La Passion selon Saint-Lord-On
par Jean-Pierre Garnier
Première station
En ce début de siècle de plus en plus incertain quant au devenir de l’humanité, où l’on s’interroge dans les hauts lieux d’une pensée qui se veut critique pour savoir si l’effondrement annoncé à plus ou moins long terme voire, pour les plus pessimistes, déjà en cours, concernera la vie humaine sur terre ou bien le capitalisme, il est une question qui semble avoir échappé à l’attention des collapsologues progressistes hexagonaux: l’effondrement de ce que l’on appelait jadis «lagauche» dans notre pays. Certes, nombre d’entre eux, qu’ils le déplorent ou s’en félicitent, sont unanimes à constater qu’elle n’est plus ce qu’elle était jusqu’à l’avant-dernier tiers du siècle précédent, sans toutefois reconnaître la part plus ou moins active qu’ils ont eux-mêmes prise, pour les plus anciens, à sa déchéance. Mais tous s’en consolent et considèrent la question déjà réglée en s’auto-persuadant que c’est à eux et à eux-seuls que «lagauche» devra de renaître, transfigurée par leur apport théorique à son renouveau. Or, à lire ou à écouter les plus en vue d’entre eux, il semble bien que cet apport ne fera qu’achever de la précipiter dans un puits sans fond.
I. Entre «affects» et affectation
Pour avoir une idée de l’effondrement idéologique auquel tous contribuent, chacun à sa manière avec plus ou moins d’imagination, il faut lire le dernier papier de Lord On dans le Diplo d'octobre dernier et le livre dont il assure simultanément la promotion1. Depuis qu'il a lu Spinoza, par bribes et hors contexte comme Marx auquel il n’a pas compris grand chose, il délivre une fois de plus aux gogos diplômés qui le prennent encore au sérieux cette révélation : les «affects» sont, par-delà ou en deçà de la lutte des classes, le véritable moteur de l'histoire. De son séjour estival sur le plateau des Millevaches chez Quadruple-ânerie, docteur renommé de la foi anarchoïde, en compagnie du journaliste David Dufresne, «spécialiste du maintien de l’ordre» qui rêve d’une police à visage humain, et du romancier d’anticipation dystopique anti-néolibérale Alain Damasio, il nous ramène ce scoop: l'«énergie passionnelle», les «déterminations affectives» et les «nouvelles formations de désir» dont les ZAD ont renouvelé l'expression, combinées avec l'«affect collectif» dont l'«affect climatique[sic]» est la manifestation la plus prometteuse, pourraient, à condition de s'extraire du localisme et toucher «le nombre», accoucher de «la grande formation passionnelle collective qui commencera à dire que le capitalisme, ça va.» Car, qu’on se le dise : c’est «la balance passionnelle globale qui, pour l’heure, soutient le capitalisme». Titre du papier : «Et la ZAD sauvera le monde...»2 C’est à se demander qui sauvera Le Monde diplomatique de l’influence de pareil maître à penser !
L'âge venant, Lord On, en tout cas, n'en finit plus de franchir avec allégresse les limites du grotesque. La lubie est venue assez tard — peu avant la cinquantaine — à ce brillant économiste de se faire passer pour philosophe. Une discipline qui a bon dos, il est vrai, au vu de la cohorte d’imposteurs et de bouffons parés de ce titre qui se succèdent depuis déjà plusieurs décennies dans les studios de radios ou sur les plateaux de télévision. Dans le cas de Lord On, on peut dater la naissance de cette vocation assez tardive de la découverte partielle et superficielle, au début du présent siècle, de la pensée spinozienne qui semble avoir fait sur lui l’effet d’une véritable illumination. Il s’est empressé de la traduire et la faire connaître dans un premier livre : "L'Intérêt souverain : essai d'anthropologie économique spinoziste3 " où il prétendait revisiter la théorie marxienne des rapports de domination au sein de la société capitaliste à la lumière de l'anthropologie de Spinoza. Ce qui revenait en réalité, en donnant dans l’analyse du capitalisme la priorité à la domination, enracinée dans la «puissance d’agir» de l’individu (le conatus spinozien), sur l’exploitation, à accommoder Marx à la sauce de la philosophie anarcho-désirante (Gilles Deuleuze, Félix Guattari…) en vogue dans l’intelligentsia après Mai 68, soit juste au moment où le néo-libéralisme prenait son essor tandis que la gauche institutionnelle s’activait à prendre le relai de la droite pour, une fois au pouvoir, poursuivre et accentuer la même politique. Alors que, par la suite, le gouvernement de Lionel Jospin avait parachevé l’alignement de cette deuxième droite sur la dynamique du capital, ouvrant la voie aux «réformes» régressives entreprises sous le règne «républicain» des présidents Chirac puis Sarkozy, Lord On ne proposera rien de mieux pour s’y opposer sur le plan théorique qu’un «retournement» contre l’ordre social des «désirs» et des «affects» que le capital avait jusqu’alors capté à son profit.
Dans une conjoncture politico-idéologique où, en même temps que les idéaux communiste et anarchiste, l’anticapitalisme qui en découlait était perdu de vue, remplacé par un anti-néolibéralisme sans perspective aucune de dépassement sinon altercapitaliste, ces élucubrations idéalistes et, quoiqu’en dise Lord On, psychologisantes ne pouvaient qu’être bien accueillies par une petite bourgeoisie intellectuelle «degôche» en quête de nouveaux repères, «sociétaux» plutôt que sociaux. Il récidivera donc avec, coup sur coup, plusieurs ouvrages mettant les «passions», tristes ou joyeuses, au poste de commande pour expliquer le déroulement de l’histoire. Ainsi paraîtront successivement Spinoza et les sciences sociales : de l'économie des affects à la puissance de la multitude, ouvrage collectif codirigé par lui et Yves Citton4, Capitalisme, désir et servitude5, L'intérêt souverain – Essai d'anthropologie économique, Imperium - Structures et affects des corps6, Les affects de la politique7, La condition anarchique8, Vive sans ? Institutions, police, travail, argent9…
Certains esprits sceptiques sinon mal intentionnés n’ont pas manqué de reprocher à Lord On de tirer un peu trop sur la ficelle spinoziste au point d’accumuler redites et redondances, le tout dans un langage de plus en plus affecté, travers assez logique, somme toute, pour un pseudo-philosophe qui a fait des «affects»mis à toutes les sauces sa marque de fabrique. Mais, peu importe. Tant que le filon du «passionnel» articulé vaille que vaille au structurel comme explication ultime de la marche du monde ne s’est pas épuisé et que la demande ne s’est pas tarie, autant continuer.
Il faudrait évidemment au moins un livre entier pour rendre compte de cette série d’ouvrages, encore que tout bien considéré, ils fassent souvent en partie double emploi les uns avec les autres pour la raison évoquée plus haut, ce qui aurait pour effet de pouvoir appliquer à deux voire trois d’entre eux à la fois plusieurs des remarques que chacun peut susciter. On s’arrêtera toutefois brièvement sur quelques traits saillants de cette pensée critique à prétention anticapitaliste, qui, à lire ou écouter Lord On, qui ne doute de rien et surtout pas de lui-même, aurait pour vertu de corriger, compléter et actualiser à lumière spinoziste tout ce qui a été écrit avant lui.
Pour comprendre cette ambition effrénée de dépasser, non le mode de production capitaliste, comme Lord On s’en vante, mais l’ensemble des théories critiques le prenant à la fois comme objet et comme cible, il ne faut pas perdre de vue — quitte à se faire traiter de sociologue vulgaire — le cadre professionnel où il exerce ses talents d’apprenti philosophe. Qu’ils s’affirment post-modernes ou, dans le cas de Lord On, spinozistes, les producteurs des différentes variantes du postmarxisme sont d’abord des universitaires, c'est-à-dire des gens salariés par l’État pour produire de la nouveauté, qu'elle soit réelle ou simple recyclage de productions anciennes10. On sait que, au sein du système où cette caste lettrée évolue, pour faire son trou ou simplement, si l’on est débutant ou précaire, y rester, ou encore au contraire sortir du lot si l’on y est, comme Lord On, déjà solidement établi, cela implique soit de dénicher un sujet pas ou peu étudié, soit de coller aux basques d’un mandarin quelconque en travaillant comme «nègre» pour lui tout en lui cirant les bottes, ou encore de reprendre à son compte des idées connues voire des banalités en les repeignant aux couleurs de la dernière «révolution conceptuelle» en date. L’astuce de Lord On et l’originalité de sa démarche est d’avoir puisé dans la pensée d’un philosophe des plus classiques de quoi le faire passer aux prix de manipulations langagières en tout genre pour un précurseur d’une manière inédite d’interpréter le monde contemporain. Pour le transformer, cela va de soi, selon Lord On qui, entre les «deux solutions de bifurcation» qui s’offriraient aujourd’hui à nous, «l’éthique», individualiste, et «la révolutionnaire de masse»[sic], se targue sans rire de «persister à s’en tenir à la seconde»11.
Ce terme de «masse» qui revient à plusieurs reprises dans l’article paru dans le Diplo mérite que l’on s’y arrête un instant car Lord’On semble renouer ici avec une tradition que l’on croyait révolue : la référence aux «masses» qui émaillait les discours des leaders, dirigeants et théoriciens de l’intelligentsia révolutionnaires léniniste, trotskiste ou maoïstes. Une différence, cependant, de taille si l’on peut dire : le s a disparu. C’est que «les masses» renvoyaient aux classes populaires tandis que la masse renvoie au fumeux concept post-moderne de «multitude» forgé par Toni Negri, l’un de ses inspirateurs et amis post-marxistes, que Lord On s’empresse de reprendre à son compte. Selon l’ancien gourou de l’«opéraisme» italien, la multitude ne saurait être identifiée au peuple et encore moins au prolétariat. Lord On précisera en outre a maintes reprises qu’il ne faut «pas considérer la “multitude” comme une collection de “singularités individuelles”», mais comme le «réservoir de puissance du social» voire «le social comme puissance». Mais le résultat idéologique est le même. Désormais, les néo-petits bourgeois intellectuels «degôche» dont Lord On est le prototype par excellence se retrouvent dorénavant portés disparus sur le radar des professionnels de la critique sociale, implicitement et fictivement inclus dans la «multitude» comme ils le sont dans «la masse», ce qui permet de faire passer à la trappe leur appartenance de classe et tout ce qui en découle, «affects» compris. Il s’ensuit qu’on ne sait plus à qui rattacher ces derniers : aux «corps sociaux » qui composeraient la multitude tout en menaçant de la décomposer ou à l’« affect commun» dont celle-ci tirerait sa « puissance».
À ce jeu, les théorisations postmarxiennes dont le spinozisme de Lord On participe sont hautement pourvoyeuses d’occasions de ratiocinations sans fin. Plus on détricote les rapports sociaux en dehors des rapports de classes et plus on produit de sujets — au sens commun mais aussi, chez Lord On, foucaldo-deleuzien du terme —, et plus il y a de sujets plus il y a de créneaux de recherche pour gagner sa croute tout en brillant dans les amphis, à la radio et la télévision ou sur les site internet. Se plaire et de complaire à disséquer avec délices, comme le fait Lord On, le rôle des affects dans le champ économique ou politique, et les innombrables variantes de leurs manifestations, ouvre un espace infini aux cogitations diversionnistes, sinon divertissantes. C'est, entre autres, ce à quoi servent les studies12 importées des USA qui peuvent, comme les petits pains, se multiplier à l'infini puisque la segmentation du corps social est théoriquement possible jusqu'à déceler pour chaque individu une «oppression» spécifique qui se trouvera à la croisée des appartenances et des influences qui le constituent. Avec, bien sûr, les innombrables possibilités d’«émancipation» correspondantes.
À cet égard, l’«intersectionnalité» mêlant l’exploité[e], le ou la racisé[e], le ou la «genré[e]» voire le ou la transgenré[e] dans un melting pot individuel puis socialisé fournit déjà le prétexte à d’infinies variations d’inspiration spinozistes dans les départements de sciences sociales, à l’université de Paris-VIII, notamment. Digne héritière de celle de Vincennes, elle reste en effet fidèle à la fonction qui avait été assignée à cette dernière : une «cours de récréation créée dans un bois» au lendemain de Mai 68, selon les propres dires du Président Gorges Pompidou à l’origine de l’opération, visiblement entouré de conseillers futés, pour que, toujours selon lui, « les contestataires fassent leur révolution dans les salles de cours, et nous fichent ainsi la paix dans la rue13 ». Le bois a été remplacé par un tissu urbain prolétarisé en voie de «gentrification», mais la fonction demeure la même.
[À suivre]
1 Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions police, travail, argent…, La Fabrique, 2019.
2 Le Monde diplomatique, octobre 2019.
3 La Découverte, 2006. Réédité avec une préface en plus en 2011.
4 Amsterdam Editions, coll. « Caute ! », 2008.
5 La Fabrique, 2010.
6 La Fabrique, 2015.
7 Seuil, 2016.
8 Seuil, 2018.
9 La Fabrique, 2019.
10 À la différence des règles qui prévalent dans sciences «dures», dans les sciences sociales et, fortiori en philosophie, la qualité des découvertes ou des inventions issues des travaux des chercheurs n’est ni testée et encre moins vérifiée par l’expérience, mais livrée à la seule l’appréciation de leurs pairs voire de relais médiatiques plus ou moins complaisants.
11 Frédéric Lordon, «Et la ZAD sauvera le monde…», art. cit.
12 Département universitaire consacré à une oppression particulière. Le dernier en date, le hairy studies (étude des poils). Un professeur d'études des genre, dans l'Arizona, accorde des bonus à ses étudiants qui se rasent entièrement et à ses étudiantes qui se laissent pousser les poils, histoire de se déconstruire.
13 Jean-Pierre Garnier, Émanciper l’émancipation, Éditions critiques, 2018