La mort glorieuse d’un renégat
Par Jean-Pierre Garnier
«Attentif, profond, drôle, séduisant, ouvert, érudit, infatigable bretteur et militant, ce rebelle chaleureux et réfléchi aura fréquenté tous les honneurs sans être prisonnier d’aucun.» De qui est ce dithyrambique éloge funèbre et à qui s’adresse t-il ? L’auteur n’est autre que «le plus jeune Premier ministre» que François Mitterrand s’était félicité de «donner à la France» en 1983, Laurent Fabius. Lequel se targuera par la suite d’avoir sans attendre «effectué le sale boulot» du tournant néo-libéral de la «rigueur» avant de juger, une trentaine d’années plus tard, en tant que ministre des Affaires étrangères sous le règne calamiteux de François Hollande, que l’organisation terroriste Al-Nosra faisait «du bon boulot sur le terrain» en Syrie en se livrant à des massacres en série pour jeter bas le «régime de Bachar». Mais qui donc ce politicien de haute volée, fils de bourge ultra-diplômé de surcroît, dont «la carrière politique d’exception» faisait se pâmer d’admiration une journaliste de L’Express, peut-il bien encenser avec si peu de retenue ? Henri Weber, l’une des têtes d’affiches de la «contestation» soixante-huitarde, au lendemain de sa mort. C’est, en effet, pour prix de ses reniements et des services rendus à ce qui deviendra la deuxième droite, c’est-à-dire au PS, «en même temps» qu’à la bourgeoisie, que L. Fabius avait ouvert à cet ancien agitateur et théoricien hors pair du gauchisme trotskiste les portes qui l’ont fait accéder aux honneurs dont le régime qu’il honnissait jadis récompense ses plus zélés serviteurs.
Néanmoins, notre propos n’est pas d’écrire un énième chapitre de la saga des parjures qui sont «passés du col mao au Rotary »[1]. Le cinquantenaire de Mai 68 a déjà fourni il y a peu un prétexte à certains pamphlétaires à court d’inspiration pour remettre le couvert, et l’on ne citera que pour mémoire les noms d’autres figures de proue de la révolte étudiante, tels Alain Geismar, Romain Goupil, Jean-Marcel Bouguereau ou — comment l’oublier ? — Daniel Cohn-Bendit, qui ont eux aussi fait assaut d’arrivisme et d’opportunisme, multiplié les retournements de veste, les compromis et les compromissions pour recueillir les fruits de la notoriété acquise à l’occasion de quelques journées tumultueuse passées au Quartier Latin. Même si Henri Weber se distingue du lot pour avoir su occuper une place de choix des plus prestigieuses dans la hiérarchie de l’appareil étatique, son irrésistible ascension politique n’a rien d’exceptionnel en soi. Songeons, par exemple, à la brillante carrière politique de l’un des plus infâmes renégats «degôche», Bernard Kouchner, passé carrément à droite. Si Henri Weber est un personnage emblématique, ce n’est donc pas en raison de la trajectoire qui fut la sienne de son vivant, mais du déluge de louanges que sa mort a déchaîné et surtout de leur provenance. Car celui-ci donne l’occasion de mettre en lumière ce qui est d’ordinaire laissé soigneusement dans l’ombre : les ressorts de classe de la réussite sociale des parvenus issus d’une «révolution» non pas manquée mais fantasmée. Au-delà des explications psychologisantes qui n’expliquent rien ou de la reconstitution des circonstances qui n’a tout au plus qu’un intérêt descriptif, ce qu’il importe d’élucider, c’est la dynamique de classe et plus spécifiquement la place et le rôle d’une certaine classe au sein de cette dynamique au cours d’un processus historique de liquidation de ce que l’on appelait «la gauche» dans la société française, car leur occultation voue à l’échec toute tentative à venir de bouleverser réellement l’ordre des chose existants.
Weber, à l'apogée de sa réflexion socio-politique : la "Théorie de la queue"
qui résume l’essentiel de son "héritage soixante-huitard"
(et qui va beaucoup influencer le staff du PS, notamment la promotion DSK)
Petit bourgeois deviendra grand
Parler de petite bourgeoisie intellectuelle (PBI) dans un débat entre «gens-de-gauche» de bonne compagnie revient à parler de corde dans la maison du pendu. Notion non pertinente décréteront certains chercheurs en sciences sociales qui lui dénient toute validité scientifique. Pour eux, cette classe n’existe pas puisqu’ils ne l’ont jamais rencontrée alors qu’ils en font partie ! Tout au plus acceptera t-on, non sans réticence, de mentionner son existence en noyant son identité et sa spécificité dans les appellations génériques d’usage : «classe moyenne salariée» ou, plus sophistiquée, «classe moyenne éduquée». Ou encore, pour une minorité d’«anarchoïdes» post-marxistes, «classe de l’encadrement». Une dénomination réductrice qui prête à confusion car l’encadrement, au sens élargi d’organisation et de contrôle, n’est la fonction que de l’une des fractions de la PBI, alors que la conception et l’inculcation idéologique (éducation, formation, information, publicité…) en constituent deux autres et non des moindres dans la division capitaliste du travail, notamment pour ce qui nous préoccupe ici, puisqu’elles participent de la question tabou que le raffut mondain autour de la mort de Henri Weber nous incite à soulever : à quelles conditions ces «agents dominés de la domination», pour reprendre la définition du sociologue Pierre Bourdieu, que sont, entre autres, les membres de l’intelligentsia que l’on qualifiait naguère de progressiste, en viennent-ils à intégrer les rangs des dominants à plein temps ? Autrement dit, pour simplifier, comment un néo-petit bourgeois détenteur d’un capital intellectuel (scolaire, culturel et relationnel) conséquent peut-il devenir bourgeois, au-delà de la connivence entre la PBI et la bourgeoisie devenue de plus en plus patente avec l’effacement de ce qu’on appelait le «mouvement ouvrier» qui faisait en quelque contrepoids à cette attirance réciproque ? Cela bien sûr en l’absence d’une révolution débouchant sur l’avènement d’un capitalisme d’État qui ferait des «capitalistes du savoir», comme le révolutionnaire polonais Jan Waclav Makhaiski appelait les petits bourgeois lettrés radicalisés de l’époque, une bourgeoisie bureaucratique, comme cela s’est produit dans les pays du «socialisme réel»[2]. À cet égard, la pluie d’éloges post-mortem dont a bénéficié Henri Weber peut nous aider à y voir plus clair sur ce qui peut apparaître à première vue comme une énigme insoluble si on laisse de côté les banalités habituelles plus ou moins moralisantes à propos de la personnalité ambitieuse et peu scrupuleuse sur le pan éthiques de tel ou tel individu.
À tout seigneur tout honneur, voyons tout d’abord le communiqué émanant du temple Jupitérien pour saluer la mémoire du défunt. S’il n’a pas été pondu par le locataire des lieux lui-même mais probablement par l’un ou plusieurs de ses chargés de com’, il a du moins reçu son aval. Sa longueur est déjà significative — plus d’une page entière —, mais la place manque pour le reproduire dans son intégralité. Malheureusement car, vu son origine, ce panégyrique est véritablement anthologique. La phrase introductive est assez banale, encore qu’elle eût pu être plutôt rédigée par un cacique du PS : «Avec le décès d’Henri Weber, c’est à la fois un acteur et un penseur de l’histoire de la gauche qui disparaît, lui qui fut l’un des visages de mai 68 et qui était devenu une grande voix du Parti socialiste»[3]. En revanche, la conclusion, passe-partout elle aussi, ne laisse aucun doute sur l’identité ce celui qui l’a faite sienne : «Le Président de la République salue une grande figure politique qui alliait la force de l’engagement et la subtilité de la pensée, un esprit libre, généreux et européen. Il adresse à son épouse Fabienne, ses enfants, ses proches et tous ses compagnons en politique ses sincères condoléances. » Qui aurait cru que le fondé de pouvoir politique en chef du capital dans l’hexagone puisse assumer pareil «salut» alors que les «compagnons en politique » du défunt, ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier, vouent la «macronie» aux gémonies ! Néanmoins, c’est le reste de l’homélie présidentielle qui retient le plus l’attention car elle est parsemée de morceaux de bravoure révolutionnaire non dépourvus de qualité littéraires — si l’on apprécie le style pompier — qui nous ramènent aux discours des dirigeants du PCF d’antan devant le mur des Fédérés. En voici un extrait: «Sa génération est en ébullition. Avec ses camarades, Weber enflamme les débats et échauffe les esprits, soufflant sur les braises de la révolte pour faire exploser les idées et les élans qui couvent dans les universités. Au sein de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) nouvellement créée. […] Il devient l’un des leaders de Mai 68, de ceux qui passent leurs journées dans les amphithéâtres à échafauder un monde meilleur et leurs nuits dans les rues à édifier des barricades.» À l’époque, le préfet de police proto-fasciste Didier Lallement n’était pas là pour refroidir l’ardeur des manifestants par une répression à la hauteur de cette «ébullition». Il est vrai que ceux-ci n’étaient des gueux revêtus de jaune, mais «la future élite dirigeante» comme le signalera le Premier ministre Georges Pompidou au général de Gaulle à propos des «agités» qui occupaient la Sorbonne[4]. Mais c’est, comme il fallait s’y attendre, le ralliement de ce transfuge de la «contestation» soixante-huitarde à une vision plus apaisée du changement social qui inspire le plus le barde élyséen comme en témoigne le lyrisme de la tirade qui suit : «Néanmoins, le rebelle, peu à peu, s’assagit. Il ne baisse pas le poing mais il remise les pavés et c’est désormais sa plume qu’il brandit avec le plus d’ardeur. Contre les grands soirs qui flamboient en mettant les sociétés à feu et à sang, contre les totalitarismes où les idéaux des uns écrasent la liberté des autres, il choisit résolument la voie du réformisme et de la social-démocratie. Sa pensée rouge se teinte progressivement de rose»[5].
Quittons maintenant les hauteurs élyséennes, sans le faire néanmoins tout à fait puisque le prédécesseur de Emmanuel Macron au «château», François Hollande, ne pouvait se dispenser d’ajouter des compliments de son cru pour célébrer la mémoire d’un conseiller qui, s’il n’a pas été très écouté durant un quinquennat où le «socialisme» achèvera de se dissoudre dans le néo-libéralisme, avait tout de même contribué, en maintenant vaille que vaille l’image «sociale» affadie du PS, à la victoire de son candidat à l’élection présidentielle de 2012. «Henri Weber était une grande et belle figure de la gauche, déclame l'ancien président de la République. Il ajoutait à son érudition une clarté d’analyse, un goût de l’action et une fraîcheur militante avec un humour joyeux qui enchantait jusqu’à ses contradicteurs». Le portrait est flatteur comme l’exige le genre «nécro», mais il correspond pour une fois assez bien à la réalité. Chose assez rare, en effet, parmi des politiciens de la gauche institutionnelle ayant jeté aux orties leurs idéaux révolutionnaires de jeunesse, H. Weber avait gardé les traits de caractères juvéniles où le sens de l’organisation et les talents oratoires faisaient bon ménage avec l’humour, qui séduisaient les militants de la JCR[6]. Premier ministre failli du précédent, Jean-Marc Ayrault se devait de joindre sa larme attendrie au chœur des pleureuse : «Henri Weber était une grande figure de la gauche, un homme chaleureux, attachant, toujours disponible pour le débat et l’échange. Il croyait avec force aux valeurs de la gauche et se battait sans cesse pour qu’elle continue de porter un espoir en répondant aux défis de notre temps». En un mot, exactement l’inverse de la trace, vite effacée, que laissera dans l’histoire l’ancien maire de Nantes. Malgré sa décision de «se mettre en retrait de la vie politique» à la suite du score lamentable obtenu aux dernières élections européennes par Génération.s, mouvement «bobo-sociétal» grâce auquel il escomptait «régénérer la gauche», Benoît Hamon n’a pu s’empêcher de faire entendre sa voix, pleurnicharde, à cette occasion : «Je t'entends encore décrypter et argumenter inlassablement à Solférino. Je te vois face à moi rigolant devant une bavette et un verre de rouge à Strasbourg. Du trotskisme au socialisme, tu fus toujours un métronome ou une plume respectés. Henri, tu n'es plus et je suis si triste».
Passons vite car ils ne méritent pas plus et nous éloigneraient du sujet, sur d’autres personnalités «degôche» de moindre envergure qui se sont empressées de tenir virtuellement les cordons du poêle pour qu’on ne les oublie pas, tel Olivier Faure, l’actuel patron transparent du PS, ou Anne Hidalgo, la maire «socialiste» de Paris qui continue sans défaillir à livrer la capitale au capitalisme immobilier. Deux d’entre elles, néanmoins, qui mériteraient chacune une palme de la crapulerie, valent la peine de s’y arrêter un instant. Rescapées elles aussi du gauchisme, elles étaient restées des amies de longue date de H. Weber, partageant avec celui-ci une allégeance de moins en moins dissimulée à l’ordre bourgeois. «C’est une des légendes de la gauche qui s’en va et sa disparition m’emplit d’une grande tristesse», a réagi auprès de l’AFP Jean-Christophe Cambadélis, hiérarque du PS qui se plaisait souvent à communier sur les tribunes de conserve avec lui dans l’eurobéatitude la plus complète. À leurs yeux, en effet, l’Europe n’était «pas un projet institutionnel, mais une ambition civilisationnelle». Venu d’une autre secte trotskiste, l’AJS[7] «lambertiste» rivale et parfois ennemie de la JCR, cet ancien apparatchik de l’UNEF-ID[8] qu’il a fondée, condamné deux fois pour emploi fictif, copain également avec Dominique Strauss-Kahn, J-C Cambadélis est l’un des capos d’une mafia de francs-maçons où l’on retrouve des petits notables parmi les plus rances du PS, tels Julien Dray, Stéphane Fouks, Alain Bauer, Jean-Marie Le Guen ou Patrick Menucci. Ce qui confirme que H. Weber avait plusieurs cordes à son arc pour mener à bien le combat de sa vie. Car, au «pays des droits de l’homme», il est difficile voir impossible de parvenir au faîte de la gloire en politique sans ce type d’appui «républicain». L’autre individu, aussi peu recommandable que J-C Cambadélis, qui a également bénéficié de l’amitié durable de H. Weber est le cinéaste raté et prétentieux — l’un expliquant l’autre — Romain Goupil. Ex-leader lycéen de la révolte soixante-huitarde puis militant de la LCR, il est l’équivalent français de Daniel Cohn-Bendit avec lequel il est d’ailleurs comme cul-et-chemise. Qui se ressemble s’assemble : même ralliement honteux au macronisme, même agressivité et même vulgarité face à leurs contradicteurs sur les plateaux de télé, avec la grossièreté en prime, pour R. Goupil. Ce qui ne fait que donner plus de sel aux quelques mots nostalgiques égrenés par cet imposteur doublé d’un bouffon à la mémoire du transfuge décédé : « Henri, c’était mon frère choisi. “Mourir à 30 ans” (documentaire égocentrique de R. Goupil réalisé sur son quotidien de militant) ne conjure pas le drame de mourir maintenant », a t-il finement ajouté, mais pour nous Henri restera éternel ».
Si le terme de «transfuge» a été utilisé pour définir le parcours de H. Weber, ne n’est pas seulement au sens politique ou politicien, mais aussi et surtout au sens sociologique de passage d’une classe à une autre. Sans doute est-il assez difficile d’identifier le moment où il s’est effectué, si tant est qu’une telle mutation puisse être datée avec précision, mais le résultat est là : H. Weber a bel et bien intégré les rangs de la classe dirigeante, non plus comme le serviteur classieux mais parfois honteux qu’il a pu être au début de sa résistible ascension, mais en tant que partie prenante et agissante sans complexe de la domination bourgeoisie. Plutôt de recourir aux décorticages théoriques plus ou moins sophistiqués qui sont d’usage en milieu académique pour examiner les conditions, les modalités et les contradictions propres à pareille métamorphose, avec les inévitables considérations sur la dialectique entre reproduction et mobilité sociales, on fera directement appel, sans souci de la bienséance universitaire, aux mots griffonnés en légende derrière quelques photos de H. Weber par une personne qui le considérait comme l’un des siens : Carla Bruni.
«RIP[9] Henri Weber. Tu es parti retrouver tes anges. Mon cœur est avec Fabienne et avec les enfants.» L’ex-mannequin-chanteuse-première dame de France n’y est donc pas allée de main morte pour se joindre au chœur endeuillé qui rendait hommage au défunt, et, surtout, exprimer ses condoléances à sa femme. Le tout répercuté par les médias avec l’assentiment de cette dernière. Il faut dire, après tant d’autres, que la productrice Fabienne Servan-Schreiber, compagne puis épouse de H. Weber, est l'image même de la réussite, réussite qui n’est évidemment pas étrangère par ricochet à celle de son mari. Famille aisée, succès professionnels dans l’audio-visuel, engagement politique «sociétal» à défaut d’être social, cette femme énergique et avisée est une parfaite incarnation du «Tout-Paris» et de la «gauche caviar». De par ses relations familiales ou/et de travail, elle a ses entrées dans toutes les sphères d’influence du complexe médiatico-culturel. On comprend dès lors que la presse people, de Gala à Closer en passant par Purepreople, se soit ruée sur le décès d’un homme pourtant inconnu du grand public, comme elle l’avait fait, toutes choses égales par ailleurs, lors de la mort de Grace de Monaco, de la princesse Diana ou de Romy Schneider. Sans doute Carla Bruni avait-elle oublié ses plaisanteries douteuses sur le corona virus dont celui-ci est défuncté, lorsque, deux mois auparavant, elle s’était laissée filmer au cours d’une «party» entre gens huppés, en train de se gausser à voix haute des mesures de protection contre la pandémie, allant jusqu’à tousser bruyamment à la figure de quelques invités. Peu importe car ce qui doit retenir l’attention, c’est moins sa tristesse, réelle ou feinte, causée par la mort du dignitaire fabiusien que sa solidarité spontanée et sûrement sincère avec sa femme éplorée, qu’elle a tenu à rendre publiques. Solidarité entre épouses mais surtout de classe fonctionnant à plein régime, celui de la Ve République, si l’on peut dire, entre deux personnes appartenant à la grande bourgeoisie.
Cette alliance matrimoniale scellée entre le fils prometteur sinon prodige d’une famille de la petite bourgeoise traditionnelle émigrée de Pologne devenu cacique s’un parti de gouvernement et l’une des filles en vue de la dynastie des Servan-Schreiber symbolise on ne peut mieux l’alliance de classes implicite nouée de nos jours entre les fractions éclairées et innovantes de la bourgeoisie et les franges supérieures de la PBI, quelle que soit leur sensibilité politique, comme on dit. Elle explique pourquoi la disparition de H. Weber a fait l’objet d’une si touchante unanimité dans la déploration de la part de gens venus d’horizons idéologiques les plus divers, si l’on excepte l’extrême-droite et la droite le plus réactionnaire, mais occupant toujours des places de choix dans la hiérarchie sociale. À la différence, cependant, de la plupart des arrivistes arrivés venus de l’extrême-gauche qui ont réussi à se hisser aux sommets de l’État, H. Weber a pu de surcroît, grâce à son amitié avec L. Fabius et sa relation amoureuse avec une riche héritière, mener le train de vie d’un bourgeois à part entière. Sans doute les sinécures «républicaines» offertes au sénateur puis au parlementaire européen sur le dos des contribuables n’y ont pas peu contribué. Mais qui, pour ne mentionner que deux de ses initiatives qui firent beaucoup jaser dans le landerneau des salons parisiens, aurait pu, sans ressources beaucoup plus conséquentes, louer le Cirque d’Hiver à deux reprises, une première fois pour faire ses «adieux à la militance révolutionnaire» en invitant à dîner le gotha de l’intellocratie progressiste, une seconde fois pour célébrer, avec encore plus de fastes — pas moins de 800 invités dont une tripotée de grands bourgeois en vue — l’accomplissement marital de sa relation avec Fabienne-Servan-Schreiber ? Nul doute que ces agapes dispendieuses n’auraient jamais pu avoir lieu sans la fortune familiale de cette dernière et le soutien financier de ses amis. Deux soirées mondaines au Cirque d’Hiver en guise de prise du Palais d’Hiver ! On a les grands soirs que l’on peut, diront les aigris et les envieux.
Cela ne devait pas néanmoins empêcher les lendemains de chanter. Bien au contraire. Qui trouvait-on parfois dans le cercle d’amis rapprochés du couple Fabius-Castro[10], lorsque celui-ci était Premier ministre, un jour à l’hôtel Matignon, un soir dans leur appartement face au Panthéon, le week-end à la Lanterne, leur résidence secondaire passagère dans le parc de Versailles ? Des ex-soixante-huitards, dont H. Weber soi-même, qui, paraît-il, «préparaient ses discours ou sa politique de communication»[11]. Une tâche dont s’acquittait avec maestria ce théoricien prolixe, organisateur hors-pair et orateur sémillant du triumvirat trotskiste qu’il avait formé avec Alain Krivine et Daniel Bensaïd, qui, de Jeunesse Communiste Révolutionnaire en Ligue Communiste Révolutionnaire, s’était voulu en France l’«aile marchante de la troisième tendance» du socialisme à construire, entre la stalinienne, trop bureaucratique, et la maoïste, trop rustique. Pendant une bonne dizaine d’années, ce prophète désarmant[12] avait prodigué d’innombrables essais, articles et appels à la mobilisation contre le capitalisme et ses abominations. En tête de manifs ou sur les tribunes de meetings, il incarna avec humour et élégance cette intelligentsia hexagonale qui voulait «rejoindre les rangs de la classe ouvrière» à condition, bien sûr, de pouvoir parader devant. Mais l’universitaire qu’il était finit par l’emporter sur le révolutionnaire qu’il croyait être, comme si la sociologie avait pris à la longue le dessus sur l’idéologie.
Un changement de cap prévisible
C’est justement la sociologie, puis la philosophie politique dont il faisait profession, à Vincennes (Paris VIII) l’agitée d’abord où il avait été recruté comme enseignant sur recommandation du philosophe anticommuniste Michel Foucauld[13], puis à Saint-Denis l’amortie ensuite, qui l’amena à se pencher, non plus sur les classes laborieuses, mais sur leur ennemi héréditaire : le patronat. Et c’est alors que la vérité jaillit du puits (de science) : on peut être patron et néanmoins homme. Il ne forme qu’une seule et même personne, et non cet être hybride, sorte de Janus bifrons dont l’un serait «la quintessence du capitalisme, patron sévère et autoritaire», et l’autre pour qui «tout était affaire de morale», comme l’écrivait à propos du banquier et industriel Jean Riboud — proche du président F. Mitterrand et ami également du couple H. Weber-F. Servan-Schreiber) — Serge July dans l’un de ses articles hagiographique serviles dont il avait le secret depuis la dissolution de la Gauche prolétarienne pour embrasser avec empressement, tel un fraîchement converti, la cause de l’«économie de marché», en tant que éditorialiste et chroniqueur. «Les patrons gagnent à être connus», confiera de son côté H. Weber à ceux qui s’étonnaient de son intérêt soudain pour l’adversaire de classe d’hier. Phrase lapidaire qui peut être diversement interprétée. Gagneraient-ils à être connus par H. Weber ? Ou celui-ci gagnerait-il à être connu et surtout reconnu par eux ? Son parcours ultérieur fournit, comme on l’a vu, la réponse. Il symbolise on ne peut mieux l’arrivée, simultanément à celle de la deuxième droite au pouvoir, de ces gagneurs venus d’ailleurs appelés à «faire prendre une France d’avance», pour reprendre un slogan favori de Laurent Fabius à l’époque. Non content d’entreprendre la confection d’une monumentale histoire… du patronat, H. Weber a rejoint les rangs de ceux dont il conte la saga dans l’hexagone[14]. D’où cet éloge des dirigeants modernistes du CNPF qui «ont désormais mis l’imagination stratégique au pouvoir et jouent le rôle d’une force de proposition et d’innovation». N’incitent–ils pas à la révolution des mentalités «à partir de la popularisation d’expériences de mobilisation collective dans l’entreprise»[15] ?
Ce détournement du langage gauchiste par l’ex-idéologue et organisateur de la Ligue communiste révolutionnaire laissa son interviewer quelque peu rêveur. Il n’avait sans doute pas compris que la mutation politique de son interlocuteur impliquait de sa part une mutation linguistique dans l’expression de ses opinions. Les affreux exploiteurs, vils profiteurs et autres extorqueurs sans scrupules de plus-value s’étaient transformés en créateurs de richesses sympas. Et tout cela par la magie du verbe de l’un de ces nouveaux petits bourgeois qui revendiquaient haut et fort «maintenant» leur appartenance à la nouvelle race des conquérants.
Dans la liste des adieux au défunt, on ne peut bien sûr omettre ceux exprimés par le NPA, héritier politico-idéologique assez lointain de la JCR. Mais nous les avons gardé pour la fin parce que cet éloignement ouvre sur l’avenir. Il laisse en effet entrevoir un rapprochement possible dans un futur plus ou moins proche des responsables bien assagis de ce parti avec, entre autres, les citoyennistes de la France insoumise, les escrologistes européistes Verts, les rescapés du PS et quelques «mouvements» de circonstance du genre Génération.s, au sein d’une coalition de «résistants» au macronisme. En ce cas, en anticipant ce glissement éventuel du NPA vers une néo-sociale-démocratie, H. Weber aurait fait figure de précurseur. En attendant, le parti s’en est tiré dans un premier temps avec une pirouette, un peu maladroite à vrai dire, en établissant une ligne de séparation nette, aussi commode que simpliste, entre le H. Weber «révolutionnaire» dont on exaltera le rôle majeur à la tête de l’« avant-garde» étudiante, et le H. Weber réformiste, au sens social-démocrate d’abord, puis néo-libéral ensuite, sur lequel on se gardera d’autant plus de s’attarder que le PS dont il était devenu l’un des notables avait connu au cours des deux dernières décennies une dérive droitière accrue qu’il n’avait cessé de cautionner du social–libéralisme vers le sociétal-libéralisme. Ainsi a t-on braqué le projecteur sur les exploits du dirigeant de la LCR tout en maintenant un quasi-black-out sur les accommodements du dignitaire du PS avec la classe possédante avec laquelle il avait désormais plus que d’autres directement partie liée. Soit une dizaine d’années de contestation active de l’ordre établi contre trois décennies à son service. Il n’est, pour s’en convaincre, que de lire une nécro publiée à la va-vite sur le site de l’orga. peu après le décès du renégat demeuré malgré tout le «camarade». La conclusion en résume le propos : «Aujourd’hui nous laisserons l’éloge de son renoncement aux chantres de l’air du temps. C’est le Henri du combat pour l’émancipation que nous pleurons, le camarade Tisserand ou Samuel[16], celui avec qui nous foulions le pavé de Paris, La jeune garde en bandoulière, celui qui chantait l’Internationale avec Jacques Higelin, celui de la jeunesse dont Liebknecht disait qu’elle était la flamme de la révolution.» Certes, la flamme de la révolution autrement qu’en paroles s’est éteinte au NPA si tant est qu’elle ait été rallumée lorsqu’il a pris la place d’une Ligue communiste révolutionnaire à bout de souffle idéologique, déjà à l’écoute, non plus «des masses», comme jadis, mais des sirènes du légalisme et du parlementarisme.
Il fallait cependant profiter de l’occasion pour sauver les apparences et tresser au trépassé des couronnes suffisamment remplies d’épines pour que l’hommage à lui rendre soit mobilisateur pour les lecteurs, militants ou sympathisants du NPA et donc bénéfique pour celui-ci, sans prendre pour autant l’allure d’une absolution qui aurait été à l’encontre du but de l’opération. La tâche est délicate et elle ne pouvait être dévolue qu’à une pointure en matière de connaissance historique et de théorie critique. En fait, ils seront deux à s’y coller dans un long papier, avec écriture «inclusive» à la clef, publié par Contretemps, «revue de critique communiste» d’inspiration néo-trotskiste: l’historienne normalienne Ludivine Bantigny, ex-militante du NPA, dérivant allègement depuis quelque temps vers des positions défendues par les anarchoïdes[17], et le sociologue «sciences-po» pur jus proche du NPA, Ugo Palheta, qui entrevoit un peu partout jusqu’à l’obsession la «possibilité du fascisme» en dotant ce terme d’une étonnante polysémie[18]. La problématique de l’article en annonce la portée et les limites : « Comment Henri Weber, abandonnant le marxisme révolutionnaire, en est-il arrivé là ?» Concernant ce «là», le mérite des auteurs est de ne rien dissimuler de l’extrémité à laquelle H. Weber avait poussé son ralliement à l’ordre capitaliste, comme si, avec l’âge, il en était venu à perdre le sens des limites. Peu de mois avant sa mort, il « en appelait une nouvelle fois à un “compromis historique entre le salariat, le patronat et l’État” », refusant « la “culture de l’affrontement” – luttes sociales, grèves, manifestations, mouvements, soulèvements – devenue un “handicap”» à ses yeux. « Au cœur de la grève, pour empêcher la contre-réforme des retraites, signalent L. Bantigny et U. Palheta, il prônait “un compromis dynamique avec la CFDT et l’UNSA” ». Ceux qui ne le savaient pas apprendront aussi que H. Weber félicitait E. Macron, qu’« il voyait en homme de gauche», pour avoir « “su maîtriser le mouvement des Gilets jaunes” en dissociant les “modérés” des “extrémistes” et autres “ ultras” qui demandaient sa démission et de nouvelles élections ». Et que « d’après lui, la répression avait visé les seconds : “une répression sans faiblesse, sinon sans bavures, légitimée par les exactions spectaculaires des “black blocs” ». Toujours selon H. Weber, Macron avait su « animer le “Grand débat”, auquel ont participé des foules dix fois supérieures à celles que mobilisaient les Gilets jaunes au même moment ». Indignés, les deux chercheurs ajoutent que « Henri Weber approuvait encore le vocabulaire macroniste, cet ensemble de mots passe-partout vidés de leur sens qui ramène la politique à un pur exercice publicitaire» et même qu’«il voyait Macron en “homme de gauche” ».
Faut-il parler seulement d’«aberration» à propos de ces tête-à-queue idéologiques, comme le font L. Bantigny et U. Palheta qui se refusent apparemment à émettre l’hypothèse un aveuglement lié à une sénilité précoce ? Encore que « la carte usée jusqu’à la corde du juste milieu » que jouait H. Weber soit une pratique éprouvée que maints Ratisgnac de la politique politicienne ont mis en œuvre à un âge précoce, à peine leurs études universitaires terminées et même avant. Toujours est-il, que parvenu à un âge déjà avancé, H. Weber n’a pas hésité à énumérer « tout ce à quoi Macron est censé s’opposer», jouant «entre d’un côté le «nationalisme de repli, xénophobe, populiste, autoritaire, réactionnaire, de l’extrême droite et de la droite extrême, ou encore l’«archéo-libéralisme économique et social-sadisme de la droite néo-thatchérienne de LR», et de l’autre le “catastrophisme et irénisme de l’extrême gauche” pétrie de “passions tristes” (“ressentiment, colère, haine”) ». Signalons quand même au passage qu’à l’instar des «antifas» anarchoïdes, le socio-politologue U. Palheta recourt souvent à la première série de qualificatifs dépréciatifs pour amalgamer vite fait le populisme de droite au fascisme qu’il voit poindre ici et là dans la période actuelle. Et qu’il est d’usage parmi les renégats de l’extrême-gauche de brûler ce qu’ils ont adoré avec la même ardeur dans les deux cas, comme en témoigne la vindicte hargneuse d’un D. Cohn-Bendit à l’égard ceux qui sont restés fidèles à leur convictions. Que H. Weber, en soit arrivé, « pour terminer », à en appeler à « la formation “d’un grand parti centriste” dont les conditions d’institution lui semblaient réunies désormais, en saluant l’alternance des “partis responsables” », ce n’est là somme toute que l’aboutissement logique de presque tous les compromis qui se sont succédés entre la vraie droite et la fausse gauche au cours de l’histoire récente.
Ce qui précède n’est que la partie de l’article consacrée au versant négatif de la carrière de H. Weber, par contraste avec son versant rendu lumineux par « ses engagements passés et sa contribution au marxisme révolutionnaire ». Une luminosité que notre duo s’emploie ensuite à mettre en valeur avec d’autant plus d’énergie qu’elle ne peut que rejaillir rétrospectivement sur le NPA dont ce fondateur de la JCR eût pu demeurer, aux côtés A. Krivine et D. Bensaïd, un compagnon d’armes prestigieux s’il n’avait pas trahi. Or, c’est ici que l’article atteint ses limites si l’on cherche à savoir, pour en tirer des conclusions politiques, ce qui a déterminé ce passage de H. Weber à l’ennemi. La suite, en effet, n’est qu’une série de longs développements qui ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà sur les effets négatifs pour les classes populaires d’une « alternance » politicienne sans alternative politique qui a permis au capitalisme d’imposer son cours néo-libéral sans rencontrer beaucoup de résistance. Une fois la lecture de l’article terminée, ce qui a conduit H. Weber à passer de la lumière du combat émancipateur à l’ombre de la collaboration de classes reste un mystère. Noyées dans le texte, seulement trois interrogations successives restées sans réponses des auteurs sont censées aider à le dissiper : « Est-ce ce constat d’un réformisme profondément ancré, entretenu encore par des organisations syndicales de plus intégrées au fonctionnement du système, qui va pousser Henri Weber à s’éloigner peu à peu de la voie révolutionnaire ? Est-ce l’épuisement d’un cycle militant personnel ? La déception devant l’impossible unité des organisations révolutionnaires ou leur incapacité à peser sur le cours des choses ?» Le mot «trahison» n’est pas prononcé, sans doute pour que la mémoire H. Weber n’en ressorte pas un peu trop ternie alors que c’est celui qui a priori pourrait spontanément venir à l’esprit bien qu’il n’explique rien. Plus léger, c’est le terme «volte-face» qui a été préféré par les deux auteurs, lesquels escamotent toutefois l’essentiel en reportant sur la psychologie personnelle d’un individu un changement de cap politico-idéologique inscrit dans les contradictions structurelles qui traversent sa classe d’appartenance — et la nôtre, cela va de soi — et aux ambiguïtés qui en découlent dans le comportement de ses membres. Ce sont sans doute elles qui, portant à son paroxysme le confusionnisme idéologique qui en résulte fréquemment, ont amené H. Weber «jusqu’à citer Marx et Macron dans le même paragraphe», positivement, bien sûr, comme le relève le tandem Bantigny-Palhema, «peut-être, supputent-ils, afin de laisser imaginer une introuvable cohérence entre ses engagements passés et présents». Autant dire que si «volte-face il y eut, il ne fut pas «néo-libéral», pour rependre l’intitulé d’une partie de l’article, mais bel et bien néo-petit bourgeois.
On en trouve une autre preuve dans ce que H. Weber confiait à l’Agence France-Presse en 2018 pour fêter à sa manière le cinquantenaire de mai 68, qui a le don de provoquer l’ire de L. Bantigny et U. Palheta : «Le mouvement de 68 a été une grande poussée démocratique et libérale — au sens politique et culturel du terme : on s’en prend à toutes les formes de discrimination. » Et à l’exploitation aurait-il pu ajouter si son appartenance à un parti qui n’avait fait que contribuer à la prolonger, voire à l’aggraver, ne l’en n’avait pas dissuadé. «C'est aussi une grande poussée hédoniste, contre le puritanisme et la morale rigoriste», avait-il complété. Or ce genre d’appréciation est précisément celle que L. Bantigny, tout particulièrement, s’est attachée à pourfendre avec acharnement dans un gros livre très documenté destiné à contrer l’entreprise de «dénigrement» et de «disqualification» à laquelle se livraient alors de mauvais esprits qui réduisaient l’«événement mai 68» au coup d’envoi d’une «révolution sociétale» dont le néo-libéralisme était sorti renforcé[19]. Venant de l’un des acteurs et même des metteurs en scène qui s’était le plus distingués au cours de cette séquence historique spectaculaire, cette négation de la «puissance créatrice» et de la «force des projets politiques» que portait, selon L. Bantigny, un «mouvement d’émancipation» vis-à-vis duquel elle affirme avec conviction «se sentir en dette» est chose insupportable proche du sacrilège. Pourtant, on peut créditer H. Weber d’une certaine lucidité, sans oublier le cynisme qui l’accompagnait, quand on découvre cinquante ans plus tard les «mondes possibles» placés sous le signe consensuel du «commun» dont cette «période passionnante» était grosse, tels que décrits et traduits en actes par les anarchoïdes qui ont pris le relais. A cet égard, on pourrait pour résumer la morale de l’histoire paraphraser le titre de l’ouvrage de L. Bantigny : «De grands soirs en Lundi matin»[20].
Les héritiers français autoproclamés d’octobre 1917 avaient cru discerner dans la révolte étudiante de mai 68, combinée avec «la plus grande grève générale de l’histoire des luttes de classes en France», une «répétition générale» de la révolution à venir qui devait évincer la bourgeoisie du pouvoir[21]. Mais le fiasco par lequel s’était soldé ces quelques jours censés ébranler le monde avait mis un point final à leurs espérances révolutionnaires. Cependant, les plus persévérants et tenaces d’entre eux ne s’en tinrent pas moins à la ligne suivie par les petits bourgeois de l’intelligentsia russe passés au bolchevisme: parler au nom des «petites gens» pour devenir grands. Ils le firent au sein de partis de gauche, l’un nouveau dans le cas du PS, l’autre partiellement renouvelé dans le cas du PCF qui n’avait plus de «communiste» que le nom, auxquels on peut adjoindre le PSU[22] qui sera ensuite absorbé en partie par le premier. Dans la perspective d’une «union de la gauche» à construire, ils préparaient la relève de ceux de droite, mais leur horizon «réformiste» ne permettait pas aux ex-gauchistes qui avaient réussi à se glisser dans leurs instances dirigeantes ou à proximité, de continuer à caresser l’espoir de se substituer à la bourgeoisie comme nouvelle classe dirigeante. Quant à parvenir à en faire partie à force de prendre parti pour elle, il ne fallait pas y songer. Pour qui n’appartient pas à une famille bien née, l’accès était verrouillé. Sauf pour Henri Weber. Grâce à l’aide de son «ami proche» Laurent Fabius conjuguée avec «l’amour de sa vie» Fabienne Servan-Schreiber, l’un et l’autre issus de lignées bourgeoises, H. Weber a pu réaliser le rêve ultime inavoué de tout néo-petit bourgeois pourvu d’ambitions qui se respecte : intégrer les rangs de l’élite bourgeoise pour devenir de plein droit l’un de ses membres à part entière.
Jean-Pierre Garnier
[1] Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Agone, 2014
[3] «Décès de Henri Weber», Communiqué de l’Élysée du 27 avril 2020
[4] Sur la lucidité de Georges Pompidou à propos les «événements» de mai 68, nous renvoyons à la première partie de notre petit ouvrage, Émanciper l’émancipation (Éditions critiques, 2018)
[5] On peut se demander, au vu de ce qui précède et de la précision des informations tirées de la biographie de H. Weber qui parsèment ce communiqué, si quelque autre renégat de la JCR ou de la LCR n’aurait pas figuré parmi les communicants du président.
[6] Jeunesse communiste révolutionnaire
[7] Alliance des Jeunes pour le Socialisme
[8] Union nationale des étudiants de France – Indépendante et démocratique.
[9] RIP : Requiescat in pace, pour les athées.
[10] Françoise, première épouse de Fabius, productrice de films comme celle de H. Weber, et non l’architecte Roland, preux chevalier de l’opportunisme multicarte tous azimuts. Revenu de ses errements «mao-spontex» de leader d’un groupuscule gauchiste dont le slogan «Tout de suite !» résumait l’idéal, il fut tour à tour grand ordonnateur de la «reconquête des banlieues» pour le compte du prince florentin François, boîte à idées pour le Grand Paris de Sarkozy et rallié de la dernière heure à Émmanuel Macron lors de la présidentielle de 2017.
[11] Le Monde, 25 octobre 1985.
[12] Référence en forme de private joke à l’intitulé du deuxième tome de la biographie de Trotsky rédigée par l'historien anglo-polonais… trotskiste Isaac Deutscher: Le prophète désarmé (UGE, coll.10/18,1959 ; rééd. Omnibus, 1996)
[13] Michel Foucauld fit partie du groupe d’enseignants qui avaient été contactés et consultés par le Premier ministre Georges Pompidou et le ministre de l’Éducation Edgar Faure avec pour visée, selon les dires — off the record — du premier, de « créer pour les gauchistes, une cour de récréation dans un bois où les gauchistes feront leur révolution entre eux, afin qu’ils nous fichent la paix dans la rue». Une fonction que remplit toujours avec une remarquable continuité ce Centre universitaire expérimental (appellation d’origine de Paris VIII).
[14] Henri Weber, Le Parti des Patrons : le CNPF (1946-1986), éditions du Seuil, 1986. Édition de poche augmentée, 1991.
[15] Henri Weber, entretien, L’Événement du jeudi, 9-15 janvier 1986
[16] À l’époque, les gauchos affectionnaient les pseudos pour s’auto-convaincre du caractère subversif de leurs activités.
[17] Jean-Pierre Garnier, Les anarchoïdes : un possibilisme new look ?, Militant, 2020
[18] Ludivine Bantigny, Ugo Palheta, 14 mai 2020 - De la révolution à la contre-réforme néolibérale. Henri Weber (1945-2020)
[19] Ludivine Bantigny, De grands soirs en petits matins, Seuil, 2018
[20] Lundi matin : site internet préféré des anarchoïdes, qui leur sert de bible. Cf. note 17
[21] Daniel Bensaïd, Henri Weber, Mai 68 : une répétition générale, Éditions Maspero, 1968
[22] Parti socialiste unifié