Le Diplo
chez les onusiens
de notre envoyé spécial : Jean-Pierre Garnier
Sans doute nombre de lecteurs n’ont-ils pas eu la curiosité et surtout du temps à perdre pour lire l’un des deux articles qui figurent en une du Diplodocus1 de décembre : «Pas de liberté sans l’égalité». L’intitulé n’est pas un scoop, évidemment, mais il est contredit dès le second paragraphe où il est rappelé que les droits proclamés par la Déclaration universelle des droits de l’homme «appartiennent à chacun d’entre nous, que nous soyons riches ou pauvres». Clivage implicitement postulé transhistorique sinon éternel qui va à l’encontre de ce que proclame l’intitulé. Ce qui n’a rien d’étonnant car l’article en question est signé par l’actuel secrétaire général d’Amnesty international, ONG dont l’universalisme humaniste sert de feuille de vigne moralisante au capitalisme devenu planétaire. On chercherait d’ailleurs en vain dans cette prose bien pensante trace du mot «capitalisme». Mais ce qui est significatif et justifie l’intérêt que l’on peut manifester pour elle, c’est que Serge Halimi and Co aient jugé bon, pour terminer l’année, de tirer prétexte du soixante-dixième anniversaire de la Déclaration universelle pour nous balancer une série de vœux pieux aussi creux que rabâchés2.
En réalité, on a là la confirmation de la limite que ce mensuel «citoyen» ne saurait franchir : passer de la critique des «excès» du capitalisme et de l’«irrationalité» de son fonctionnement à une lutte frontale pour que soit mis fin à ce mode de production, mis à part de temps à autre des papiers sans conséquences pratiques destinés à faire passer dans le dos du lectorat quelques frissons de radicalité, tel celui, dernier en date, de l’apôtre de la décroissance Paul Ariès faisant l’«éloge de la gratuité». Aussi est-il logique que les animateurs du Diplo se retrouvent en phase avec le crédo du secrétaire général de Amnesty — un africain du sud en l’occurrence, mais il est interchangeable avec ses pareils des autres pays pouvant occuper ce poste — pour juger que le texte de la Déclaration adopté par les Nations unies en 1948 «propose aujourd’hui encore la vision la plus progressiste de ce que notre monde pourrait être». Exit en une phrase toute la littérature de facture socialiste, communiste ou anarchiste !
Pour actualiser un propos qui reste fondamentalement inchangé par son innocuité, l’auteur se devait de le mettre au goût du jour en reprenant la litanie des hantises du moment qui font frémir la gauche politiquement correcte : «les discours suintant la stigmatisation, la haine et la peur se développent d’une manière inédite dans le monde depuis les année les années 1930». L’honorable dignitaire des forums consensuels internationaux nous refait ici le coup de Macron sur «les heures les plus sombres de l’histoire» lors de son «itinérance mémorielle» sur les camps de bataille de la 1ère guerre mondiale3, étendues cette fois-ci au monde entier. L’arrière-plan explicatif est, comme d’habitude «la crise économique mondiale», resservie depuis bientôt un demi-siècle sans que l’on sache à quel mode de production la rapporter. Seuls ses symptômes sont une fois de plus énumérés («les inégalités, la corruption, le chômage, la stagnation économique»), d’autant plus déplorables qu’«ils forment un terrain propice à l’émergence de dirigeants qui sèment la division et la haine, avec les conséquences explosives que l’on connaît». Comme si les dirigeants qu’ils remplacent, les uns comme les autres fondés de pouvoir du capital comme les dénommait Marx, n’étaient pour rien dans l’apparition d’un contexte favorable aux premiers !
La conclusion de l’article est à l’avenant. : confusionnisme politique plein pot. «Les droits de l’homme sont nés d’une révolte, y compris contre le conformisme politique ou le jeu des allégeance.» À quand alors une révolte contre cette idéologie conformiste par excellence qu’est le citoyennisme qui fait disparaître comme par enchantement les rapports de classes ?
Et quand sera mis fin au jeu des allégeances à l’euro, à la Communauté européenne et à l’OTAN ?
Il faudra sans doute attendre encore longtemps avant que les journalistes du Diplodocus consentent à poser ces questions tabous.
Jean-Pierre Garnier
1 Herbivore, le Diplodocus broute paisiblement l’herbe d’un altercapitalisme très comestible pour les gens-de- gôche diplômés, sur le dos d’un anticapitalisme peu ragoûtant à leurs yeux.
2 Je laisserai de côté, un autre papier, ajouté au premier pour faire bon poids de mièvrerie humaniste, où une défenseure (écriture inclusive oblige) des enfants dresse un bilan «nécessairement nuancé» [sic] de l’action… et de l’inaction de l’Onu, «énorme édifice construit au fil des décennies» qui, pour baroque qu’il soit, résiste». À quoi ? Aux «vents mauvais » qui «se sont levés récemment», en provenance non seulement des pétromonarchies, de certains États africains et des Etats-Unis de Trump, mais aussi de «pays comme la Pologne, l’Autriche ou la Hongrie» — l’Italie gagnée par le «populisme» manque à l’appel — et, bien sûr, «de manière plus sourde» [re-sic] de la Russie et de la Chine.
3 « Je suis frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres (…). Dans une Europe qui est divisée par les peurs, le repli nationaliste, les conséquences de la crise économique, on voit presque méthodiquement se ré-articuler tout ce qui a rythmé la vie de l’Europe de l’après Première Guerre mondiale à la crise de 1929 ». (Ouest-France, 2 novembre 2018)