Remarques sur les médias du 18 janvier
Hier, samedi 18 janvier, le journal de France 2 de 20 h traitait de 12 sujets :
1. Sept de ces sujets étaient des sujets d'actualité :
"Emmanuel Macron : une soirée au théâtre perturbée"
- "Opérations coup de poing : une nouvelle forme de revendication ?"
- "Grève à la RATP : le bout du tunnel ?"
- "Gilets jaunes : une fin de manifestation mouvementée"
- "Éducation : les premières épreuves du nouveau bac reportées"
- "Incendies en Australie : quels facteurs déclenchent les incendies en série ?"
- "En Californie, la ville de Paradise, théâtre d'un incendie dévastateur, se prépare à l'été."
2. Les cinq autres sujets étaient des sujets "anecdotiques" ou "tendance", du type de ceux qui font l'ordinaire des journaux télévisés de Jean-Pierre Pernaut sur TF1. Je cite les trois premiers, car c'est aux deux autres que je consacrerai mes observations : "Tendance : louer ses meubles, une solution commode" - "Fabriqué en France" : des produits plébiscités ?" - "Musique : ils reprennent leurs groupes favoris."
3. Les deux sujets restants avaient pour titres : "Meghan et Harry : ils renoncent à leurs titres royaux" et "Grand format : Saint-Pétersbourg, dans le tourbillon des bals russes".
Remarque 1. Aucun des sujets possibles de politique étrangère : guerre civile en Libye, manifestations au Liban, tensions Iran - États-Unis (et toutes relations extérieures de l'Iran), Brexit, etc., n'a été traité, alors que c'est plutôt le cas dans le journal du soir, contrairement à celui de 13 h. Et je n'évoque même pas les sujets structurels, qui peuvent à tout moment fournir de solides sujets : l'Amérique latine (et, au sein de celle-ci, le Chili et le Venezuela, la Corée du Nord, Hong Kong, l'Irak...)
Remarque 2. A cet égard, les deux sujets ayant pour siège des pays étrangers (l'Australie et la Californie) sont moins à ranger sous la rubrique de la "Politique étrangère" que sous celle des "catastrophes", vieille, très vieille rubrique remontant aux gazettes d'Ancien Régime, friandes du spectaculaire, de l'inhabituel, de l'effrayant et de l'horrible. [Et à susciter chez les téléspectateurs la peu charitable pensée du "Suave mari magno..."].
Remarque 3. Ces deux sujets ("Meghan et Harry" et "Les bals de Saint-Pétersbourg") témoignent d'une fascination - à tous égards déplacée - pour l'Ancien Régime. Qui est, en effet, ce prince "Harry" (qui s'appelle en fait Henry, comme huit rois d'Angleterre) ? C'est le second fils de Charles, prince de Galles, actuel héritier de la couronne. Le prince Henry, dans le protocole, est le sixième dans l'ordre de succession au trône, après son frère aîné William et les trois enfants de celui-ci : autant dire qu'il ne s'appellera jamais Henri IX. Or, la reine, sa grand-mère, n'ayant déjà aucun pouvoir, il n'est donc, pour filer la métaphore, que la sixième roue du carrosse (et même pas la roue de secours)... Et le fait que le journal télévisé ne le nomme familièrement que par son diminutif, témoigne de son statut effectif aux yeux des médias : celui d'une espèce de vedette, d'un Beckham... sans ballon. Mais, dans les 1 mn 39 s du reportage, on entend deux fois "monarchie", une fois "prince", deux fois "altesse royale", quatre fois "reine", une fois "duc et duchesse", une fois "titre royal" et une fois "famille royale".
Même si c'est pour parler d'une dissension dans la famille royale, il n'en reste pas moins que le journal parle de cette famille. Et qu'en en parlant, il met l'information au même niveau que les luttes sociales qui agitent la France. Et que ce que retient l'oreille, tout autant que le fond de l'affaire, c'est la suite de ces noms protocolaires, qui appellent la révérence. Or, cette litanie de titres, complaisamment énumérés, tranche de façon assez déplaisante avec la façon plutôt péjorative, voire hostile, dont - quelques minutes plus tôt - ont été présentés les grèves, les grévistes et leurs actions.
Remarque 4. Le reportage sur les bals de Saint-Pétersbourg dure 4 mn 22 s. C'est un temps considérable pour un sujet de journal télévisé : par exemple le reportage sur les opérations coup de poing dure 2 mn 08 s, sur la perturbation des épreuves du bac, 1 mn 52 s, et même sur la fin des grèves (qui, in petto, réjouit Laurent Delahousse...) seulement 1 mn 08 s. Le reportage a duré largement plus de deux fois plus de temps que le plus long des sujets consacré aux luttes sociales [au cours desquels, on le notera, pas une seule fois n'ont été présentés, ni même évoqués, les arguments des opposants à la réforme des retraites...].
Remarque 5. Le reportage sur les bals à Saint-Pétersbourg s'ouvre par une vue aérienne du palais impérial et sur une musique de valse. Et cette vue, ainsi que cette musique, ne sont pas fortuites : elles sont là pour susciter, à moins de trois semaines du Nouvel an, un rappel tout frais avec le concert du même nom à Vienne, au cours duquel se produisent des danseurs qui valsent. Et où on ne manque pas de présenter des vues aériennes de la capitale autrichienne, avec ses palais de la Hofburg, de Schönbrunn ou du Belvédère. Et le rappel indirect de cette monarchie renforce l'impression de "retour béni" à l'Ancien Régime, lorsqu'il y avait encore, dans les grands pays européens (en Allemagne, en Russie, en Autriche-Hongrie), les successeurs des monarques qui terrassèrent la France de l'Empire (c'est-à-dire aussi, et surtout, celle de la Révolution), et qui, en 1848-1849, écrasèrent les Révolutions d'Allemagne, d'Autriche, de Hongrie, de Bohême et d'Italie.
Remarque 6. De même que dans le reportage sur la famille d'Angleterre, on entend ici des mots-repères, des mots-fétiches : "Romanov", "tsar", "tradition retrouvée", "impérial", "marbres" [dont le journaliste signale, admiratif, qu'il y en a dix-sept sortes qui ornent les murs de la salle de bal], "princesse", "débutante", "privilégiés", "authentiques nobles pétersbourgeois" [prononcé avec le même tremblé dans la voix que l'expression "or 24 carats"], "une ville qui vibre de nouveau", etc.
Les 74 ans de l'époque soviétique passent à la trappe, sauf pour rappeler, incidemment, que ces bals étaient "passés de monde" [sic !] à cette époque - comme si ladite période soviétique ne s'était traduite que par une transformation vestimentaire ou capillaire, à l'instar des pantalons "pattes d'eph" ou des coiffures "choucroute"... On ne rappelle même plus que la ville, durant sept décennies, s'est appelée Leningrad et a soutenu un des plus longs et plus meurtriers sièges de l'Histoire.
Remarque 7. Une impression désagréable est donnée par l'allure des filles, souvent très jeunes, petites, à peine pubères (celle qui est donnée en exemple a 13 ans), allure qui rappelle fâcheusement les concours de "mini miss" des États-Unis, où les mères affublent leurs enfants de tenues d'adultes, y compris (comble de la vulgarité) des strings, pour des fillettes de moins de 10 ans. On pressent, on discerne ici le même esprit que dans les "rallyes" ou les "bals des débutantes", lorsque les parents de l'hyper-bourgeoisie cherchent à habituer leurs rejetons - garçons ou filles - à fréquenter la meilleure société, à y nouer le maximum de relations et à s'y marier. Et donc à renforcer, par ces liens croisés, la cohésion des classes dominantes.
Remarque 8. Ce qui m'a le plus atterré est une réflexion de la jeune fille : "La vraie chose qui me stresse, c'est la fatigue, parce que le bal dure cinq heures". A ce moment, je me suis remémoré le refus d'Emmanuel Macron d'associer la notion de "pénibilité" à celle de "travail", parce que, selon lui, cela impliquerait que le travail est une douleur - ce qu'à ses yeux, il n'est pas... Ce que seront sans doute ravis d'apprendre les salariés exposés à des postures pénibles, au port de charges lourdes, aux vibrations mécaniques et aux produits chimiques, et qui devront endurer cela jusqu'à 64 ans, ce qui est autrement fatigant que cinq heures de bal pour une adolescente de 13 ans.
Elle est loin, la ville de la Révolution d'Octobre...
Philippe Arnaud,
AMD Tours