-Laval qui a trouvé le moyen de congédier le spectre du communisme, remplacé par celui des soviets, beaucoup moins effrayant puisque calqué par leurs soins sur celui, ô combien rassurant, du « commun[12] ». Ces ouvrages, en tout cas, si tant est que L. Jeanpierre les ait lus ou ne les ait pas oubliés, auraient dû le dissuader de « répéter » les éléments de langage du prêt-à-penser de l’anticommunisme vulgaire. En outre, il faudrait signaler que l’on n’a pas attendu ce nouveau venu sur la scène « radicale » pour « analyser », comme il se fait fort de le faire, les « expérimentations socialistes » alternatives étouffées, rejetées, mises à l’écart ou dédaignées par le « socialisme réel ». Les ouvrages et les revues consacrées à leurs réussites, leurs échecs, leurs vicissitudes et leurs déboires encombrent les rayons de certaines bibliothèques publiques ou privées.

Peu importe, cependant. S’« il est temps de rouvrir le futur » pour « engager résolument la réflexion sur ce que peut être un monde libéré de la tyrannie capitaliste », comme ne cessent de le ressasser J. Baschet et consorts, on ne va pas s’embarrasser « des vieilles recettes révolutionnaires dont les expériences du xxe siècle ont montré l’échec tragique[13] ». Place à la nouveauté ! Un impératif rendu plus urgent que jamais avec l’irruption d’une pandémie aux effets planétaires mortifères qui achève de reléguer dans un passé définitivement révolu tout ce qui a été imaginé et, parfois, mis en œuvre, pour que le monde change de base. Selon l’ancien maire et ancien député européen escrologiste Noël Mamère, le coronavirus nous fait « vivre une sorte de répétition générale avant l’effondrement majeur d’un modèle qui a trouvé ses limites[14]. » L’heure serait donc au « grand basculement », à la « grande bifurcation » dans l’histoire de l’humanité. Et, pour peu que l’on soit en mesure de « jeter des ponts concrets entre aujourd’hui et demain[15] », ainsi que le recommande une étoile montante dans le ciel anarchoïde sur laquelle on reviendra bientôt, le capitalisme ne devrait pas en réchapper. Avec, bien entendu, le concours indispensable de pontonniers hyper-diplômés.

 

 à suivre ...

 

 


[1] Anarchoïde : du grec oïdos, qui a l’air de, qui ressemble à mais qui n’est pas. Mouvance idéologique confinée dans un entre soi élitiste à dominante universitaire se présentant comme anticapitaliste et antiétatique, mais dont les discours et les pratiques sont parfaitement compatibles avec la perdurance du capitalisme et de l’État.

[2] Laurent Jeanpierre, In girum. Leçons politiques des ronds-points, La Découverte, 2018

[3] lundimatin#238, le 13 avril 2020

[4] Michel Amiot, Contre l'Etat, les sociologues. Eléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France. 1900-1980, Éditions de l’EHESS, 1986.

[5] Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014. Réédition La Découverte/Poche, 2015.

[6] Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune, Gallimard 1965, rééd. La Fabrique 2018

[7] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme  Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, 2014

[9] Laurent Jeanpierre, In girum, op. cit.

[10] « La Commune revient », lundimatin#214, 28 octobre 2019. lundimatin#215, 4 novembre 2019, Jérôme Baschet, Une si juste colère. Interrompre la destruction du monde, Éditions Divergences, 2019. Laurent Jeanpierre, In girum, op.cit.

[11] Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d'une subversion, Gallimard, 1980 ; Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie, Gallimard, 1997 ; Alexander Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir », La Fabrique, 2016.

[12] Pierre Dardot, Christian Laval, L’ombre d’Octobre. La révolution russe et le spectre des soviets, Lux, 2017.

[13] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, op. cit.

[14] Noël Mamère, Le Monde, Tribune, 13 mars 2020.

[15] Ludivine Bantigny, « Entre les deux il n’y a rien ? Jeter des ponts concrets entre aujourd’hui et demain », Contretemps, 12 avril 2020.

 

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #anarchoïdes, #communs
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